Voici mon coach de vie

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François et moi sur notre chemin de vie… Qui accompagne qui?

À la suite d’un court témoignage que j’ai rédigé pour les Carnets du Parvis, je me suis dit qu’il fallait peut-être que je sois plus explicite sur la contribution positive de mon fils trisomique à ma croissance en tant qu’humain et sur le plan spirituel. De cette manière, je souhaite que l’on comprenne mieux des affirmations souvent entendues comme « ils nous apportent plus que ce que nous leur apportons », en parlant des personnes présentant des handicaps variés. Je me permets donc de partager des aspects intimes de ma relation à mon fils François, trisomique 21, d’origine africaine.

François est un être limité. Nous le sommes tous me direz-vous. Oui, mais ses limites sont importantes: il a appris à marcher malgré des raideurs aux tendons, ce qui donne une démarche bien surprenante pour un adolescent de 13 ans. Il présente une déficience intellectuelle moyenne à sévère selon les tests de QI, ce qui empêche l’accès à des réflexions de second degré ou à certaines généralisations. Il a été très malade dans les premières années de sa vie, très souvent hospitalisé, subissant plusieurs opérations. Il ne saura jamais lire ou écrire et s’exprime comme il peut, avec sa langue beaucoup trop grosse pour sa petite bouche! Bref, on pourrait dire, selon une certaine manière de considérer ce type de personnes, qu’il est une charge lourde à porter… Et pourtant, ce qu’il a produit en moi m’a rendu moi-même bien plus léger…

Il m’entraîne à développer l’empathie

Par sa différence, qui implique une certaine lenteur, une difficulté à communiquer ses besoins ou ses désirs, beaucoup de résistances, un besoin d’être constamment sécurisé et de rester dans le domaine du connu, François m’amène à transposer les attitudes que je développe vers d’autres personnes que je rencontre et qui ne sont pas toujours « aptes » ou « compétentes ». Nous avons tous et toutes des carences, des limites. Parfois, nous jugeons les autres à partir de nos savoir-faire plutôt de que saisir que chaque personne est différente et qu’elle a des forces et aussi des dimensions qui sont encore à développer ou qui ne le seront jamais. Il m’invite à dépasser mes propres limites. Par exemple, son apprentissage de l’hygiène corporelle est loin d’être linéaire! S’il doit s’essuyer après une selle, il est fréquent qu’on en retrouve des traces partout… S’il doit se laver les mains, le savon et l’eau seront sur toutes les surfaces. S’il doit se brosser les dents, la pâte dentifrice sera répandue dans le tiroir et sur tout ce qu’il touchera ensuite! Ma patience est mise à l’épreuve par toutes ces petites bêtises qui, cumulées ensemble, finissent par atteindre ma propre limite… Par contre, je deviens tout à coup plus compréhensif quand je passe derrière quelqu’un dans les les toilettes publiques ! Il m’arrive fréquemment de nettoyer pour que le prochain trouve un lieu moins dégoûtant… Tout simplement parce que François m’y a entraîné… Mon empathie s’étend peu à peu aux personnes lentes: j’accepte de réduire le rythme; à celles qui ne comprennent pas du premier coup, à celles qui s’entêtent face à certaines situations. François est l’un des meilleurs coachs personnels qui soient.

Il me recadre dans mon rôle de père

Mon « tricomique » est notre quatrième garçon. Il a beaucoup demandé d’attention depuis son adoption et j’en retire énormément d’affection en retour. J’ai appris qu’un fils reste un fils toute sa vie. Grâce à lui, je regarde mes quatre autres fils différemment. Je porte une attention à l’un ou à l’autre en fonction de ce qu’il attend de moi plutôt que de ce je voudrais qu’il soit ou qu’il fasse. François m’invite à me détendre, à prendre du temps gratuit. Sa bonne humeur est contagieuse, même si elle est un peu atténuée par le passage de l’adolescence. Rigoler ensemble est un véritable bonheur. J’ai appris un peu grâce à lui qu’il ne suffisait pas d’inscrire un enfant à une activité pour qu’il s’y adonne, mais qu’il valait mieux, quand c’est possible, la réaliser ensemble. C’est ainsi qu’avec son petit frère, je me suis mis au taekwondo afin d’encourager celui-ci à persévérer tout en nous donnant deux fois par semaine ce temps privilégié ensemble. J’ai pourtant toujours détesté les arts martiaux et me voilà en train de franchir progressivement les étapes avec le petit dernier… Je me dis que c’est ce que j’aurais dû faire avec les aînés. J’apprends. Encore.

Il m’invite à aimer sans condition

François est aussi mon « très unique ». En particulier, je n’ai jamais vu un être aussi peu rancunier. Si je me fâche et que je crie sur lui pour une bêtise (oui, ça m’arrive), il revient sans cesse m’inviter à la réconciliation en me disant « pas fâché ». Il est très rare que lui-même se fâche contre moi. Je crois que je n’en ai aucun souvenir, même si parfois je l’ai bousculé un peu. Si son petit frère lui a fait du mal, ce qui arrive passablement souvent, c’est lui le premier que François nommera dans sa prière du soir. Il se rappelle de presque toutes les personnes qui sont passées dans sa vie. Il m’étonne toujours lorsqu’il voit une photo ou que nous rencontrons quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps et qu’il le reconnaît. Sa loyauté est indéfectible. Je suis loin d’avoir atteint un tel niveau!

Il me fait m’accepter tel que je suis

François est l’exemple même de l’enfant qui ne craint pas l’image qu’il renvoie de lui-même. Sortir avec lui, c’est s’exposer à tous les regards. D’abord vers lui, ensuite vers son parent. Et puis, chaque fois, ce point d’interrogation sur le visage de l’autre, qu’il soit enfant ou adulte. J’aime bien l’emmener avec moi à l’épicerie, par exemple. Si j’accepte d’être entièrement avec lui sans me soucier des autres, alors nous passons un temps magique ensemble. Nous chantonnons, nous commentons sur les produits, nous faisons la course. Il est comme un enfant plus jeune qui met parfois le parent mal à l’aise. Mais je choisis d’être avec lui, bizarre avec lui, heureux avec lui. Au diable les autres!

Il me relie à Dieu dans la simplicité

J’ai déjà mentionné sa prière toute simple. Il aime bien se rappeler les « wow » de la journée. C’est si inspirant de le voir se réjouir d’avoir fait de la cuisine à l’école ou jouer dans la cour; fait un tour de vélo avec papa ou manger de la croustade aux pommes! Il est l’image de ce que Jésus devait avoir en tête lorsqu’il disait qu’il faut devenir comme ces petits-enfants pour entrer dans le Royaume. Sa relation avec moi en est une de confiance et de saine dépendance. Il peut lui arriver de me harceler pour que je lui accorde de l’attention, mais n’est-ce pas cette attitude envers le Père que Jésus lui-même nous encourage à avoir? À travers lui comme enfant de son papa, j’ai un modèle de l’enfant que je dois moi-même être avec le Père céleste. Et je me surprends, peu à peu, à devenir comme lui, à me réjouir de n’être qu’un petit enfant qui met toute sa confiance en celui qui m’a aimé avant même que je n’existe et qui m’aimera ainsi jusque dans l’éternité.

François est un coach et un modèle. Mon véritable accompagnateur spirituel, c’est lui. Je rends grâce à Dieu de l’avoir mis sur mon chemin.


Un petit cadeau pour vous qui avez lu jusqu’à la fin…

Ne guérissez pas (tout) son coeur!

Aurélie

Même à l’hôpital on s’éclate!

Ma petite-fille Aurélie, qui présente une trisomie 21, subira dès que possible une opération à cœur ouvert. Aurélie est une véritable petite boule de bonheur. Elle a cependant quatre malformations cardiaques de même qu’une artère qui fuit, laissant s’accumuler du sang dans les poumons. Elle est donc très fatigable et cette intervention est nécessaire. Puisqu’elle vit à bonne distance de nous, nous suivons son développement par l’intermédiaire de ses parents, mon fils et ma belle-fille. Ceux-ci ne cessent de nous laisser dans l’émerveillement face à la bonne humeur constante d’Aurélie, sa curiosité, son intelligence, ses interactions avec les gens, les animaux, l’environnement. Avec ses deux sœurs et son frère, elle a tout ce qu’il faut pour grandir bien entourée.

Je suis confiant pour l’opération à venir, tout se déroulera parfaitement. Les chirurgiens, aujourd’hui, maîtrisent des techniques de pointe et les protocoles sont bien éprouvés. Toutefois, j’ai une petite crainte secrète. Aurélie est née au cœur d’une famille vivant dans une situation complexe. La première fille est arrivée rapidement alors que les parents n’avaient pas encore atteint 20 ans! Et les autres ont suivi, aux deux ans, dans des conditions qui ne pouvaient que paraître défavorables à tout observateur extérieur. J’aurais préféré que mon fils puisse devenir papa à un moment plus adéquat. J’aurais souhaité qu’il ait un travail stable, bien rémunéré; qu’ils aient un logis convenable, qu’ils soient un peu épargnés de la précarité. J’aurais aussi voulu qu’avec mon épouse nous soyons davantage présents et surtout plus proches géographiquement pour accomplir notre part de grands-parents, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Voilà, l’idéal ne s’est pas pointé le nez, comme c’est souvent le cas!

Mon « inquiétude »

Ma petite-fille est assurément une véritable bénédiction pour le monde. Lorsque mon fils nous a téléphoné pour annoncer sa naissance et qu’il s’est mis à hésiter après avoir annoncé son sexe, son poids et sa taille, il a dit « Euh… et puis d’après le docteur, elle pourrait être trisomique (21) ». Sans hésiter, je lui ai lancé : « Quelle bonne nouvelle! » Il s’est montré surpris de ma réaction vive. J’ai ajouté que sa mère et lui n’auraient que du bonheur à la voir grandir et à recevoir d’elle un amour contagieux. Sans me tromper, je peux dire que depuis 13 mois, je vois beaucoup de changements dans la famille : rapprochements au sein du couple, plus de respect, plus de capacité à mettre en priorité la famille immédiate, plus d’attention à chacun des enfants. Je ne dis pas qu’Aurélie est responsable de tout ceci, mais en tant qu’elle est le point d’attraction de tous les autres membres de la famille, son bonheur de savourer chaque instant d’éveil (elle dort beaucoup pour compenser la fatigue cœur-poumons) ne peut que se communiquer à tous les autres. Je ne peux pas tout nommer de ce que je perçois, mais je vois une transformation progressive et je suis persuadé qu’Aurélie y est pour quelque chose. Elle apporte dans sa famille quelque chose de puissant : le pouvoir de la vulnérabilité.

De nombreuses familles savent de quoi je parle. Lorsque la maladie chronique touche un enfant, toute la famille devient fragile. Tout l’univers de proximité se concentre sur cette fragilité. Si certains enfants dans la fratrie en sont parfois éprouvés en raison du manque d’attention sur eux-mêmes, la plupart apprennent grâce à leur frère ou leur sœur fragile ce qu’est la compassion et surtout combien une personne qui présente une différence ou encore de grandes limitations peut influencer positivement l’environnement où elle grandit.

Je prie pour que l’opération lui redonne un cœur comme il faut pour qu’elle grandisse et se développe « normalement ». Ma crainte à propos de cette chirurgie n’a rien de rationnel. Mais comme je sais que la principale qualité des personnes présentant une trisomie 21 se situe au niveau du cœur, je me permets d’exprimer le souhait qu’en guérissant son cœur malade, les médecins laissent intact ce « je ne sais quoi » qui fait qu’un bonheur contagieux en jaillit sans cesse! La trisomie n’est pas une maladie, c’est un don inestimable qui produit du « meilleur humain garanti à 100% »! Alors s’il vous plaît, docteurs, ramenez-nous là avec son chromosome de bonheur!

 

 

Une demande qui fait du bien

Je n’ai pas eu l’occasion si souvent d’être parrain. Dans ma famille, certains accumulent ces rôles auprès de plusieurs enfants, parfois jusqu’à six, huit fois! Bon, je l’ai quand même été quatre fois: pour ma soeur Hélène, alors que j’avais 14 ans; pour Alexandra, la première fille de mon frère Nicolas; pour le fils d’un ami dont le lien s’est rompu trop tôt pour demeurer dans sa vie, malheureusement; et enfin pour ma première petite-fille Mélodie. Les trois premiers sont aujourd’hui des adultes et n’ont plus guère besoin d’un parrain… En fait, je ne sais pas trop, je ne peux pas le dire à leur place.

En ce qui me concerne, même si mes grandes filleules sont devenues adultes et qu’elles se débrouillent bien, je garde pour elles un attachement singulier, c’est plus fort que moi. Il ne m’arrive pas une seule fois de rencontrer l’une ou l’autre sans que quelque chose ne vienne me rappeler que j’ai ce lien mystérieux avec elles. J’appellerais cela une sorte de sollicitude, une attention qui traverse le temps, un souci de savoir qu’elles vont bien. En acceptant d’être leur parrain, je savais que je devais être prêt, s’il le fallait, à me rendre disponible pour elles. À part quelques petites interventions bien insignifiantes, la vie ne m’a rien demandé de plus que de me faire proche, même à distance, et de leur garder ma sollicitude bien vivante.

Une autre fois…

Récemment, au « shower » de ma nouvelle nièce, sa grand-maman me demandait si j’avais été surpris d’avoir été demandé comme parrain. J’ai hésité à répondre. Pour comprendre mon hésitation, je dois vous renseigner quelque peu sur le contexte. Avec mon épouse, nous sommes parents de cinq enfants adoptés. Les deux derniers nous ont été confiés par l’entremise de deux associations apparentées appelées Emmanuel (voir Emmanuel France et Emmanuel Québec). À la suite de notre retour au Québec, en 2003, avec notre petit François, trisomique 21 d’origine africaine, nous avons appris à connaître notre nouvelle belle-soeur. Celle-ci s’était montrée sensible à la différence de notre fils, car elle a une soeur présentant une déficience intellectuelle. Tout comme Céline, ma femme, ma belle-soeur n’a jamais pu être enceinte. Avec mon frère, elle caressait le désir de pouvoir adopter un enfant. François leur est apparu comme un être unique, une véritable boule d’amour. L’adoption d’un enfant présentant une trisomie 21 est devenue pour eux d’abord une possibilité, puis un projet. Grâce à Emmanuel, ils ont pu adopter un petit garçon qui a maintenant quatre ans. On peut dire qu’il respire l’amour à pleins poumons! Et le couple attendait depuis belle lurette l’appel d’Emmanuel pour un nouvel enfant. À leur âge, ils s’étaient donné certains critères, mais avec le temps qui passe, ils commençaient peut-être à envisager qu’il n’y aurait pas de suite. Voici que cet automne, ils ont reçu le coup de fil qui chavire le coeur, à vie! Un bébé naissant, une petite fille, porteuse de la trisomie 21 et « sauvée » grâce à sa gémellité, exactement comme notre François…

Nous avons été parmi les premiers à nous réjouir avec eux de cette nouvelle. Quand on est « parent adoptant », on vit par empathie tout ce que le couple devra traverser. L’attente est la pire des tortures, car il ne suffit pas de recevoir la nouvelle d’un enfant pour nous. La plupart du temps, il y a un délai administratif, d’abord frustrant, qui finit par mettre en colère! Mais tout cela se répare généralement lorsque l’enfant est enfin dans les bras de son parent pour la première fois. Bref, mon frère et ma belle-soeur ont enfin accueilli cette petite merveille depuis quelques semaines. J’avais osé, dans la période d’attente, tendre une perche à mon frère: « Pensez à nous parmi votre liste de parrains-marraines! » Au fond, j’avais l’intuition que la perche n’avait pas besoin d’être tendue. Le lien que nous avons avec ce couple et l’amitié qui s’est développée au cours des années avec mon frère me permettait cet espoir. Alors « surpris »? Non, mais avec la grand-mère, le mot juste n’est pas venu à mes lèvres. Je crois que j’aurais dû tout simplement lui répondre: « ça fait du bien ».

Le début d’une relation fidèle

filleuleOui, du bien! Je serai donc parrain de nouveau, avec ma femme pour m’épauler et pour « doubler » la très jeune marraine choisie, une autre de mes nièces qui a une probabilité d’un plus long parcours de vie avec sa première filleule. Pour elle comme pour moi, je crois que le véritable sentiment qui vient avec « les honneurs » serait celui qui prend source dans la reconnaissance. Être reconnu, ça ne peut que faire du bien. Car bien avant d’être une responsabilité, c’est un geste de reconnaissance de la part des parents. Parmi tous les possibles, c’est mon nom qui a été tiré du sac, non pas au hasard, mais après mûre réflexion. De la part de mon frère et de ma belle-soeur, c’est comme si j’entendais de leur bouche : « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (cf. Isaïe 43, 4) C’est presque déjà le baptême!

Être reconnu, c’est aussi le premier moment d’un mouvement qui va jusqu’à l’action de grâce. Et mon action de grâce, en ce jour, la voici…

Je te rends grâce, Père, pour la vie de cette petite chose toute fragile que j’ai tenue dans mes bras comme un trésor précieux. Je te dis merci d’avoir inventé une telle astuce pour qu’elle puisse naître, en permettant qu’elle cohabite aux jours de son engendrement avec une soeur qu’elle ne connaîtra jamais. Je te dis merci de l’avoir préparée pour mon frère et ma belle-soeur, comme un projet confié qu’il leur reviendra d’accomplir selon ton désir. Je te rends grâce pour ta confiance, à travers eux, que Céline et moi sommes capables d’ouvrir à nouveau notre coeur, non plus pour un enfant à nous, mais pour aimer celle-là d’une manière particulière. Et je te demande de nous soutenir, de me tenir la main pour ne pas faillir, afin que je puisse à jamais lui réserver ma plus tendre sollicitude. Et par dessus-tout, comme elle sera pour toujours une personne au coeur d’enfant, je te demande de rendre sa vie féconde, comme tu le fais pour tous tes préférés, et ainsi, en faisant se tourner les coeurs vers elle, pour être touchés par elle, qu’à travers elle ces êtres en viennent à croire que ta toute-puissance divine n’est rien d’autre que l’amour fou qui nous embrase, comme lorsque nous tenons dans nos bras, pour quelques instants, un être si vulnérable. N’est-ce pas ce que tu nous donnes de vivre encore et encore à chaque Noël, quand nous célébrons la mémoire de ce petit être divin posé sur la paille, ton propre Fils confié à l’humanité?

« Pourquoi pas ??? » (écho)

OLYMPUS DIGITAL CAMERAFidèle à mon habitude, j’ai longuement réfléchi avant d’écrire mon « écho » au dernier article de Jocelyn. Je trouve toujours difficile d’écrire quelque chose d’intelligent à la suite de Jocelyn dont l’écriture coule aussi facilement qu’un ruisseau ! Je vous confie donc humblement ces quelques réflexions.

J’étais, moi aussi, très excitée à l’annonce de la naissance de cette petite Aurélie que nous attendions depuis longtemps. Les parents ayant déjà choisi son prénom, il était agréable de nous préparer le coeur à sa venue. Elle était désirée… Je n’ai d’abord pas vraiment cru qu’elle pouvait être née trisomique: après tout, le sang « indien » de ses ancêtres maternels pouvait bien être à l’origine de son faciès un peu différent! Bien entendu, le fait qu’elle soit porteuse de la trisomie 21 ne me dérangeait nullement. Je l’ai d’ailleurs tout de suite surnommée « ma précieuse ». Bien entendu aussi, je me faisais un peu (vraiment juste un peu !) de souci pour notre fils et sa conjointe : comment accueilleraient-ils cette réalité? Qu’auraient-ils à vivre à cause de cette différence? Sauraient-ils y faire face? Mais à part ces questions, je n’avais aucun doute sur leur ouverture face à la personne différente qu’est et que sera Aurélie. Je connais leur coeur : ils savent aimer sans conditions. Et j’ai vibré à la joie de Steve qui se sentait plus proche de nous à cause de cette enfant. Il nous demandait déjà des conseils… et cette reconnaissance de nos compétences, pour un parent, c’est toujours gratifiant!

Je sais un peu à quoi Annie et Steve devront faire face. Heureusement, j’étais moi-même assez « âgée » quand nous avons adopté François. Par ce fait, et par le fait de notre expérience de parents, j’étais un peu préparée à assumer le regard des gens. J’avoue avoir été (presque) toujours amusée du regard que posent les gens, surtout les enfants, sur François… Ils sont intrigués, voire effrayés par ses comportements un peu « bizarres ». Parfois un enfant risque une question… Et je choisis de leur expliquer sa différence lorsque je le juge nécessaire. Mais toujours je trouve cela intéressant d’observer leurs réactions.

Ce qui me fait dire « Pourquoi pas? » à l’arrivée d’Aurélie, c’est en premier lieu parce qu’Annie et Steve avaient déjà, dans le passé, dit qu’ils seraient ouverts, même désireux d’ouvrir leur foyer à un enfant différent. Pour eux, à ce moment là, il s’agissait d’adopter un enfant. Mais la Vie leur a fait ce cadeau, sans avoir à passer dans le « collimateur » des démarches exigeantes et parfois blessantes pour en arriver au « droit » à l’adoption!

Ces personnes différentes ont tant à nous offrir ! Elles sont comme la vague qui façonne lentement les rochers, les amenant à perdre leurs contours pointus et coupants pour leur donner une brillance et une douceur où il fait bon se poser. Ils sont comme la meule qui fait lentement émerger le diamant d’une pierre en apparence ordinaire.

On nous dit souvent que nous sommes « admirables, bons, généreux…  » Mais, toujours, je résiste à me voir ainsi, à me péter les bretelles de contentement. Nous sommes… JE suis d’abord et avant tout une petite personne bien bien bien ORDINAIRE. Pas admirable. Pas généreuse. Pas extraordinaire. Non. ORDINAIRE. Je suis toujours fascinée par les gens qui font des choses hors de l’ordinaire. Je me questionne souvent sur leurs motivations. Par exemple, qu’est-ce qui peut pousser un gars à sauter d’une navette spatiale à partir de l’espace? Pour quelle raison devient-on champion olympique? Qu’est-ce que ça rapporte de perfectionner l’art de la conduite en F1? Pour qui décide-t-on de grimper l’Everest? Tous ces gens sont des personnes « ordinaires » au départ… Il leur faut endurer bien des sacrifices, des difficultés, de l’incompréhension parfois. Il leur faut se donner une discipline de vie pour atteindre leurs objectifs. Mais ils le font parce qu’ils ont un rêve. Un rêve plus grand que nature parfois ! Ces « héros » que l’on admire sont devenus des personnes hors du commun un jour à la fois… un petit pas à la fois…  un OUI à la fois… un jour à la fois… dans la joie ou dans la peine; dans la souffrance ou l’exaltation. Mais toujours un pas à la fois.

Il y a aussi ces gens plus « ordinaires » qui acceptent renoncements et sacrifices pour être les meilleurs dans leur domaine, ou tout simplement se dépasser continuellement. Chacun de nous poursuit un but. Chacun de nous a son rêve et fait tous les efforts requis pour y correspondre. Moi, mon rêve était d’être la meilleure maman que je puisse être. Parfois j’y arrive et je me sens à la hauteur… Mais bien plus souvent qu’autrement, je suis déçue de mes performances ! Cependant je garde le cap. Tous les jours je me rappelle mon OUI. Et c’est ce qui me pousse à accepter les contraintes et les renoncements reliés à mon choix de vie.

Annie-AurélieC’est cette attitude à la base qui m’a amenée à être capable de dire OUI à ce défi d’accueillir des enfants différents. On y arrive un renoncement à la fois; un oui à la fois; un bonheur à la fois… C’est pourquoi j’ai envie de dire « Aurélie, trisomique? Pourquoi pas? » Elle leur apprendra à eux aussi à dire oui, malgré l’envie de dire non parfois. À avancer, malgré la tentation de renoncer souvent. À découvrir les  grands bonheurs cachés dans les petites choses. À se voir capables là où ils doutaient d’eux. À ressentir la fierté de voir cette enfant se frayer un chemin dans le cœur des plus endurcis. Mais d’abord et surtout, ils goûteront l’amour inconditionnel et le pardon sans retour que nous offrent ces êtres dépourvus de rancœur et de malice. Et ça, c’est sans aucun doute le plus beau cadeau que nous puissions trouver sur terre !

Pourquoi? Pour quoi?

Quand notre fils nous a appris sa naissance, au lendemain de cette fin de soirée du 21 septembre 2013, je me suis réjoui comme n’importe quel grand-papa l’aurait fait. Aurélie était née. Notre fils nous a raconté les circonstances, comme n’importe quel bon fils. Il a gardé un « détail » pour la fin: la gynécologue est quasi certaine qu’Aurélie présente une trisomie 21. Silence. Et puis la surprise. Et la joie. Trisomie 21, et alors?

Un trisomique, ça pimente la vie!

Un trisomique, ça pimente la vie!

Notre fils Steve est un jumeau. Nous l’avons adopté lui et son frère alors qu’ils avaient 2 ans et 8 mois. Après eux, nous avons adopté trois autres garçons, tous avec des « particularités ». Christian, un Roumain avec un handicap physique, un fonctionnement intellectuel déficient et une santé mentale fragile; François, lui-même jumeau, adopté seul à 5 mois car il présentait lui aussi une trisomie 21; et Xavier, deuxième enfant d’une mère déclarée incapable parentale, avec des séquelles de négligence dans les premiers mois de sa vie, accueilli chez nous à 16 mois. Steve et sa conjointe Annie avaient déjà trois beaux enfants avant le début de cette grossesse. À 26 ans, Annie ne fait pas partie des femmes à risque et n’a donc pas été « investie » pour subir les tests qui sont devenus systématiques dès qu’une femme est enceinte à 30 ans et plus. Mais la nature joue des tours! Aurélie est apparue avec son minois de triso classique.

Pourquoi?

Steve n’a cessé de nous dire et nous redire, en crescendo comme dans le Boléro de Ravel, qu’il était content de sa petite fille, qu’il était content de sa trisomie 21. Annie n’a pas eu de réaction catastrophique non plus. Son souci premier était le regard des autres. Comment sa petite Aurélie vivrait ce regard, surtout des autres enfants. Ce fut donc une surprise, sans pourquoi.

Pourquoi est la première question qui vient à l’esprit des parents « normaux » devant l’arrivée d’un cadeau « mal emballé » par la nature. Tous les couples qui mettent au monde un bébé qui présente une ou des particularités, génétiques ou non, se la posent constamment: Pourquoi? Et vient ensuite les autres questions, plus ravageuses: Pourquoi cela arrive à nous? Qu’avons-nous fait pour mériter cela? Et ce sont des questions qui étouffent la joie de la naissance. L’enfant naît et est accueilli avec des questions plutôt que dans le bonheur. Oh! Le bonheur finit généralement par venir aussi, car ces petits coeurs savent charmer et gagner même les plus endurcis. Il suffit simplement de demeurer avec eux, quelques jours, quelques semaines, et puis voilà. La joie succède au malheur.

Dans le cas de Steve et Annie, pas de pourquoi. Juste de la joie. Et pour nous, grands-parents, une joie supérieure, car notre François va pouvoir montrer le chemin à sa nièce, le chemin d’une vie normale avec une différence.

Pour quoi?

Notre état fébrile nous donnait envie de partir immédiatement pour aller à la rencontre de notre petite-fille, de ses soeurs et son frère, et bien sûr de leurs parents. En êtres raisonnables, nous nous sommes retenus. Cela viendrait en son temps, car les 500 km qui nous séparent exigent une certaine préparation… Mais voilà qu’un appel survient, à midi le vendredi. Notre fils en larmes cherche à expliquer à sa mère ce qui se passe. Elle décode… Problème au coeur. Il n’est pas séparé en deux. Une valve ne se referme pas. Elle est aux soins intensifs. Misère! Nous finissons par comprendre qu’elle n’a qu’un seul ventricule. C’est une situation relativement fréquente, peut-on comprendre lorsqu’on cherche un peu sur l’internet. Mais cette valve qui ne se referme pas est plus inquiétante pour le moment. C’est la valve qui donne sur l’aorte, donc l’artère principale. Le sang vicié se mélange à celui qui est purifié. Nous appelons nos familles, nos amis, même une communauté Facebook à se mettre en communion avec Aurélie pour la soutenir. Un tourbillon d’ondes positives et de prières se met en branle.

Samedi matin, ma femme revient de sa marche et me dit: « Si je trouve une solution pour les enfants, on monte tous les deux aller-retour? » Je dis oui sans hésiter. Elle trouve rapidement une solution. Nous partons. Après un certain flottement sur place, à l’Hôpital de Montréal pour enfants, car on ne trouve plus les parents, nous parlons à une infirmière qui accepte malgré le protocole de nous dire tout ce qui se passe. Nous entendons cette version plus technique et nous sommes mieux rassurés. Steve et Annie nous rejoignent et obtiennent que nous puissions passer quelques minutes avec Aurélie. Un si petit bébé. Une merveille. Son état et ses nombreux tubes et fils nous rappellent les nombreuses hospitalisations avec nos propres enfants, François surtout, qui a passé plus de cinq semaines au total aux soins intensifs.

C'est qui cette dame? Bonjour Mamie!

C’est qui cette dame? Bonjour Mamie!

Quand j’écris ces lignes, la situation est inchangée. Les trois échographies du coeur n’indiquent toujours pas que la valve se referme naturellement. L’équipe médicale préfère attendre un peu. Aurélie est née deux semaines avant terme, c’est sans doute une question de temps pour que la valve prenne sa fonction. Rien n’altère notre confiance, car une conviction nous habite: cette vie-là n’est pas pour rien. Elle a un sens, comme toutes les vies humaines.

Ce que nous savons par expérience, c’est que les personnes qui présentent des différences, surtout dans leur intelligence, ont de tout temps marqué les sociétés. Pendant des siècles, on les a le plus souvent mis au rancart, cachés dans les placards, à l’abri des regards. Mais on ne compte plus les histoires vraies qui ont donné naissance à des récits mettant au centre ces personnes d’abord comme les méprisés ou les bouc-émissaires qui peuvent devenir des vecteurs de changement et d’humanisation.

Ayant vécu dans deux communautés de l’Arche, en France et à Montréal, j’ai acquis cette certitude que « le plus petit » est celui qui a le plus grand pouvoir. Lorsque tous les yeux se tournent vers le petit, quelque chose se passe. Le petit peut s’y prendre de diverses manières. Il peut jouer, pleurer, crier. Il peut souffrir, mendier, mourir. Chaque fois qu’un petit ou une petite fait se tourner les regards vers lui ou elle, un peu d’humanité peut commencer à surgir. Elle est toute là, la fécondité des petits…

Je ne sais pas « pour quoi » Aurélie est venue en ce monde, maintenant, dans la famille de mon fils, dans ma famille. Je n’arrive pas à cesser de me réjouir et de rendre grâce pour cette vie qui sera protégée et aimée dans ce cadre précis alors que le monde se montre généralement hostile à l’endroit de ces petits êtres qu’on préfère souvent ne pas laisser naître. Et pourtant, je me répète, chaque vie porte en elle sa propre fécondité. Chaque vie humaine est porteuse d’une mission, d’un projet à accomplir. Dieu a fait les choses ainsi.

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Avec son oncle François et son petit-cousin Yohan, Aurélie viendra agrandir le cercle de nos « tricomiques 21 ». Mon frère et ma belle-soeur sont aussi heureux que nous le sommes à cette idée. Vraiment, ce ne sont pas nos enfants, mais plutôt nous-mêmes qui sommes un peu « gogols ». Que voulez-vous, quand on a goûté à l’amour de ces êtres magiques, on sait… On sait que sans eux, le monde ne serait plus pareil. Il serait froid comme l’hiver.

Pour vous prouver ce que j’avance, je vous fais ce petit cadeau en terminant. Imaginez un monde où ceci n’existerait pas… Mon neveu Yohan avec sa maman, sur scène:

Un vrai bébé pour colorer notre vie

Si vous arrivez ici pour la première fois, sachez que cet article s’inscrit dans un récit de vie. Si vous voulez commencer par le début, allez voir les chapitres à Pour une lecture suivie de ce blogue.

Durant le voyage vers sa nouvelle demeure

En août 2002, avec notre agrément d’adoption bien en mains, nous avons relancé l’association Emmanuel SOS Adoption fondée en 1975 par le couple Lucette et Jean Alingrin. Nous connaissions quelques familles qui avaient procédé à une adoption par l’entremise de ce couple quasi mythique dans le milieu de l’adoption d’enfants avec des particularités, notamment des enfants présentant une trisomie 21. Nous avions exprimé une préférence pour une fille et M. Alingrin souhaitait respecter notre choix. Il faut dire que la plupart des couples ont la même préférence alors que, souvent, les petits garçons ne trouvent pas aussi facilement de familles disposées à les accueillir. M. Alingrin avait parlé à Céline de deux petits garçons pour lesquels il cherchait une famille, mais ce n’était pas encore mûr. Il comprenait bien notre sentiment d’urgence. Il avait terminé la conversation en proposant de porter ce projet dans la prière.

Pendant plus d’un mois, nous avons patienté. Nous avons cherché d’autres associations, mais quelque chose nous freinait intérieurement à l’idée d’aller ailleurs. À la mi-septembre, M. Alingrin nous rappelait. Il voulait nous parler d’un enfant, même si c’était un petit garçon. Il croyait que nous aurions l’ouverture pour au moins entendre sa proposition et y réfléchir sérieusement. Il était peiné car parmi les familles en attente d’un enfant, personne ne voulait de celui-là. Il nous parla de deux handicaps. Le premier, bien sûr, était sa trisomie 21. Nous attendions l’annonce du second handicap avec appréhension. Il nous dit: « il est noir ». Vous ne pouvez pas imaginer quel fut notre sentiment!

– Noir? Un handicap?

– Ça peut paraître surprenant, mais des familles ouvertes à l’enfant handicapé peuvent quand même éprouver une certaine forme de racisme. En tout cas assez pour ne pas s’imaginer parents d’un enfant noir.

Il a suffi d’un simple regard entre Céline et moi:

– Bien sûr que nous le prenons!

M. Alingrin n’avait pas voulu nous parler du petit Haronne avant, car son statut légal ne serait pas réglé avant la fin septembre. Il faut en effet trois mois de carence entre le moment de l’abandon par les parents et le statut d’adoptabilité, un délai qui permet aux parents biologiques de changer éventuellement d’idée. Le délai de carence approchait de sa fin, la maman n’avait donné aucun signe de vie, ce qui allait donc dans le sens de l’abandon légal. Haronne est né le 27 juin 2002 à Lagny-sur-Marne d’une mère et d’un père d’origine congolaise. Né jumeau, son frère était « normal » et fut gardé par ses parents alors que le petit trisomique leur avait semblé trop lourd à garder, d’où l’abandon et le placement à l’association Emmanuel. L’abandon d’un enfant paraît terrible, bien sûr, mais lorsqu’il peut être accueilli dans une famille qui l’aimera pour ce qu’il est, c’est aussi une bonne nouvelle… Les parents qui adoptent savent de quoi je parle.

Nous avions convenu de faire toutes les démarches en accéléré, car notre départ de la France était déjà fixé, nos billets d’avion achetés! Nous allions quitter ce pays et ces gens que nous avons profondément aimés le 22 février 2003, jour de mon 41e anniversaire… Il ne restait donc que cinq mois pour parvenir à réaliser les formalités. Avant d’aller voir l’enfant, il nous fallait rassurer le conseil de famille et la responsable départementale de Seine-et-Marne sur la possibilité d’avoir un suivi au Canada, et surtout d’être évalués convenablement par les services sociaux québécois car même si le placement était consenti, il faut encore au moins six mois avant un jugement d’adoption. Enfin, le jugement d’adoption lui-même devait pouvoir être prononcé au Québec, alors que les procédures initiales, incluant l’agrément, avaient toutes été faites en France. Je cherchai à joindre quelqu’un, au Québec, qui pouvait nous aider. Je fis quelques appels au hasard, dans des bureaux d’avocat dont je trouvais l’adresse sur Internet. Je finis par parler à une femme, Me Louise Dandavino. Lorsque je lui confiai le motif de mon appel, elle me dit simplement: « Vous êtes tombé sur la bonne personne, c’est justement ma spécialité, l’adoption! » En fait, elle travaillait pour le cabinet d’avocats du contentieux au Centre jeunesse de Montréal. Me Dandavino fut un ange pour nous. Elle nous a aidés généreusement. Elle a présenté à M. Alingrin et à Mme Le Fol, du Département de Seine-et-Marne, toutes les garanties dont ils avaient besoin pour que nous puissions prendre cet enfant avec nous. Me Dandavino a notamment obtenu du directeur général de la Régie de l’assurance-maladie du Québec une lettre de « garantie » de couverture sociale qui était une exigence pour que l’enfant quitte le pays, lettre qui deviendra très importante quelques mois plus tard (à lire dans un autre chapitre).

Premier contact

Peu avant que tout cela soit accompli,  nous avions été invités à venir à Montjoie, le domaine de Lucette et Jean Alingrin, afin qu’ils nous connaissent mieux. L’association se porte garante auprès du conseil de famille et des services sociaux du bon jumelage entre l’enfant et la famille, d’où cette étape de la rencontre en personnes. Il y avait bien 600 km entre chez nous et le petit village de Clefs (49). Nous y sommes venus une première fois sans les enfants. Le couple disposait d’une petite maison pour les amis attenante à leur résidence principale. Nous y étions bien. Nous avons été reçus par le couple à deux ou trois reprises durant notre court séjour. Nous leur avons raconté notre parcours de vie. Lucette nous regardait avec tendresse et témoignait de son amour pour ses enfants, 16 au total si je ne me trompe pas. Jean se faisait pédagogue. Il nous expliqua en long et en large tout ce que nous devions savoir sur la trisomie 21, les complications, les soins, les risques pour la santé, les particularités, etc. Beaucoup de notions en très peu de temps. Nous savions que Haronne était dans la crèche, à quelques pas de là. Mais leur protocole ne prévoyait pas de mettre en contact un couple et l’enfant lors de la première rencontre. Il n’était pas prévu non plus qu’ils nous parlent de l’enfant, ou très peu. Nous en étions très frustrés, mais il n’y avait aucun passe-droit. Pourtant, il était là, tout près…

La première fois, c'est magique!

La prochaine étape consistait à venir passer un week-end en famille pour pouvoir nous approcher progressivement de Haronne, et poser quelques gestes. Étant donné la distance, le couple Alingrin avait consenti à tout faire en un seul week-end de trois jours et, d’obtenir, si possible de la part du Département, de pouvoir partir avec l’enfant dès le lundi, en parfaite conformité. Nous étions donc de nouveau à Montjoie, avec Steve, Stéphan et Christian, ce 15 novembre 2002. Vu l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous n’avons eu droit, ce soir-là, qu’à une photo, pas très bonne d’ailleurs. Nous avions si hâte de voir notre bébé que la nuit a été peu propice au sommeil.

Il nous a été possible, tôt le matin, de nous rendre à la crèche pour voir Haronne, histoire de faire un premier contact. Je me rappelle cette petite pièce avec deux lits. Marie, la fille aînée du couple Alingrin, était en charge de cette petite crèche. Elle avait été pratiquement la seule personne à prendre soin de ce bébé-là. C’était un peu son bébé à elle… Haronne était là, tout propre et bien emmailloté dans son siège et il nous dévisageait avec attention. Quelle différence entre la photo et l’original! Nous l’avons trouvé beau, parfait. C’était notre fils, notre premier bébé, à 4 mois et demi.

Les journées du samedi et du dimanche, il fallait venir s’occuper de lui aux heures qui correspondaient à ses besoins, soit les boires, les changes, le bain, etc. C’était ce qu’on attendait surtout de la maman. Les autres membres de la famille découvraient le domaine. À un moment, nous avons pu tous venir dans la chambre et prendre Haronne chacun de nous, tour à tour. Céline avait accepté ma proposition de le prénommer François, en gardant aussi son prénom d’origine. C’était un bébé calme. Il se laissait prendre. Nous étions tous les cinq sous le charme.

Lundi matin, nous devions reprendre la route pour rentrer chez nous à une heure raisonnable. Après les soins du matin, les adieux touchants entre Marie et son Haronne, et les consignes de M. Alingrin, voilà que nous repartions à six. Notre famille s’était de nouveau agrandie. François a dormi une bonne partie du trajet. Il nous fallait cependant nous arrêter pour le repas du midi. Nous avons choisi un McDo, quelque part sur la route. Imaginez alors un bébé de moins de cinq mois qui n’avait connu jusqu’alors qu’une seule nounou et vécu tous ses jours dans une petite pièce intime et chaleureuse, se retrouver soudainement entouré de cinq inconnus et devoir subir l’atmosphère bruyante d’un restaurant fast-food, en pleine heure de pointe, un dimanche. François se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela nous crevait le coeur. Il n’était pas encore en sécurité auprès de nous. Je m’empressai de le prendre dans mes bras, ce que je ferais très souvent, par la suite, dès qu’il exprimerait des pleurs. Nous avons choisi de terminer le plus rapidement possible le repas afin de reprendre la route sans trop de haltes. Il a cessé de pleurer et s’est de nouveau endormi.

En fin d’après-midi, nous arrivions à la maison. Fatigués. Épuisés même. Un nouveau rythme de vie nous attendait. François allait nous donner le ton.

Premiers soins

Nous avons entrepris de le faire voir rapidement par un médecin , le Dr Farge de qui on disait que parmi les omnipraticiens de notre secteur il était celui le plus apprécié des parents de jeunes enfants. François faisait souvent des rhumes qui tournaient mal. Beaucoup de sécrétions l’étouffaient. Des séances de kinésithérapie l’aidaient à libérer ses poumons de ce qui l’encombrait. Il avait même été hospitalisé une fois pour une bonchiolite sévère (et il y en aura bien d’autres par la suite). À la mi-décembre, François commença à nous inquiéter, avec des drôles de spasmes qui allaient en augmentant. Il lui arrivait de se plier en deux, les jambes rejoignant presque le visage et ensuite il se dépliait rapidement, parfois avec un petit cri. Nous avons consulté de nouveau notre médecin qui nous disait simplement que François était un peu « tonique ». Cette réponse manifestait une certaine méconnaissance de la réalité des enfants trisomiques 21, reconnus pour leur caractéristique d’hypotonie, c’est-à-dire plutôt mous…

Entre-temps, nous avions reçu une brochure d’une association sur la trisomie 21 que nous avions commandée et qui mentionnait un point qui a piqué notre curiosité, soit: « entre 5 et 7 mois, évaluer suspicion de Syndrome de West ». Cela ne nous aurait rien dit si, à la fin de la même brochure, dans le sommaire, on redisait, cette fois-ci autrement: « entre 5 et 7 mois, spasme infantile précoce (syndrome de West). C’est le mot « spasme » qui a intéressé Céline d’abord et qui l’a amenée à chercher sur Internet. Rapidement, elle est tombée sur un site allemand qui présentait des photos de la séquence des mouvements d’un bébé en plein spasme. C’était exactement ce que nous observions chez François. Nous avons vite demandé un rendez-vous une fois de plus avec notre médecin.

Le Dr Farge se voulait de nouveau rassurant: « Les parents s’inquiètent tout le temps, c’est normal. Fiez-vous au professionnel, cet enfant est tout à fait normal. » Nous n’avons pas été rassurés pour autant. Nous avons exigé, tel que notre documentation y incitait, qu’il passe un ECG en urgence. Le médecin finit par accéder à notre demande. Il appela lui-même à Romans et prit un rendez-vous qu’on lui fixa dans trois semaines. La documentation parlait d’urgence de traiter ce syndrome « dans l’heure qui suit le diagnostic » pour éviter que des dommages permanents soient causés au cerveau. C’est ce que nous avons redit à notre médecin qui nous a de nouveau renvoyés à sa compétence. De retour à la maison, nous avons cherché un département de neurologie à Lyon. En appelant là-bas, nous avions gagné une semaine de délai. Et finalement, un coup de fil du Dr Farge nous surprit. Il nous dit que, par acquit de conscience, il avait parlé directement au neurologue du centre hospitalier de Romans, le Dr Pierre, qui, devant l’évocation possible d’un tel syndrome lui a répondu: « Si c’est cette saleté, il faut que je vois l’enfant tout de suite ». Nous avions une demi-heure pour nous rendre à l’hôpital, le médecin nous y attendrait avant de quitter pour son long congé. Dès notre arrivée, François a été déposé sur la table. Une fois les connections installées, le tracé de l’ECG ne laissait planer aucun doute au spécialiste. Il nous a regardé intensément et a demandé: « Alors, c’est vous qui faites des diagnostics de syndrome de West? » Gênés, nous avons répondu que nous étions inquiets et qu’il ne nous revenait pas de diagnostiquer… Il nous tendit la main et nous félicita: « Vous savez, un médecin généraliste n’est pas bien formé pour détecter ce genre de maladie rare. Que des parents l’aient identifiée et aient insisté pour venir jusqu’ici, chapeau! » Nous étions certes flattés, mais surtout anxieux par rapport à l’avenir de François. Il réagit au traitement effectué sur place avec rapidité. Le tracé redevint immédiatement normal, selon le neurologue. Un traitement allait donc lui être prescrit et un suivi très serré devrait être assuré. Le Dr Pierre nous communiqua le nom d’une neurologue qu’il connaissait personnellement à l’Hôpital Ste-Justine, le Dr Lortie, et à qui il parlerait avant que nous n’ayons quitté la France, c’est-à-dire dans quelques jours…

Tous ces tracas avec un nouveau bébé nous avaient beaucoup pris la tête depuis trois mois. Nous avions vécu le jugement d’adoption de Christian, le 27 novembre. Une hospitalisation pour François. Nous devions faire des adieux à toute la communauté et je devais transmettre ce que je pouvais à mon successeur. Il avait fallu obtenir les autorisations de quitter le territoire pour François, envoyer nos affaires dans un conteneur en partance pour le Canada, nous réfugier dans un gîte pour quelques jours… Et je travaillais toujours à temps plein, jusqu’au dernier jour! Tout cela avait été bien fait, mais j’avais omis une chose majeure qui allait avoir des conséquences très graves… Je vous raconte dans le prochain chapitre.

Soutenir ça, je ne pourrai jamais

Je vous présente François, neuf ans et “tricomique 21″. C’est mon fils. Il est né en France de parents congolais. La France est ce pays qui se pose en championne de l’éradication de la trisomie 21, une anomalie génétique qui touche habituellement 2,9 nouveaux-nés pour 1000 naissances. Je dis “habituellement”, car avec le dépistage systématique, c’est 96% des foetus présentant cette caractéristique qui ne naîtront jamais. Le 4% résiduel est le fait de la volonté farouche des mères à résister contre tout un système organisé afin de poursuivre leur grossesse jusqu’à terme.

La chance de mon fils, c’est d’être un faux jumeau. Son frère était “normal”. Sa mère aurait sans doute choisi elle aussi de ne pas donner naissance à ce garçon différent, mais il se trouve que le risque pour l’enfant normal était trop élevé. François a donc été protégé de l’élimination par son frère que sa mère voulait garder.

L’eugénisme chromosomique

Nous sommes citoyens et citoyennes de sociétés qui soi-disant formeraient une civilisation supérieure. Et nous menons actuellement une guerre intérieure pour empêcher systématiquement l’arrivée dans notre monde d’enfants présentant des besoins spéciaux. Ces enfants sont clairement, pour les Canadiens, des fardeaux excessifs. Au Québec, “société distincte”, nous “offrons” désormais à toutes les femmes de bénéficier gratuitement d’un programme de dépistage systématique. Celui-ci vise officiellement à permettre aux femmes de choisir en toute connaissance de cause. Mais les témoignages que nous entendons des mères dont le foetus présente un facteur de risque élevé d’être porteur d’anomalie démontrent plutôt qu’elles sont vite orientées vers des cliniques où après des examens plus poussés, s’ils s’avèrent concluants, elles se verront dirigées, dans la foulée, vers l’avortement immédiat, sans plus de réflexion. Susie Navert, conseillère à la promotion et à la défense des droits à l’Association du Québec pour l’intégration sociale (AQIS), dans un courriel récent, écrivait ceci:

En effet, il suffit de poser la question aux femmes enceintes actuellement à savoir comment s’est passé leur 1re rencontre de grossesse et si elles ont été bien informées au sujet du dépistage prénatal de la trisomie 21, pour se rendre compte que cela leur est présenté comme un simple test de routine sans plus d’explications. Et si par malheur, certaines, bien informées et convaincues qu’elles ne veulent pas ce dépistage prénatal (DPN), osent refuser le test, elles doivent se battre avec le médecin (ou autre professionnel de la santé) qui leur fait sentir qu’elles sont inconséquentes et qu’elles sont les seules à le refuser.  Il faut être vraiment convaincue pour résister.

Résister à passer le test est déjà un exploit (“c’est gratuit, pourquoi vous en passeriez-vous?”). Imaginons alors si le test est positif (rappelons que ces tests présentent un taux d’erreurs de 15 à 25% et doivent être complétés par une amniocentèse avec un risque élevé pour le foetus). Dans un communiqué émis en 2010, l’AQIS s’exprimait déjà contre ce programme très coûteux par rapport au nombre de cas de trisomie:

Les cinq millions de dollars alloués au programme pour contrer la naissance d’une partie de la centaine de bébés qui naîtront avec la trisomie, sur les 80 000 naissances par année au Québec, ne seraient-ils pas mieux investis et plus rentables s’ils servaient à soutenir la recherche, à offrir des services de soutien aux personnes et aux familles, ainsi qu’à réaliser une campagne de sensibilisation pour faire tomber les préjugés en faisant voir les capacités des personnes ayant une trisomie 21? Ainsi, la trisomie 21 ferait moins peur! (Communiqué de l’AQIS)

Lors du dernier forum européen de bioéthique, des médecins se sont clairement prononcés sur le dépistage prénatal, dont le Dr Patrick Leblanc, gynécologue obstétricien:

le développement du diagnostic prénatal (DPN), ainsi que le dépistage quasi-systématique de la trisomie 21, nous a fait passer d’une “médecine de soin” à “une traque du handicap“. […] “l’enfant à venir est présumé coupable et […] doit prouver sa normalité“. (Source: Genethique)

Éliminer le problème plutôt que d’accueillir ces vies différentes et soutenir les familles est un choix de société. Voilà ce que nous appelons une civilisation supérieure!

L’indice de bonheur

À l’Arche-Montréal, des dizaines de jeunes de secondaire IV (15 ans) sont invités chaque année à venir passer une journée appelée “Oser la rencontre”. Il s’agit de la rencontre de quelques adultes présentant une déficience intellectuelle, avec ou sans anomalie génétique. La journée se déroule sous forme de témoignages et d’ateliers où les jeunes et leurs hôtes sont appelés à déployer leur créativité de même que des temps d’échanges sur les découvertes. J’ai participé à plusieurs de ces journées et ma surprise était toujours de constater que ces jeunes croyaient sincèrement que des personnes vivant avec un handicap ne pouvaient pas goûter au bonheur. D’avoir côtoyé ainsi quelques adultes heureux, accueillants, joueurs, libres et ouverts les avait en quelque sorte “convertis” à la juste réalité : le bonheur n’est pas amoindri par les limites ou le handicap, car il tient plutôt à l’acceptation sereine de ce que nous sommes et à l’existence de relations mutuelles.

Un Québécois a fondé il y a quelques années l’Indice relatif du bonheur (IRB) pour aider les gens à se situer sur une échelle de bonheur. Parmi les 24 éléments qui contribuent au bonheur, la famille et les relations d’amitié comptent parmi les plus importantes. J’ai fait le test et mon indice de bonheur atteint 92% alors que la moyenne est de 76%. La présence de mon fils trisomique et celle de ses quatre frères n’est donc absolument pas un facteur de malheur, bien au contraire!

Notre François est une boule de bonheur. Il a ses humeurs, ses blocages, ses petites crises. Il a nécessité de grands soins, plusieurs opérations. Il a besoin d’appuis et ses parents également. Aux yeux de notre “civilisation”, il est clairement un fardeau excessif! Mais François fait le bonheur de ses parents ainsi que la plupart des gens qui le côtoient. À l’école, les autres enfants viennent spontanément à François et l’invitent à partager leurs jeux. Imaginons cette école sans François, sans ses amis des deux classes adaptées… Imaginons ma famille sans lui… Non, je peux même pas y penser tellement il a une place centrale et essentielle à notre bonheur. Cela n’enlève rien à ses quatre frères, qui comptent tout autant dans l’amour partagé, mais la situation particulière de François fait une différence. Il est un véritable cadeau pour nous tous qui avons la chance d’être dans sa vie.

Lucette Alingrin, fondatrice avec son mari de l’Association Emmanuel en France, elle-même mère adoptive de nombreux enfants dont plusieurs avec une trisomie 21, nous avait dit ceci lorsque le couple nous a confié François : “Lorsque nous aurons réussi le pari d’éradiquer tous les enfants trisomiques 21, notre monde sera plus froid qu’il ne l’est encore.”

La quête eugénique ne peut que nous conduire à ce monde plus froid. La sélection des enfants pour leur sexe, leur absence d’anomalie, leur potentiel supérieur, leur orientation sexuelle (un jour prochain?) ne doit pas devenir une nouvelle tendance dominante simplement parce que la science la rend possible. Il faut dire non à cette approche scientifique qui ne fait qu’accentuer le relativisme (tout se vaut tant que c’est “mon choix”) en matière d’éthique et de bien commun.

Nous avons su que le frère jumeau de François a reçu le nom de Béni. Ma femme et moi, nous savons que celui qui devrait porter ce nom, c’est notre François, car il est rien de moins qu’une véritable bénédiction pour notre vie, pour notre couple et pour le monde.

Pour compléter, voici l’histoire de l’adoption de François et une réponse à ce billet de mon épouse Céline, en écho : Il m’a donné d’être une vraie mère

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