Un vrai bébé pour colorer notre vie

Si vous arrivez ici pour la première fois, sachez que cet article s’inscrit dans un récit de vie. Si vous voulez commencer par le début, allez voir les chapitres à Pour une lecture suivie de ce blogue.

Durant le voyage vers sa nouvelle demeure

En août 2002, avec notre agrément d’adoption bien en mains, nous avons relancé l’association Emmanuel SOS Adoption fondée en 1975 par le couple Lucette et Jean Alingrin. Nous connaissions quelques familles qui avaient procédé à une adoption par l’entremise de ce couple quasi mythique dans le milieu de l’adoption d’enfants avec des particularités, notamment des enfants présentant une trisomie 21. Nous avions exprimé une préférence pour une fille et M. Alingrin souhaitait respecter notre choix. Il faut dire que la plupart des couples ont la même préférence alors que, souvent, les petits garçons ne trouvent pas aussi facilement de familles disposées à les accueillir. M. Alingrin avait parlé à Céline de deux petits garçons pour lesquels il cherchait une famille, mais ce n’était pas encore mûr. Il comprenait bien notre sentiment d’urgence. Il avait terminé la conversation en proposant de porter ce projet dans la prière.

Pendant plus d’un mois, nous avons patienté. Nous avons cherché d’autres associations, mais quelque chose nous freinait intérieurement à l’idée d’aller ailleurs. À la mi-septembre, M. Alingrin nous rappelait. Il voulait nous parler d’un enfant, même si c’était un petit garçon. Il croyait que nous aurions l’ouverture pour au moins entendre sa proposition et y réfléchir sérieusement. Il était peiné car parmi les familles en attente d’un enfant, personne ne voulait de celui-là. Il nous parla de deux handicaps. Le premier, bien sûr, était sa trisomie 21. Nous attendions l’annonce du second handicap avec appréhension. Il nous dit: « il est noir ». Vous ne pouvez pas imaginer quel fut notre sentiment!

– Noir? Un handicap?

– Ça peut paraître surprenant, mais des familles ouvertes à l’enfant handicapé peuvent quand même éprouver une certaine forme de racisme. En tout cas assez pour ne pas s’imaginer parents d’un enfant noir.

Il a suffi d’un simple regard entre Céline et moi:

– Bien sûr que nous le prenons!

M. Alingrin n’avait pas voulu nous parler du petit Haronne avant, car son statut légal ne serait pas réglé avant la fin septembre. Il faut en effet trois mois de carence entre le moment de l’abandon par les parents et le statut d’adoptabilité, un délai qui permet aux parents biologiques de changer éventuellement d’idée. Le délai de carence approchait de sa fin, la maman n’avait donné aucun signe de vie, ce qui allait donc dans le sens de l’abandon légal. Haronne est né le 27 juin 2002 à Lagny-sur-Marne d’une mère et d’un père d’origine congolaise. Né jumeau, son frère était « normal » et fut gardé par ses parents alors que le petit trisomique leur avait semblé trop lourd à garder, d’où l’abandon et le placement à l’association Emmanuel. L’abandon d’un enfant paraît terrible, bien sûr, mais lorsqu’il peut être accueilli dans une famille qui l’aimera pour ce qu’il est, c’est aussi une bonne nouvelle… Les parents qui adoptent savent de quoi je parle.

Nous avions convenu de faire toutes les démarches en accéléré, car notre départ de la France était déjà fixé, nos billets d’avion achetés! Nous allions quitter ce pays et ces gens que nous avons profondément aimés le 22 février 2003, jour de mon 41e anniversaire… Il ne restait donc que cinq mois pour parvenir à réaliser les formalités. Avant d’aller voir l’enfant, il nous fallait rassurer le conseil de famille et la responsable départementale de Seine-et-Marne sur la possibilité d’avoir un suivi au Canada, et surtout d’être évalués convenablement par les services sociaux québécois car même si le placement était consenti, il faut encore au moins six mois avant un jugement d’adoption. Enfin, le jugement d’adoption lui-même devait pouvoir être prononcé au Québec, alors que les procédures initiales, incluant l’agrément, avaient toutes été faites en France. Je cherchai à joindre quelqu’un, au Québec, qui pouvait nous aider. Je fis quelques appels au hasard, dans des bureaux d’avocat dont je trouvais l’adresse sur Internet. Je finis par parler à une femme, Me Louise Dandavino. Lorsque je lui confiai le motif de mon appel, elle me dit simplement: « Vous êtes tombé sur la bonne personne, c’est justement ma spécialité, l’adoption! » En fait, elle travaillait pour le cabinet d’avocats du contentieux au Centre jeunesse de Montréal. Me Dandavino fut un ange pour nous. Elle nous a aidés généreusement. Elle a présenté à M. Alingrin et à Mme Le Fol, du Département de Seine-et-Marne, toutes les garanties dont ils avaient besoin pour que nous puissions prendre cet enfant avec nous. Me Dandavino a notamment obtenu du directeur général de la Régie de l’assurance-maladie du Québec une lettre de « garantie » de couverture sociale qui était une exigence pour que l’enfant quitte le pays, lettre qui deviendra très importante quelques mois plus tard (à lire dans un autre chapitre).

Premier contact

Peu avant que tout cela soit accompli,  nous avions été invités à venir à Montjoie, le domaine de Lucette et Jean Alingrin, afin qu’ils nous connaissent mieux. L’association se porte garante auprès du conseil de famille et des services sociaux du bon jumelage entre l’enfant et la famille, d’où cette étape de la rencontre en personnes. Il y avait bien 600 km entre chez nous et le petit village de Clefs (49). Nous y sommes venus une première fois sans les enfants. Le couple disposait d’une petite maison pour les amis attenante à leur résidence principale. Nous y étions bien. Nous avons été reçus par le couple à deux ou trois reprises durant notre court séjour. Nous leur avons raconté notre parcours de vie. Lucette nous regardait avec tendresse et témoignait de son amour pour ses enfants, 16 au total si je ne me trompe pas. Jean se faisait pédagogue. Il nous expliqua en long et en large tout ce que nous devions savoir sur la trisomie 21, les complications, les soins, les risques pour la santé, les particularités, etc. Beaucoup de notions en très peu de temps. Nous savions que Haronne était dans la crèche, à quelques pas de là. Mais leur protocole ne prévoyait pas de mettre en contact un couple et l’enfant lors de la première rencontre. Il n’était pas prévu non plus qu’ils nous parlent de l’enfant, ou très peu. Nous en étions très frustrés, mais il n’y avait aucun passe-droit. Pourtant, il était là, tout près…

La première fois, c'est magique!

La prochaine étape consistait à venir passer un week-end en famille pour pouvoir nous approcher progressivement de Haronne, et poser quelques gestes. Étant donné la distance, le couple Alingrin avait consenti à tout faire en un seul week-end de trois jours et, d’obtenir, si possible de la part du Département, de pouvoir partir avec l’enfant dès le lundi, en parfaite conformité. Nous étions donc de nouveau à Montjoie, avec Steve, Stéphan et Christian, ce 15 novembre 2002. Vu l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous n’avons eu droit, ce soir-là, qu’à une photo, pas très bonne d’ailleurs. Nous avions si hâte de voir notre bébé que la nuit a été peu propice au sommeil.

Il nous a été possible, tôt le matin, de nous rendre à la crèche pour voir Haronne, histoire de faire un premier contact. Je me rappelle cette petite pièce avec deux lits. Marie, la fille aînée du couple Alingrin, était en charge de cette petite crèche. Elle avait été pratiquement la seule personne à prendre soin de ce bébé-là. C’était un peu son bébé à elle… Haronne était là, tout propre et bien emmailloté dans son siège et il nous dévisageait avec attention. Quelle différence entre la photo et l’original! Nous l’avons trouvé beau, parfait. C’était notre fils, notre premier bébé, à 4 mois et demi.

Les journées du samedi et du dimanche, il fallait venir s’occuper de lui aux heures qui correspondaient à ses besoins, soit les boires, les changes, le bain, etc. C’était ce qu’on attendait surtout de la maman. Les autres membres de la famille découvraient le domaine. À un moment, nous avons pu tous venir dans la chambre et prendre Haronne chacun de nous, tour à tour. Céline avait accepté ma proposition de le prénommer François, en gardant aussi son prénom d’origine. C’était un bébé calme. Il se laissait prendre. Nous étions tous les cinq sous le charme.

Lundi matin, nous devions reprendre la route pour rentrer chez nous à une heure raisonnable. Après les soins du matin, les adieux touchants entre Marie et son Haronne, et les consignes de M. Alingrin, voilà que nous repartions à six. Notre famille s’était de nouveau agrandie. François a dormi une bonne partie du trajet. Il nous fallait cependant nous arrêter pour le repas du midi. Nous avons choisi un McDo, quelque part sur la route. Imaginez alors un bébé de moins de cinq mois qui n’avait connu jusqu’alors qu’une seule nounou et vécu tous ses jours dans une petite pièce intime et chaleureuse, se retrouver soudainement entouré de cinq inconnus et devoir subir l’atmosphère bruyante d’un restaurant fast-food, en pleine heure de pointe, un dimanche. François se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela nous crevait le coeur. Il n’était pas encore en sécurité auprès de nous. Je m’empressai de le prendre dans mes bras, ce que je ferais très souvent, par la suite, dès qu’il exprimerait des pleurs. Nous avons choisi de terminer le plus rapidement possible le repas afin de reprendre la route sans trop de haltes. Il a cessé de pleurer et s’est de nouveau endormi.

En fin d’après-midi, nous arrivions à la maison. Fatigués. Épuisés même. Un nouveau rythme de vie nous attendait. François allait nous donner le ton.

Premiers soins

Nous avons entrepris de le faire voir rapidement par un médecin , le Dr Farge de qui on disait que parmi les omnipraticiens de notre secteur il était celui le plus apprécié des parents de jeunes enfants. François faisait souvent des rhumes qui tournaient mal. Beaucoup de sécrétions l’étouffaient. Des séances de kinésithérapie l’aidaient à libérer ses poumons de ce qui l’encombrait. Il avait même été hospitalisé une fois pour une bonchiolite sévère (et il y en aura bien d’autres par la suite). À la mi-décembre, François commença à nous inquiéter, avec des drôles de spasmes qui allaient en augmentant. Il lui arrivait de se plier en deux, les jambes rejoignant presque le visage et ensuite il se dépliait rapidement, parfois avec un petit cri. Nous avons consulté de nouveau notre médecin qui nous disait simplement que François était un peu « tonique ». Cette réponse manifestait une certaine méconnaissance de la réalité des enfants trisomiques 21, reconnus pour leur caractéristique d’hypotonie, c’est-à-dire plutôt mous…

Entre-temps, nous avions reçu une brochure d’une association sur la trisomie 21 que nous avions commandée et qui mentionnait un point qui a piqué notre curiosité, soit: « entre 5 et 7 mois, évaluer suspicion de Syndrome de West ». Cela ne nous aurait rien dit si, à la fin de la même brochure, dans le sommaire, on redisait, cette fois-ci autrement: « entre 5 et 7 mois, spasme infantile précoce (syndrome de West). C’est le mot « spasme » qui a intéressé Céline d’abord et qui l’a amenée à chercher sur Internet. Rapidement, elle est tombée sur un site allemand qui présentait des photos de la séquence des mouvements d’un bébé en plein spasme. C’était exactement ce que nous observions chez François. Nous avons vite demandé un rendez-vous une fois de plus avec notre médecin.

Le Dr Farge se voulait de nouveau rassurant: « Les parents s’inquiètent tout le temps, c’est normal. Fiez-vous au professionnel, cet enfant est tout à fait normal. » Nous n’avons pas été rassurés pour autant. Nous avons exigé, tel que notre documentation y incitait, qu’il passe un ECG en urgence. Le médecin finit par accéder à notre demande. Il appela lui-même à Romans et prit un rendez-vous qu’on lui fixa dans trois semaines. La documentation parlait d’urgence de traiter ce syndrome « dans l’heure qui suit le diagnostic » pour éviter que des dommages permanents soient causés au cerveau. C’est ce que nous avons redit à notre médecin qui nous a de nouveau renvoyés à sa compétence. De retour à la maison, nous avons cherché un département de neurologie à Lyon. En appelant là-bas, nous avions gagné une semaine de délai. Et finalement, un coup de fil du Dr Farge nous surprit. Il nous dit que, par acquit de conscience, il avait parlé directement au neurologue du centre hospitalier de Romans, le Dr Pierre, qui, devant l’évocation possible d’un tel syndrome lui a répondu: « Si c’est cette saleté, il faut que je vois l’enfant tout de suite ». Nous avions une demi-heure pour nous rendre à l’hôpital, le médecin nous y attendrait avant de quitter pour son long congé. Dès notre arrivée, François a été déposé sur la table. Une fois les connections installées, le tracé de l’ECG ne laissait planer aucun doute au spécialiste. Il nous a regardé intensément et a demandé: « Alors, c’est vous qui faites des diagnostics de syndrome de West? » Gênés, nous avons répondu que nous étions inquiets et qu’il ne nous revenait pas de diagnostiquer… Il nous tendit la main et nous félicita: « Vous savez, un médecin généraliste n’est pas bien formé pour détecter ce genre de maladie rare. Que des parents l’aient identifiée et aient insisté pour venir jusqu’ici, chapeau! » Nous étions certes flattés, mais surtout anxieux par rapport à l’avenir de François. Il réagit au traitement effectué sur place avec rapidité. Le tracé redevint immédiatement normal, selon le neurologue. Un traitement allait donc lui être prescrit et un suivi très serré devrait être assuré. Le Dr Pierre nous communiqua le nom d’une neurologue qu’il connaissait personnellement à l’Hôpital Ste-Justine, le Dr Lortie, et à qui il parlerait avant que nous n’ayons quitté la France, c’est-à-dire dans quelques jours…

Tous ces tracas avec un nouveau bébé nous avaient beaucoup pris la tête depuis trois mois. Nous avions vécu le jugement d’adoption de Christian, le 27 novembre. Une hospitalisation pour François. Nous devions faire des adieux à toute la communauté et je devais transmettre ce que je pouvais à mon successeur. Il avait fallu obtenir les autorisations de quitter le territoire pour François, envoyer nos affaires dans un conteneur en partance pour le Canada, nous réfugier dans un gîte pour quelques jours… Et je travaillais toujours à temps plein, jusqu’au dernier jour! Tout cela avait été bien fait, mais j’avais omis une chose majeure qui allait avoir des conséquences très graves… Je vous raconte dans le prochain chapitre.

Prendre un enfant… ça change la donne

Cet article fait suite à La vie avec un « bébé » de 12 ans… et surtout à Un oui doublement initié par nos enfants qu’il convient de lire préalablement. Pour un sommaire de tous les articles publiés dans l’ordre, voir Pour une lecture suivie de ce blogue.

Était-il mieux avec nous, dans une vraie famille?

L’histoire de l’adoption de Christian est arrivée si soudainement dans nos vies que nous avions omis de faire une chose très importante avant de dire oui et de le prendre chez nous: en discuter avec la personne chargée de l’adoption dans notre Département. De fait, le fameux agrément pour une adoption d’un bébé  ne nous avait toujours pas été accordé par la Commission départementale Enfance-Famille puisqu’il restait une dernière étape. Dès lors que la personne chargée de l’adoption, Mme Cattin-Brugière, a appris la nouvelle de l’arrivée de Christian à la maison, elle s’est montrée très vexée. L’expression qu’elle a utilisée, compte tenu que notre dossier avait très bien progressé, était « Vous nous avez floués ». J’ai bien tenté de lui expliquer les circonstances dans lesquelles Christian était apparu chez nous, mais visiblement, nous avions manqué de respect par rapport à son pouvoir de recommandation auprès de la Commission départementale et elle ne se montrerait plus favorable à notre égard.

La dernière étape consistait en une évaluation sociale, les autres étant médicale et psychologique. Une travailleuse sociale, Céline Bonnet, nous a rencontrés à deux reprises en octobre 2001, au plus fort des difficultés vécues avec Christian et des conséquences avec ses deux grands frères. Le rapport d’évaluation qu’elle rédigea est éloquent. J’en cite quelques passages:

En ce qui concerne Cristian, Steve trouve qu’il est pénible. Il n’aime pas la façon dont il parle à ses parents. Il dit néanmoins « J’ai pas envie qu’il parte parce qu’il va se retrouver sans famille. Je le considère comme un ami, pas comme un frère. »

Stéphan dit: « Avec Cristian, au début, c’était cool. Maintenant, finalement, c’est pas si bien. Il est trop rebelle. Maintenant, il fait un peu plus d’effort mais il discute pas. J’ai pas envie qu’il parte, mais en même temps, parfois, je veux pas qu’il reste. »

À propos de Cristian: « Selon les psychologues, il n’est certainement pas prêt à vivre dans une famille. » Cristian dit lui-même: « je ne sais pas si je veux rester. C’est trop dur. Il y a des crises des fois, il y a trop de règles. Céline est exigeante. D’un côté, j’aimerais rester. De l’autre je ne sais pas si je veux qu’ils m’adoptent. Ils sont gentils avec moi. Ils me lisent des histoires. Ils font des efforts avec moi pour m’aider. J’aimais bien aussi être au centre. »

Monsieur et Madame Girard disent que la vie au quotidien avec Cristian est difficile. « Il a beaucoup de mal à accepter les limites. On dirait qu’il ne trouve pas de sens à vivre en famille. Parfois, on a l’impression qu’il veut tout détruire autour de lui. Il s’oppose beaucoup et il est en même temps charmant. Cristian conçoit la famille comme un lieu où on le gâte et c’est tout.  Il souhaiterait pouvoir être seul, sans autre enfant. On se demande souvent si nous on pourra tenir et surtout si lui il tiendra. »

Avec toutes ces remarques, on comprend bien que la conclusion de la travailleuse sociale fut assez réservée:

La venue de Cristian au sein de leur foyer est très récente. Son statut est encore flou et son avenir incertain. De par ses troubles, Cristian a perturbé l’équilibre existant et chacun des membres de la famille doit retrouver sa place.  […] Face à ces éléments, j’émets un avis réservé pour l’agrément de Monsieur et Madame Girard pour l’accueil d’un bébé à particularité. Un délai supplémentaire permettrait à cette famille d’accueillir un enfant dans les meilleures conditions possibles.

Lorsque nous avons pris connaissance de ce rapport, nous y avions vu un certain espoir. Il allait de soi que nous n’avions pas agi de la meilleure manière en prenant Christian avec nous sans consulter les services sociaux. Céline regrettait parfois que nous ayons fait ce choix. Je m’entêtais le plus souvent à repousser ce jugement sur nous-mêmes en me raccrochant à la conviction d’avoir accueilli Christian à la suite de ce que j’avais senti comme une interpellation évangélique.

Malheureusement, le pire scénario s’avéra. En décembre 2001, Mme Cattin-Brugière nous appela pour nous annoncer que la Commission fermait notre dossier. Elle continuait de nous reprocher de l’avoir flouée. Il faut savoir qu’un refus d’agrément nous obligeait à attendre deux ans avant de pouvoir formuler une nouvelle demande, ce qui, dans notre cas, n’était pas envisageable puisque nous savions que nous ne serions plus en France dans cet horizon de temps.

Je fis donc appel de cette décision. Dans une lettre sans doute convaincante, je demandais à la présidente de la Commission de nous entendre en personne pour expliquer nos choix et pour que les membres nous accordent un délai de temps plutôt que sanctionner par une décision définitive. La présidente accéda à notre requête. Le 14 janvier 2002, nerveux et tendus, nous attendions dans un couloir froid que les dignes membres de la Commission daignent nous recevoir. Nous avions demandé à la communauté de prier pour que cette audience se passe bien. Il devait y avoir une bonne douzaine de commissaires autour de la table. Lorsque nous sommes entrés, peu de sourires, peu de regards. La présidente a formellement rappelé les faits, notamment le refus de nous accorder un agrément pour cause de changement dans la composition familiale ayant perturbé l’équilibre et rendu l’accueil d’un nouvel enfant incertain. Céline et moi avons alors raconté notre histoire, comme si nous faisions un témoignage sur nos choix, ce qui nous avait conduit à accueillir Christian à l’insistance de nos jumeaux, notre âge qui commençait à se faire sentir, notre projet probable de départ de la France en 2003 et la possibilité que nous n’ayons plus accès à l’adoption dans notre pays, etc. Nous avons également parlé du changement d’attitudes de Christian durant notre voyage au Québec. Je ne sais plus combien de temps nous avons parlé, trois-quart d’heure, peut-être plus. La qualité d’écoute était touchante. Après quelques questions, nous avons renouvelé notre demande: donnez-nous six mois et réévaluez ensuite notre famille pour constater si les conditions seront devenues plus favorables à l’intégration d’un autre enfant. On nous a remerciés, cette fois-ci avec des sourires et des poignées de main. C’était bon signe. Le lendemain, Mme Cattin-Brugière nous écrivait pour nous annoncer ceci:

Suite à la commission du 14 janvier, et à votre présence ce jour là, je vous confirme que nous avons senti et apprécié vos qualités de coeur, votre disponibilité à l’égard des enfants présents et à venir, et que l’opinion de la Commission est plutôt favorable. Néanmoins, au regard de l’agrément, la Commission a estimé que les deux projets que vous poursuivez sont en « téléscopage » aujourd’hui. Je vous propose donc de réétudier votre situation en commission au mois de juillet 2002.

La Commission avait donc consenti à renverser sa décision en nous donnant le fameux sursis qui permettrait, peut-être, d’obtenir une évaluation, cette fois-ci plus concluante. Nous étions dans une joie immense, comme si nous avions gagné quelque chose de grand. Nous étions surtout dans l’action de grâce. Il paraissait possible que l’intuition que nous avions eue d’avoir été « appelés » à accueillir Christian dans notre famille ferait en sorte que les barrières tomberaient une à une…

Une deuxième chance

Au début de juin 2002, nous recevions la visite d’une autre travailleuse sociale, Christina Laporte. Celle-ci avait pris connaissance de notre cheminement et de la décision de la Commission. Naturellement, elle avait aussi lu le rapport de sa collègue. Elle souhaita néanmoins ne pas tenir compte de manière trop déterminante du passé pour se faire une idée de la famille que nous formions à ce moment-là. Son rapport traite longuement de l’évolution de Christian dans la famille et notamment de son passage au Québec. Entre autres, Mme Laporte y mentionne ceci, en nous citant:

« Déjà l’arrivée de Cristian a été positive. Elle a permis d’ouvrir le carré, le face à face d’avec nos jumeaux. Cristian a ouvert une brèche. Grâce à lui, Steve et Stéphan se sont apaisés. Ils ont compris qu’il y avait une cohérence dans l’éducation que nous leur donnions, dans la mesure où nous donnions la même à Cristian. Les jumeaux se sont beaucoup responsabilisés […] Ce qui est important c’est que nous soyons disponibles pour chacun de nos enfants. »

En conclusion, la travailleuse sociale affirme ceci:

Leur projet d’adoption apparaît réalisable. Ils ont su prendre du recul par rapport à leur situation et le délai demandé par la commission leur a été profitable. […] L’équilibre familial des Girard est récent, donc encore fragile. Cependant, ils sauront apporter à un enfant de l’amour et un foyer serein, équilibré. Leur réflexion est riche, mûrie concernant l’accueil d’un enfant. Ils sauront faire face au fait que l’arrivée d’un autre enfant nécessitera de trouver de nouveaux repères. […] Face à ces éléments, j’émets un avis favorable pour l’agrément d’un enfant âgé de deux ans au maximum, pupille de l’État ou étranger, à particularité ou pas.

Cette nouvelle évaluation répondait entièrement à nos attentes. Ne restait plus que la décision de la Commission, attendue en juillet. La lettre datée du 30 juillet 2002 confirmait la décision favorable:

M. et Mme Girard sont agréés pour l’accueil en vue d’adoption d’un enfant, pupille de l’état ou étranger, âgé de zéro à deux ans. Cet agrément est valable 5 ans à compter du 29 juillet 2002. […] M. et Mme Girard remplissent les conditions requises par la législation française pour adopter.

Nous nagions dans le bonheur! Mais les choses pouvaient encore se compliquer, car notre décision de quitter la France venait d’être prise et annoncée à la communauté de L’Arche de la Vallée. Mon rôle de directeur s’arrêterait fin février 2003, soit deux mois après la date prévue du mandat. Le conseil d’administration avait refusé ma demande de prolonger mon mandat ou me confier un autre rôle jusqu’à la fin de l’année scolaire. Nous allions donc déménager en plein hiver, avec ou sans un autre enfant.

Les nouvelles étapes à accomplir formaient une autre montagne gigantesque : trouver une association qui pourrait rapidement nous confier un enfant, terminer les procédures d’adoption de Christian, nous lancer dans celles du nouveau bébé sans qu’il soit possible de les compléter en France, obtenir, donc que les évaluations post-placement faites à partir du Québec soient validées par la France, réaliser les démarches en vue de l’immigration canadienne, etc. Bref, l’automne s’annonçait chaud! Je vous raconte tout ça dans le prochain article…

La vie avec un « bébé » de 12 ans…

Ce texte fait suite à Un oui doublement initié par nos enfants qu’il est préférable de lire avant… Pour un sommaire de tous les articles de ce blogue, on consultera Pour une lecture suivie de ce blogue.

Christian et son sourire ravageur

Le jour de son arrivée parmi nous, il ne nous a fallu que quelques minutes pour prendre conscience de l’ampleur des soins que le handicap physique de Cristi, que nous avions convenu d’appeler Christian, allaient exiger. Opéré à sept ans pour des séquelles de poliomyélite, Christian portait depuis une sorte de structure métallique au bas du corps, attaché à un corset rigide servant à garder sa colonne droite. Cet appareil devait peser au moins 10 kg. C’est beaucoup pour un enfant. Et difficile à décrire. C’était franchement émouvant de le voir déambuler avec cet attirail. Avec ses deux cannes canadiennes, il avait appris à marcher en balançant les deux pieds ensemble vers l’avant et en ramenant ensuite ses cannes. Il était très habile. C’était quelque chose à voir lorsque venait le temps de monter les escaliers. Après son premier souper, le soir de son arrivée, il fallait qu’il « grimpe » à l’étage, là où se trouvait sa chambre. Je le suivis et je constatai l’effort qu’il devait accomplir pour monter les marches une à une. Il devait « débarrer » le genou avec une main pour qu’il plie, le barrer de nouveau après avoir déposé le pied sur la marche suivante pour qu’il puisse se porter dessus, débarrer l’autre genou, etc. Chaque marche ainsi montée me donnait l’impression d’une conquête. J’avais conclu durant cette montée qu’il lui faudrait une chambre au rez-de-chaussée, ce que j’allais m’empresser de proposer à notre propriétaire dès le lendemain.

Christian avait bien mangé. Il était calme, mais très attentif à chacun de nos regards, ceux tendus vers lui comme ceux que nous échangions entre nous. Il nous scrutait. Il cherchait à nous deviner, probablement pour mieux nous « tester » plus tard. C’est ce qu’il avait le mieux appris de toutes ses années dans les diverses institutions. D’ailleurs, il a tout de suite compris que j’étais « celui du soir » quand je suis monté avec lui pour son bain et sa mise au lit. Céline serait donc « celle du jour ». C’est ainsi qu’il cataloguait les « intervenants » dans sa vie. Il y avait également ceux des autres lieux où il devait passer. Ainsi, la maîtresse d’école s’occupait des leçons. La psychologue scolaire s’occupait de ses sentiments. Le kinésithérapeute s’occupait de ses membres. Et nous, ses parents, devions nous occuper de l’amour qu’il n’avait jamais eu!

Enfin, des parents!

Christian avait rêvé depuis longtemps d’avoir des parents. Il s’était fait une image précise de ce qu’il en attendait: des pourvoyeurs d’amour. Donner de l’amour, c’est bien le rôle essentiel des parents. Mais encore faut-il avoir une idée de ce qu’est l’amour. Christian en avait observé des parents! Il avait vu qu’ils câlinent leurs enfants, qu’ils leur donnent des cadeaux, des surprises, des gâteries, etc. Il avait peut-être moins remarqué qu’ils les corrigent aussi parfois. Il n’attendait donc rien d’autre que ceci de notre part: des câlins et des gâteries. Le premier câlin qu’il fit à Céline, sa nouvelle mère, fut certainement décevant pour lui. Christian était pubère depuis un bout de temps. Il avait des gestes déjà ambivalents lorsque venait le temps d’embrasser une femme adulte. Céline a vite perçu que ce qu’il envoyait comme signal était tout simplement déplacé, mal ajusté à la relation fils-mère. Elle choisit délibérément de ne plus lui permettre de tels câlins. Christian a dû saisir assez vite cette prise de distance. Son désir de proximité se changea alors en colère, manifestée par de la provocation.

Dès qu’il le pouvait, Christian balançait des petites insultes à sa mère: « C’est dégueulasse ce que tu cuisines »; « Qu’est-ce que tu fais ici, à l’école, c’est pas chez vous »; « T’es une vraie teigne », etc.  Bref, tout ce qui pourrait donner à une mère le sentiment que « son fils » le déteste. Des six ans qu’il aura vécus avec nous, Christian n’aura jamais vraiment changé d’attitude envers Céline. De 12 à presque 18 ans, il aura usé de plusieurs formes de provocations. Son rythme en fut une des plus harassantes. Il n’avait qu’à le ralentir, prendre plus de temps qu’il ne faut pour accomplir une chose, par exemple dans la salle de bain, et il tournait tout le monde dans la maison contre lui. La provocation qui aura probablement touché sa mère le plus durement fut peut-être lorsqu’il lui cria, dans un élan de colère, « Je vais le tuer, ton mari. »

Donner une famille pour la vie

Le bilan que nous pourrions faire de l’adoption de Christian pourrait être assez partagé. Dès les premiers jours, Christian s’était mis à dos ses deux meilleurs alliés, ses frères adoptifs. Ceux-ci nous avaient confié que le Cristi rencontré à la crèche était bien différent du Christian qu’ils côtoyaient à la maison. Il se montrait gentil devant les gens et en notre présence, mais dès qu’il se retrouvait seul avec eux, il devenait tyrannique. Il avait réagi fortement lorsque la psychologue scolaire avait rapporté quelques éléments qu’elle avait perçus de ses premiers entretiens avec lui. Il s’était mis en colère contre Céline quand elle lui en avait parlé: « Ce qui se passe à l’école n’est pas de tes affaires ». Décidément, il avait tout à apprendre de l’omniprésence des parents dans la vie d’un enfant.

Nous avions planifié de venir passer nos vacances de Noël au Québec. Puisque Christian faisait partie de notre famille, il allait de soi qu’il nous accompagnerait. Pourtant, son comportement ne nous y incitait guère: quelle sorte de vacances passerions-nous avec un jeune qui a si peu de moyens d’adaptation sociale? Personnellement, je comptais sur ce voyage pour lui faire prendre conscience de ce qu’est une famille « élargie », c’est-à-dire avec des grands-parents, des oncles et tantes, des cousins et cousines, etc. Céline et moi venons tous les deux de grandes familles. Malgré l’automne particulièrement difficile qu’il nous avait fait vivre, et puisque nous nous étions engagés pour au moins un an avec lui, nous avons décidé de l’emmener.

La première rencontre avec ma famille fut un véritable ravissement pour Christian. Il faut dire que mes parents ont le sens de l’accueil. Nous n’étions pas venus au Québec depuis 18 mois. Nous avons donc été reçus avec tous les honneurs. Le premier soir, Christian était sous le charme de ma mère, au point où il réclamait littéralement qu’elle l’adopte plutôt que nous! Il s’était mis de nouveau à envoyer paître Céline. Ma mère ne voyait pas ce qui se tramait. Comme pour tous ses petits-enfants, elle ne voulait que « le gâter »! Je finis par lui parler en privé pour la mettre au courant de notre histoire récente avec Christian. Ma mère comprit qu’il y avait un enjeu majeur. Elle dit à Christian: « Tu sais, moi je n’aurais pas été capable de faire ce que tes parents ont fait en t’adoptant. Je te trouve très gentil, mais personne ici, sauf Céline et Jocelyn, n’aurait fait ce qu’ils ont fait. » On aurait dit que Christian, à ce moment précis, a pris la mesure de notre geste en sa faveur. Son comportement changea instantanément du tout au tout pour le reste de nos vacances. Il devint un fils pour nous deux. Le miracle s’était produit…

Ce changement a duré près d’une année. Nous avons vécu bien d’autres difficultés d’adaptation, mais en général, Christian était plus facile. J’ai accepté de devenir son tuteur légal. Le juge des tutelles lui a octroyé la nationalité française, ce qui rendait plus facile l’adoption plénière. Le 27 novembre 2002, nous comparaissions devant trois juges du Tribunal de Grande Instance de Valence qui nous accordaient cette forme d’adoption plutôt rare en France pour un jeune de cet âge. Nous avions dès lors les conditions remplies pour pouvoir ramener notre enfant avec nous au Canada, lors de notre retour prévu pour février 2003.

Dans son nouveau pays, Christian manifesta des attitudes parfois inquiétantes. Une évaluation en neuro-psychologie permit de déterminer qu’il présentait une déficience intellectuelle atypique. Il obtenait des scores impressionnants dans certains champs évalués, mais cotait pratiquement zéro en d’autres matières, surtout ce qui touche aux aspects pratiques de la vie courante et à la compréhension de vocabulaire. L’évaluatrice, aidée d’un spécialiste des jeunes fortement institutionnalisés, avait diagnostiqué une déficience intellectuelle de modérée à légère. C’est ainsi que nous pûmes commencer à recevoir des services en réadaptation. Mais elle parla également, en plus d’un trouble d’attachement sévère, d’une « empathie de type paranoïde », ce qui laissait présager les autres difficultés que nous avons connues.

Quelques semaines avant ses 18 ans, tout comme ses deux frères aînés, Christian entra dans une forme plus grave de comportements. Ses colères se faisaient plus fréquentes. Ses résistances à l’autorité étaient de moins en moins gérables. Ses cris stridents effrayaient les petits frères qui s’étaient ajoutés à la famille. Ses cannes devenaient des armes qu’il pointait contre sa mère qui ne parvenait plus à garder une certaine distance face à tout ceci. L’attitude de Christian était telle qu’il nous fallut demander un placement d’urgence. Il quitta donc la vie quotidienne avec notre famille en juin 2007. Depuis cette date, il a vécu dans trois résidences différentes. Nous cherchons toutefois à le rapatrier dans la région où nous habitons, car nous préférons avoir avec lui des rapports plus fréquents , qu’il vienne par exemple tous les dimanches à la maison.

Au-delà de ces troubles de comportement, Christian est un jeune homme touchant. Les personnes qui le découvrent et qui cherchent à le connaître voient à quel point il s’attache à ceux-ci. Il aime particulièrement les ambiances de fête et ne refuse jamais une sortie. Il connaît les paroles de dizaines de chansons et il danse d’une manière unique sur ses deux cannes. Il apprécie la nourriture. Ce qui me touche le plus? Chaque fois que nous lui demandons ce qu’il a aimé d’un moment passé avec nous, sa réponse est invariablementla même: « être avec vous ».

Six ans. C’est le temps qu’il passa avec nous. On pourrait dire que c’est si peu. Je me console en me convaincant de lui avoir donné ce que nous avions de mieux : une famille. Il a quatre frères, une mère et un père, des neveux et nièces, des oncles et tantes, des cousins et cousines, un grand-père et deux grands-mères… Nous avons fait ce que nous pouvions pour durer avec lui dans la vie de tous les jours, ce que peu de spécialistes croyaient possible lorsqu’ils se sont penchés tour à tour sur ce cas qu’ils ont tous aimé étudier. Aujourd’hui, Christian est un Girard, un nom qui l’inscrit dans une famille jusqu’à la fin de ses jours. Si nous n’avons pas réussi à le garder avec nous jusqu’à ses 25 ans, comme nous l’avions projeté, il a cependant des contacts fréquents avec nous. Il vient passer quelques jours à la maison lors des vacances. Il réclame de venir habiter à proximité, c’est sa demande la plus constante. Puissions-nous lui obtenir au moins cette opportunité…

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Pour avoir une idée du parcours de Christian en Roumanie et en France avant de nous rencontrer, Récit de voyage en France et en Roumanie – version Letter que nous avons écrit suite à un voyage vers ses origines. 

Les lendemains qui m’émerveillent (écho)

Nathalie, une présence mystérieuse

Ce texte est en écho à Les lendemains qui déchantent et également à Je ne voulais pas ça… Vous trouverez aussi un sommaire ici: Pour une lecture suivie de ce blogue.

Après 5 semaines à ressentir des soubresauts d’effroi dans la préparation à notre arrivée à l’Arche de la Vallée, je suis allée de surprise en surprise lors de notre installation. J’allais connaître la force et la solidarité de la communauté. Nous avons été accueillis d’une façon tellement naturelle et chaleureuse chez les Guilhaume, comme si nous avions fait partie de la famille, je n’en revenais même pas ! Ils nous ont trouvé un petit appartement chez des amis et nourris pendant quelques jours, le temps que nous puissions trouver un pied à terre. Lors de notre installation dans l’ancienne école de Treigneux, j’eus la surprise de voir arriver Chantal avec seau et torchons pour m’aider à faire un peu de ménage dans cette grande maison. Je me sentais réellement gênée d’avoir l’aide d’une personne que je ne connaissais pas… Ensuite d’autres personnes sont venues donner un coup de main aussi. Je découvrais à ce moment ce qui deviendrait pour moi une famille dans la foi avec tout ce que ce lien comporte de support et de réconfort. Je n’avais encore jamais goûté de me sentir autant respectée et supportée.

Dans les mois qui ont suivi même en étant tenaillée par le doute quand à « ma place » à l’Arche, j’ai été profondément touchée par l’accueil inconditionnel qu’on me faisait. Je n’étais pas une indésirable, une nullité, une moins que rien (c’était l’idée que je me faisais de moi-même !)… Non, à l’Arche de la Vallée, j’étais une belle personne et j’avais de la valeur, quelle découverte! C’est vraiment dans cette communauté de personnes « non-désirées » de la société que je suis devenue « quelqu’un », que j’ai pris de la valeur face à moi-même… que je me suis découverte aimée de Dieu telle que je suis. Lentement, j’ai émergé, quitté la torpeur dans laquelle je m’étais enfoncée après l’arrivée des jumeaux… Je ressuscitais peu à peu, je revenais à la vie.

Je n’ai jamais cessé de rendre grâce à Dieu pour ce passage à l’Arche de la Vallée. Le fait d’être loin de nos familles (de qui je me croyais jugée, détestée et rejetée) m’a permis cette reconstruction sous le regard de gens qui, ne me connaissant pas, ne me donnaient pas le sentiment d’être jugée « mauvaise ». Avec eux, je pouvais être une autre… Je pouvais quitter celle que j’avais tant détestée, celle qui était une mauvaise mère, une mauvaise épouse, une mauvaise personne…

Je me rappelle encore à quel point j’ai été profondément touchée par Nathalie le jour où elle m’a regardée pour la première fois. Nathalie est autiste et elle passe ses journées à se promener de long en large en tirant sur ses cheveux et poussant parfois des petits cris qui peuvent devenir sonores lorsqu’elle n’est pas comprise. Tout ce temps qu’elle tourne en rond, elle regarde autour d’elle et ne semble pas voir les gens qui l’entourent. Je la saluais chaque fois que je la voyais, me disant qu’elle ne savait probablement pas que j’existe… Puis, un jour, plusieurs semaines après notre installation, de la même manière quelle le faisait parfois pour d’autres, elle s’est approchée de moi jusqu’à presque toucher mon visage avec le sien, et elle m’a regardée profondément dans les yeux. Je me rappelle encore la joie qui m’a habitée à ce moment  précis et je crois réellement que je n’aurais pas été plus émue si c’eut été le Pape lui-même qui m’avait regardée ! Nathalie m’avait VUE…  Elle savait qui j’étais : elle m’avait reconnue. Pas « reconnue » dans le sens habituel, genre : « ah, c’est Céline ». Mais plutôt dans le sens de reconnaître la valeur de l’autre. Il y a eu plusieurs personnes pour qui j’étais « quelqu’un », dont entre autres Claudette, Martine, Chantal, Mireille, Christophe… Toutes ces personnes à leur façon m’ont aidée à devenir quelqu’un pour moi-même. Elles m’ont fait voir ma valeur d’être humain : « Toute personne est une histoire sacrée »…

Merci à ces belles personnes qui forment la Communauté de l’Arche de la Vallée : vous aurez toujours une place privilégiée dans mon cœur.

Céline

La suite par ici : Responsable sans expérience—>

Un oui doublement initié par nos enfants

Le nouveau frère de Steve et Stéphan

Nous voilà en décembre 2000. Nous passions les vacances de Noël à Genève, dans une petite maison de L’Arche la Corolle qui nous avait été prêtée. Un groupe de L’Arche de la Vallée y était aussi, dans un foyer pas très loin, ce qui nous permettait de faire quelques activités en commun. Ces vacances avaient le goût de la détente. Nous ne disposions pas de grands moyens alors nous nous sommes concentrés sur l’essentiel: être ensemble, faire des sorties qui ne coûtent à peu près rien, voir du pays, rencontrer des gens, jouer. Nous apprécions ce temps qui nous permet de sortir de nos habitudes et des situations quotidiennes.

La question qui ouvre le coeur

Stéphan et Steve étaient détendus. C’était souvent le cas lorsque nous étions ensemble en vacances. Ils n’avaient peut-être pas besoin de s’opposer. Nous faisions des projets ensemble. Ils appréciaient. Un soir, nous étions là, les quatre, occupés chacun à faire ce qui lui plaît, l’un de la lecture, l’un du Game Boy, les autres un jeu de construction. Tout en étant ainsi chacun dans son truc, nous avions des bribes de conversation. Quand il était ainsi occupé, Stéphan était celui qui entretenait le plus ce genre d’échanges. Il posait des questions, attendait les réponses, parfois les contestait. Mais quand il était bien, posé, c’était toujours un moment agréable. Et voilà qu’il est venu à poser la question.

Papa, maman, est-ce qu’on ne devait pas avoir d’autres frères et soeurs? Pourquoi vous ne parlez plus d’une autre adoption?

Cette question, peut-être espérions-nous tous les deux secrètement qu’elle soit posée par l’autre partenaire! Depuis l’épisode de Vanessa, en 1995, nous étions restés chacun repliés dans nos blessures. C’était comme une crise de foi. N’ayant pas de réponse claire à nos pourquoi, nous avions cessé d’interroger la vie. Steve et Stéphan ont percé une brèche dans notre carapace. En réalité, nous étions prêts, l’un comme l’autre, à envisager de nouveau la possibilité d’un autre enfant, mais ni l’un ni l’autre n’en prenait l’initiative. Cette question de l’un de nos fils nous a obligés à sortir de notre mutisme et à en discuter. Quelle réponse lui donner? Répondre par une question! Et vous, vous en pensez quoi d’avoir un frère ou une soeur? La réponse unanime fut sans équivoque: oui, nous en voulons!

La porte grande ouverte, il était clair que nous étions nous-mêmes tous les deux prêts à considérer un nouveau projet d’adoption. Nous sommes donc revenus de ces vacances déterminés à prendre des informations sur la possibilité pour des étrangers comme nous d’adopter dans le pays où nous vivions.

Pas celui-là!

Nous avons appris le fonctionnement et les règles pour adopter en France. Notre statut d’étranger n’était pas un obstacle. Nous avons donc entamé les démarches en vue d’obtenir un agrément. Nous voulions tous les deux un enfant de moins de deux ans. Vivant à L’Arche, auprès d’adultes présentant une déficience intellectuelle, nous avions manifesté notre ouverture à un enfant qui pourrait avoir un tel handicap, notamment une trisomie 21. Les évaluations allaient bon train. Nous étions confiants. Lors de nos vacances d’été, nous avions passé près d’un mois en Bretagne, dans un foyer prêté par L’Arche le Caillou blanc, à Quimper. Encore là, avec nos deux gars, nous avions vécu des moments très intéressants, apaisants, même, après les difficultés rencontrées en cours d’années.

Au retour, nous avions décidé de passer faire une visite dans une crèche tenue par une petite association d’adoption d’enfants différents (Vivre en famille). Le rendez-vous avait été pris. Édith Labaisse, présidente et directrice nous y attendait. Elle nous reçut en entrevue qui dura plus d’une heure. Nous étions embarrassés car elle ne cessait de nous parler d’un jeune de presque 12 ans, d’origine roumaine, qui était là depuis peu. Cristi avait été accueilli en France à l’âge de sept ans pour des soins médicaux et chirurgicaux. L’un des derniers enfants du régime de Ceaucescu, Cristi avait vécu la surpopulation des orphelinats en Roumanie, dans le département de Mehinditi, dans l’ouest. Victime de la poliomyélite, une maladie dont la Roumanie nie l’existence, aujourd’hui encore, alors que des enfants comme lui en furent diagnostiqués lorsqu’ils furent accueillis en France, ce dernier n’avait aucune chance d’être placé en famille d’accueil. Il ne marchait pas et parlait très peu la langue. Une association française, SERA (Solidarité Enfants roumains abandonnés) l’avait repéré dans son orphelinat et avait préparé sa venue en France afin d’y être soigné. Le projet pour ces enfants consistait à ce qu’ils soient placés dans des familles d’accueil françaises et qu’ils puissent y vivre le plus longtemps possible, tant que des soins étaient nécessaires, y compris psychologiques, ce qui signifie « longtemps »! Cristi avait vécu six mois dans une telle famille, mais le projet avait avorté, car la famille n’avait pas résisté au trouble d’attachement sévère. Il fut donc placé en institution quelques années et ensuite relogé au sud de la France, dans le Lozère à Montrodat, perdant ainsi toutes les relations qui lui restaient dans la région parisienne. C’est ce placement qui avait mis en colère Me François de Combret, président de SERA, qui avait alors mis toute son influence pour que Cristi soit ramené dans une association qui chercherait résolument à le replacer en famille.

Et voilà que nous correspondions exactement aux critères que cette femme s’était fixés, à savoir une famille dans laquelle Cristi ne serait pas le seul enfant adopté ni l’aîné. Nous avions des jumeaux adoptés, aînés de 15 mois de Cristi. Autant dire que la Providence nous avait choisis! Mme Labaisse nous a donc parlé de cet enfant qui l’avait touchée droit au coeur et pour qui elle voulait une famille. Céline lui a dit à plusieurs reprises durant l’entretien que nous étions là pour voir des bébés trisomiques! Pas un grand comme ceux que nous avions déjà… Nous avons découvert au fil de notre passage à cet endroit que nous étions vraisemblablement au coeur d’une mise en scène très bien rodée. À un moment, nos jumeaux ont été invités à quitter le bureau où se déroulait l’entretien pour aller rejoindre Cristi qui se ferait un plaisir de faire visiter le domaine. Par la suite, on nous conduisit à la crèche, mais les enfants étaient à la sieste à cette heure-là. Il nous fallait donc patienter en prenant une collation (le fameux « 4 heures ») en compagnie de qui, vous devinez, Cristi et deux éducatrices chargées de nous le décrire favorablement. Il était sur son 36. Il était souriant. Il s’exprimait très bien et poliment. Il m’a touché, moi aussi, directement dans le coeur. Mais je voyais et sentais que Céline n’était pas du tout au diapason. Finalement, nous avons pu aller voir quelques bébés en attente de famille. Nous les avons trouvés mignons, comme n’importe quel nourrisson que nous avions déjà vu ou bercé. Nous étions satisfaits et confortés dans notre choix de demeurer ouverts à un enfant comme eux.

Lorsque nous avons quitté les lieux, Stéphan et Steve nous ont interrogés de nouveau:

– Vous n’avez pas emmené Cristi avec nous?

– Euh… Pourquoi?

– Bien, vous nous avez adoptés, il a besoin d’une famille, pourquoi ne l’adoptez-vous pas, lui aussi?

C’était un véritable coup de poing de la part de nos enfants. Leur question nous est restée comme coincée entre les dents. Nous avons roulé la moitié de la route nous ramenant à la maison. Nous devions nous arrêter dans un Formule 1 (petit hôtel avec des chambres pour personnes miniatures). Nous y étions entassés, les quatre. Ni Céline ni moi n’avons vraiment dormi cette nuit-là. Nous avons discuté. Céline disait non, pas question. Je disais oui, pourquoi pas. Le soir suivant, de retour à la maison, elle finit par dire oui. J’appelai Mme Labaisse pour lui faire part de notre ouverture. Elle me proposa d’en parler moi-même à Cristi. Je lui annonçai donc que nous étions d’accord pour l’accueillir chez nous. Il répondit alors:

– Est-ce que c’est pour toujours ou seulement pour quelque temps?

Là encore, j’étais foudroyé. Quelle pertinence! Je ne pus que lui répondre:

– Nous ne pouvons pas nous engager pour toute la vie. Nous avons besoin de nous connaître et de voir comment nous allons pouvoir vivre ensemble. Je te propose de venir au moins une année et nous déciderons ensemble.

Il a dit « d’accord ». Une semaine plus tard, le 22 août 2001, nous étions tous les quatre à l’aéroport de Lyon (photo) pour accueillir un nouveau membre de notre famille, un « bébé » qui allait avoir 12 ans, moins d’un mois plus tard.

Notre nouvelle vie allait elle aussi chavirer nos habitudes et nous solliciter au-delà de nos capacités apparentes d’adaptation. Mais ça, c’est une autre histoire!

Vivre en un lieu comme des étrangers

Cet article fait suite à Ces histoires gravées pour toujours, qu’il est préférable d’avoir lu avant.

À l'école du village, un spectacle de cirque (Stéphan et Steve à droite)

Les voyages forment la jeunesse! C’est tellement vrai. Peut-être est-ce la raison pour laquelle voyager, voir du pays, fait partie des projets de tant de gens autour de nous. Pour ma part, j’ai toujours rêvé de voyage. Je me suis régalé des moments où des amis ou des connaissances partageaient leurs récits de voyages avec enthousiasme, et plus spécialement les missionnaires, capables de décrire les particularités des cultures d’accueil. Mon premier voyage digne de ce nom fut en France, en 1988, avec Céline. En réalité, j’aurais voulu aller faire une ou deux années d’études à Paris ou à Rome, mais les conditions financières d’un tel projet pour un couple étaient loin d’être réunies. Jeunes mariés, nous étions parvenus à concocter un projet de cinq semaines dont trois en région parisienne et deux pour faire le tour de cette « petite » France. Tout avait été si vite et nous étions si émerveillés de ce que nous avions vu que nous n’avions que l’idée d’y revenir un jour. La proposition de travailler en France fut donc reçue comme une véritable aubaine en 1997. Mais  nous avons rapidement pris conscience que, pour une famille du moins, il y a une grande différence entre passer comme visiteur temporaire et immigrer en voulant s’intégrer au milieu d’accueil.

Notre année à Paris, ville lumière, fut différente également des quatre années et demie dans la Drôme des collines, un milieu paysan où l’agriculture et les vergers sont omniprésents dans le paysage. À Paris, nous y vivions davantage dans une disposition de visiteurs temporaires. Nous y étions pour un an seulement. Nous avions loué une maison complètement meublée avec que des valises pour tout bien personnel. À Hauterives, c’était en vue d’une situation « permanente », au moins pour quatre ans. Nous avions fait venir presque tous nos biens personnels, sauf les meubles. Nous étions moins anonymes aussi, car les rumeurs vont vite dans un milieu aussi homogène. Et qui dit région rurale, dit habituellement aussi plus conservatrice, plus proche de ses racines… peut-être moins disposée à accueillir — vraiment — des étrangers. Disons tout de suite qu’il y a une grande différence entre L’Arche, qui est une communauté déjà pluriculturelle, et l’environnement social en général. Dans la communauté, nous étions accueillis tels que nous sommes. Nous profitions d’une grande qualité d’écoute et d’une aide toujours disponible. Mais comme nous étions une famille, il fallait aussi nous inscrire dans la vie locale courante, faire les courses, gérer nos comptes et transiger avec des institutions, demander des services de santé et des services sociaux, envoyer nos enfants à l’école, faire nos impôts, être en règle avec l’immigration, etc.

Le milieu scolaire

Commençons donc par nos enfants. Steve et Stéphan avaient 10 ans lorsque nous avons emménagé près de Hauterives. Louis nous avait recommandé l’école de garçons du Foyer de Charité de St-Bonnet-de-Galaure, l’une des plus réputées de tout l’Hexagone. Steve et Stéphan y furent admis « gentiment », même si leurs bulletins n’avaient rien de très éloquent, au contraire, et cela probablement parce qu’il y avait une ouverture mutuelle entre les gens de L’Arche et ceux du Foyer de Charité. Ils furent donc intégrés chacun dans l’une des deux classes de CM1. Stéphan était dans celle de Mlle Guigal qui était aussi la directrice de la section primaire. Le comportement de nos garçons a immédiatement fait problème. N’ayant pas été élevés dans le contexte français, les adultes les jugeaient impolis, même insolents et peu enclins à apprendre les bonnes manières. Au niveau académique, les résultats n’étaient pas plus impressionnants, le décalage entre leur niveau et celui des autres élèves s’étant grandement accentué entre Joinville-le-Pont et cette école élitiste. Imaginez dans les sports, là où ils auraient pu performer un peu. Mais non, là-bas c’est le foot qui est le sport national et tous les jeunes Français sont nés avec un ballon sur le bout du pied! Nos deux pauvres « nuls » (c’était leur sentiment profond) ne faisaient donc pas le poids et sont vite devenus la risée de leurs compagnons. Plutôt que de subir l’intimidation dans leur coin, en complices qu’ils étaient, les jumeaux se sont créé une image de durs et sont devenus persona non grata. C’est vraiment à partir de ce moment que leur résistance à aimer l’école s’est transformée en détestation. Et leur comportement est devenu de plus en plus une forme de contestation ouverte, contre leurs pairs et surtout contre les autorités. À la fin de la première année de fréquentation, on nous demandait « gentiment » de n’en laisser qu’un seul sur deux… Et dès la fin du primaire, on nous fit savoir encore « gentiment » que cette école catholique, bien pourvue, fréquentée par des nantis, n’avait pas les ressources au niveau secondaire pour accompagner des enfants qui ne rentrent pas dans le cadre. C’en était fini de leur passage au « privé » !

Les exemples de situations tendues sont nombreux. Je vais n’en citer qu’un seul. Entre les deux garçons, Stéphan était le plus souvent sur la sellette. Un jour, Céline fut apostrophée par le responsable de la discipline dans la cour, un certain M. Cristalieri, si je me rappelle bien. L’homme de 80 ans l’invectiva avec vigueur au moment où elle venait récupérer les enfants en fin de journée en lui disant qu’il n’avait jamais vu, dans toute sa carrière, un enfant aussi insolent. Il ajouta: « Mais madame, votre fils est malade! Quelle sorte de parents êtes-vous donc pour ne pas le faire soigner? » Ma femme ne put répondre aucun mot. Ses larmes coulèrent à flot. Elle prit les enfants et partit avec sa colère.

En réalité, cet homme comme toutes les autres personnes qui se sont permis de juger notre capacité de parents à travers nos enfants, ne savait rien de ce que nous avions entrepris pour « les faire soigner ». En effet, dès la première année de leur arrivée, leur présence nous avait rapidement conduits à un sentiment profond d’incompétence. Lorsqu’ils venaient d’avoir quatre ans, nous avions consulté une pédo-psychiatre à Québec  qui nous avait dit qu’ils étaient psychiquement opposants et que nous allions en baver toute notre vie! Nous avions alors suivi une session pour parents « Y a personne de parfait ». Notre groupe était surtout constitué de parents d’ados, ce qui n’avait rien pour nous rassurer, voyant par avance ce que nous serions appelés à vivre! Le présent était déjà pénible, alors nous ne pouvions pas imaginer l’avenir pire encore. À cinq ans, les enfants ont été évalués par des étudiants de la maîtrise en psychologie à l’Université Laval (15 séances d’observation chacun!). Le résultat de toutes ces rencontres était lapidaire:

– Tout porte à croire que vos enfants ont subi une lésion cervicale due à traumatisme grave dans l’enfance.

– Ah, au moins vous avez trouvé quelque chose! Et alors, qu’est-ce qu’on fait?

– Rien. C’est vous qui aurez besoin d’aide…

Plus tard, une psychologue en privé avait évalué de nouveau Stéphan et avait confirmé un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Cela nous avait permis de trouver pour lui une école semi-alternative où un encadrement adéquat lui fut donné, encadrement qu’il passa toute l’année à tenter de casser! Vers la fin, la relation avec son éducateur était telle qu’il avait commencé à accepter certaines règles… Steve, de son côté était dans une école où ses deux enseignantes avait décidé de le tirer en avant pour qu’il rattrape le niveau de la 3e année. Ainsi, il avait double ration de devoirs chaque jour et toutes les récréations lui étaient retirées pour des séances de rattrapage. Vous imaginez comment n’importe quel enfant pourrait finir par aimer l’école avec un tel régime? Mais nous avions tendance à faire confiance aux professionnels, étant donné les difficultés que nous rencontrions nous-mêmes à la maison. Pendant toutes ces années, Céline se faisait aussi accompagner.

Alors quand un homme, qu’il fut âgé de 80 ans ou bien qu’il fut mon égal, se permit d’agresser ma femme en lui rentrant directement dans sa blessure, sans le savoir, bien sûr, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire ça. J’ai demandé à Mlle Guigal un rendez-vous avec elle comme directrice et ce monsieur. Elle a tenté de me convaincre que c’était un homme âgé et qu’on lui devait du respect. Il a fallu près de trois mois d’insistances pour que j’obtienne cette rencontre. Mlle Guigal nous avait installés dans sa classe, en attendant M. Cristalieri. Lorsque celui est entré dans la classe, il était remonté. Il a commencé par nous dire « c’est à cause de parents comme vous que le monde se porte si mal et que les enfants ne savent plus ce qu’est l’autorité ». J’ai respiré un bon coup pour demeurer respectueux, mais il me fallait aussi être ferme. J’ai demandé au monsieur d’écouter ce que j’avais à dire. Pour répondre à son agressivité, je lui ai dit que chez nous, au Canada, le respect se gagne par l’attitude que nous démontrons envers autrui, pas parce qu’on a 80 ans. Cela a semblé le surprendre à tel point qu’il s’est assis et a écouté. Je lui ai donc raconté l’histoire de nos fils. La négligence. L’abandon. Les placements. L’adoption. Les difficultés rencontrées. Les suivis. À la fin, je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit d’insulter une mère qui s’est tant donnée pour ses enfants, lui, un homme d’expérience, sans avoir pris le temps de s’informer. Il s’est levé et a accepté de présenter ses excuses sincères à ma femme et a même exprimé son respect pour la démarche que j’avais osé entreprendre en sa faveur. Céline aurait renoncé à cela. Mais les excuses de cet homme lui ont fait du bien. Et la détermination de son mari pour les obtenir fut une preuve de l’amour qu’il lui portait (elle le dira bien comme elle voudra).

Par la suite, nos enfants ont fréquenté une école publique qui avait mauvaise réputation. On s’en doute, tous les jeunes « bien » fréquentaient St-Bonnet, alors il ne restait que la plèbe pour les écoles publiques! Le Collège de St-Vallier-sur-Rhône fut naturellement un autre lieu d’épreuves. En moins de trois jours de la rentrée, nous étions convoqués par le directeur qui nous déclarait: « Dans toute ma carrière, je n’ai jamais vu un jeune se mettre autant en situation d’échec par rapport à ses professeurs, à ses pairs, à l’autorité, à tout quoi! » Nous nous attendions qu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, venir expliquer l’originalité de nos enfants, mais si tôt! Les deux années et demie qu’ils ont passées à cet endroit nous ont donné maintes fois l’occasion de rencontrer le personnel d’enseignement et les professionnels de soutien. Heureusement, une adjointe à la direction avait pris nos enfants en affection et se portait souvent à leur défense, avec l’aide de M. Portal, un psychologue qui nous suivait. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont pu faire si longtemps et éviter de se retrouver dans une école pour troubles de comportement…

Durant ces quatre ans, nous avons repris là où nous avions laissé au Québec, en ce qui concerne le soutien psychologique. Nous avions d’abord fait plusieurs séances avec deux thérapeutes, cette fois-ci en famille, autour de l’approche systémique et son fameux « génogramme ». Nous n’étions pas satisfaits des résultats et le directeur du centre de ressources, M. Portal, avait décidé de nous offrir lui-même un soutien familial, une fois par mois. Cet homme avait un parti pris honnête pour nos enfants. Il a su nous amener progressivement à mieux les accepter tels qu’ils étaient et à « faire avec », plutôt que de chercher à les changer, les « améliorer ». En parallèle à tout cela, Stéphan était suivi par un pédo-psychiatre de Lyon, un homme d’une grande expérience et d’une renommée internationale qui administrait une médication pour l’aider. Bref, ce oui à nos deux premiers enfants ne fut jamais de tout repos. Nos découragements étaient constamment portés dans la prière et nous avons toujours partagé ouvertement ce que nous vivions, ce qui permettait à d’autres de nous porter à leur façon.

Le milieu professionnel

En dehors des situations que j’avais à vivre au quotidien dans mon travail engagé au sein de L’Arche de la Vallée (voir Les lendemains qui déchantent), j’avais également des contacts avec des pairs. Je peux vous assurer qu’à ce niveau, la nouveauté qu’apporte un étranger nord-américain provoque instantanément une attitude de réceptivité étonnante. À chaque fois, tant à Paris, dans l’entreprise de services-conseils, qu’à Hauterives, au sein de la table des directeurs d’établissement ou encore parmi les directeurs de communautés de L’Arche de toute la France, l’ouverture à l’étranger « compétent » fut une réelle gratification.

Au sein de L’Arche, assez rapidement, j’ai pu intégrer quelques comités de travail qui me firent connaître. Je vins à quelques reprises au bureau chef de L’Arche en France, notamment sur des thématiques de communication, mais également d’évaluation. Lors de certaines rencontres nationales, j’ai pu occuper une place de choix dans les comptes-rendus des travaux accomplis. J’ai même été appelé à réaliser un « audit » d’une communauté qui avait des problèmes de gestion, tant des ressources humaines que financières. Bref, je bénéficiais d’une crédibilité qui reposait sur une réputation relativement superficielle, mais que j’ai consolidée par des implications et un travail d’équipe constructif.

Le milieu du handicap mental fut pour moi un autre lieu d’insertion très gratifiant. Un collègue, Charles, ancien de L’Arche de la Vallée, se chargea de me présenter aux autres confrères du métier. Il souhaitait élargir la collaboration entre les diverses institutions, dans un contexte où elles se regardaient davantage comme des concurrentes. Nous avions créé un groupe provisoire qui réalisa une étude sur les demandes de placements en attente dans tout le Département, ce que personne ne croyait possible, surtout les responsables de la direction départementale, la « DS26 ». J’avais mis toute ma connaissance bureautique au service de ce travail collaboratif et cela avait été salué largement par la grande majorité des responsables d’établissements de la Drôme. À tel point que, lors d’une réunion de bilan de notre opération, il fut question d’une suite. Comme j’allais quitter, je ne pouvais pas vraiment m’engager avec eux, mais je proposai la mise sur pied d’un collectif permanent qui servirait de vis à vis des organismes de tutelle. Cette idée avait reçu un bel accueil et mon ami Charles fut l’artisan de sa mise en oeuvre. Je l’ai revu à quelques reprises depuis ce temps et chaque fois, il m’a rappelé ce temps où nous avons travaillé ensemble et comment cette collaboration mit la table pour la création d’un collectif qui faisait l’envie d’autres départements.

Lorsque nous avons choisi de quitter la France pour rentrer au pays, en 2003, je ne quittais pas seulement une communauté de vie qui était devenue une véritable famille pour nous. Je quittais aussi un environnement de travail passionnant que j’aimais profondément. Je quittais plusieurs collègues qui étaient devenus des amis. Ce fut un deuil important. J’en parlerai un plus lors d’un prochain récit.

À la lecture de ce qui précède, vous comprenez l’ambivalence de mes sentiments à l’effet d’avoir été étranger en France. D’une part, du point de vue familial, ce fut une galère sans pareil avec l’école, la mairie (oui, je ne vous raconte pas les frasques de mes jumeaux dans le village!), les différents services. D’autre part, dans le domaine professionnel, le crédit de confiance qui m’a été accordé m’a été grandement profitable en me permettant de donner le meilleur de moi-même. J’oserais dire que c’était plus facile qu’au Québec! En tout cas, lors de mon retour, j’ai plutôt eu le sentiment de devoir lutter avec une réputation du gars qui vient d’ailleurs, surtout à L’Arche au Québec, où ce qui vient d’ailleurs est assurément rejeté, car inadapté à la culture unique… Mais ça, c’est une autre histoire!

Je ne voulais pas ça…

Cet article est un écho de Céline à Quand toutes les barrières tombent qu’il est préférable de lire avant.

Avec Martine Chapre

Au risque de me répéter… j’ai été une jeune femme qui avait du mal avec tout ce qui était différent : famille différente, culture différente, mœurs différentes, opinions divergentes, couleur de peau différente… bref, tout ce qui me confrontait à ce qui n’était pas « moi » avec ma mentalité, ma vision du monde, ma manière de vivre… toutes ces « différences » me donnaient un sentiment d’insécurité, me faisaient me sentir menacée… de devoir changer, quitter mes zones de confort… Et cela, je ne le voulais pas!

Voilà donc comment je me suis retrouvée face à un surprise de taille un jour de Pentecôte de l’année 1998. Je vous raconte mon histoire…

Nous étions à Paris et j’aimais ça. Notre vie était plutôt agréable : beaucoup de vin et de bons mets avec des gens différents presque toutes les semaines (re : Le blues du businessman)… Bien entendu, nous avions eu cette discussion sublime dans cette boîte de « trans » où nous avions engagé un questionnement sur nos valeurs et notre orientation de vie commune. Et la suite des événements s’inscrit dans cette logique de notre recherche d’engagement chrétien à suivre Jésus d’encore plus proche.

Aussi, quand Louis est venu nous visiter à Paris, je n’y ai rien vu d’autre (en surface) que la rencontre d’un vieil et précieux ami de Jocelyn. J’ai clairement exprimé à Louis que c’était moi qui avait empêché Jocelyn de le contacter, lui exprimant à quel point j’avais été effrayée en 1988, lors de notre première rencontre, de connaître ces gens trop parfaits pour moi et, qui plus est, vivaient auprès de gens vraiment trop différents! J’ai perçu que Louis ne me croyait pas tellement… Et qu’il tenait quand même à ce que nous le visitions dans sa Drôme des Collines. Rendez-vous pris, rendez-vous tenu!

Nous sommes donc arrivés chez Louis et je me suis tout de suite sentie à l’aise. Nous avons eu de bons moments de partage et de rires malgré les nombreuses taquineries de Louis concernant un éventuel engagement pour nous à l’Arche. Je suis allée « bravement » à la fête qu’il y avait à l’Arche pour prouver à Louis que « je n’avais pas peur »… Je me sentais tellement sûre de moi avec mon attitude « NON-l’Arche-ne-m’intéresse-pas-le-moins-du-monde-et-je-ne-risque-rien »!!! Ce temps passé à la fête m’a un peu dérangée quand même : je n’arrivais pas très bien à identifier qui était « handicapé » et qui ne l’était pas et ça me troublait, je l’avoue! Toutes ces personnes qui se précipitaient sur moi pour me « saluer » (de trop près, me semble-t-il!) ou m’embrasser (alors que je ne les connaisssais pas!) me mettaient assez mal à l’aise. Je suis restée bouche bée devant une petite fille trisomique qui se promenait sur le plancher, couchée sur le dos, telle une vadrouille nettoyant le sol avec sa belle robe rouge! OUF! Je n’arrivais pas à comprendre qu’on puisse laisser faire ça (depuis le temps, j’en ai vu d’autres avec François, alors je comprends 😉 ).

C’est pour ça que, lorsque Jocelyn m’a dit le lundi matin « Il y a une personne du comité de sélection qui vient pour nous rencontrer », j’ai vraiment cru à une monumentale farce. Et puis, une voiture arrive dans l’allée; Louis se prépare à  partir avec nos garçons à vélo, Eva dresse une petite table dehors avec des chips et du Pepsi et moi… Je ne comprends plus rien! Je ne saisis pas trop pourquoi Louis et Eva nous laissent seuls avec cette personne alors que je suis tellement claire avec le fait que JE NE VEUX PAS de L’Arche dans ma vie! Mais bon, je laisse la femme s’installer et commencer la conversation par une question :

–         Qu’est-ce qui vous attire dans l’Arche ? Je pouffe de rire!

–         Rien! Mais rien du tout! Je ne suis pas du tout intéressée par l’Arche!

Je me retourne dans tous les sens et dis :

–         Où sont les caméras cachées ? C’est une joke!

Marie-Paule, c’est son nom, se met à rire de bon coeur avec nous et poursuit la conversation… Je suis totalement soufflée! Moi, à sa place, je me serais levée et j’aurais dit : « Louis, t’es nul, tu me fais perdre mon temps, ces gens là ne sont pas intéressés! » Mais elle reste et nous pose des questions sur notre couple, notre cheminement, nos aspirations… et nous parlons abondamment de notre parcours de vie, racontant aussi notre soirée dans le minable cabaret…

Tout aussi lentement mais surement que l’iceberg a percuté le Titanic (ben oui, je vous le jure, c’est l’iceberg qui est rentré dans le Titanic!) j’ai senti monter en moi une certitude dans l’Esprit Saint. Je SAVAIS  que c’était Lui, parce que ça ne pouvait pas venir de moi: je ne voulais pas! Je SAVAIS que nous serions appelés à venir vivre là. Et j’étais subjuguée… Ma marotte était « jamais dans 100 ans »! Faut croire que les 100 ans étaient déjà passés… Et que j’étais rendue là!

Le reste Jocelyn le raconte. Mais je peux vous dire quant à moi que le retour, tant dans la voiture-bateau de Louis que dans le TGV par la suite a été tellement houleux que j’en ai eu la nausée, pas celle qui donne envie de vomir mais une autre sorte de nausée qui donne envie de fuir!!! Je me rappelle encore très bien les petites secondes de panique qu’on a eues, entre le moment où nous avons été « appelés » et celui où nous sommes arrivés à Hauterives : c’était comme lorsqu’on croit qu’on a laissé une marmite sur le feu et qu’on est à l’épicerie! Des petites secondes de panique où le cœur fait un bond et qu’on se demande : « mais qu’est-ce que j’ai fait là ??? »

La suite par ici : Les lendemains qui déchantent—>