J’ai appris hier, peu après l’événement, qu’une amie a perdu la vie à la suite d’une « fausse-route » (étouffement alimentaire). Cette femme s’appelle Claudette. Elle a été accueillie à L’Arche de la Vallée dans la Drôme quelque temps avant que je vienne partager sa vie et celle des membres de cette communauté durant quelques années (de 1998 à 2003), avec ma famille. Je voudrais simplement ajouter mon témoignage à celui de celles et ceux qui le feront durant les heures qui viennent, notamment lorsque la communauté et de nombreux anciens se rassembleront pour célébrer sa vie.
Une femme blessée
Claudette a connu un début de vie comme personne ne voudrait en vivre. Comme bien d’autres enfants incapables de subir tant de traumatismes, elle a développé une forme de psychose qui s’installe dans l’enfance pour ne plus jamais se guérir. Lorsque je suis arrivé dans cette communauté, elle fut l’une des premières à venir à ma rencontre. Je m’en souviens comme hier! Mais je n’avais que très peu de connaissance quant à cette forme de handicap. Les paroles mal prononcées, les gestes saccadés, mais surtout son regard perçant m’avaient quelque peu effrayés, même si je tentais désespérément de le cacher. Lorsqu’elle sentait ainsi qu’on la fuyait un peu, elle se collait davantage et résistait, souvent en insistant pour qu’on comprenne ce qu’elle voulait dire ou qu’on réponde à la question qu’elle posait. Peu à peu, je devins capable de mieux la saisir et, surtout, de faire de l’humour avec son harcèlement. Elle avait un esprit vif et décodait bien l’humour. Lorsqu’elle choisissait d’abdiquer, de grands moments de rigolade pouvaient suivre.
Une femme attentive
La grande majorité des personnes vivant avec une déficience intellectuelle ou des troubles apparentés comme celui de Claudette ont une capacité inouïe de se rendre utiles. C’est sans doute une démonstration par l’expérience que de se sentir utile aux autres est une quête profonde de tous les humains. Même les plus démunis en capacité aspirent à trouver une place au sein de la communauté. Claudette avait ce souci des autres qui consistait à voir à leurs besoins. Invité dans son foyer, elle s’assurerait de montrer la place qu’on occuperait à table. Elle verrait à ajouter une fourchette bien avant qu’on se rende compte qu’elle manquerait au moment du repas principal. Elle pouvait parfois avoir prévu un dessin de son cru pour nous accueillir. Autant elle pouvait paraître difficile de contact, autant elle le cherchait activement, parfois en s’imposant même physiquement en se mettant en travers du chemin! Le résultat n’était pas toujours à la hauteur de ses attentes. Personnellement, je ne passais que rarement sans m’arrêter. Et presque toujours cela se terminait par un rire sonore que personne ne pouvait vraiment imiter, avec sa bouche un peu de travers, à demi fermée, et son corps tout entier qui se retirait pour me laisser passer…
Une femme créative
Claudette aimait bien paraître devant toute la communauté. Nous avions l’habitude – et c’est encore le cas je crois – de faire de petits sketchs pour illustrer des situations, parfois des extraits d’évangile. Elle aimait bien jouer des personnages. Le paradoxe de son visage tendu, sa gestuelle raide et le contexte sérieux de certaines scènes nous faisaient le plus souvent éclater de rire! Claudette fréquentait l’atelier de la communauté, après avoir travaillé quelques années dans un centre de travail protégé. Elle aimait tout ce qui touche à la création: bricolages, peinture, décorations, même si elle était lente et parfois résistante à se mettre au boulot. Elle était fière de ses oeuvres et appréciait qu’on les honore en les affichant. Elle travaillait aussi aux jardins ou « aux animaux », mais très souvent elle fuguait pour venir discuter un brin ou simplement pour faire ch… les assistants!
Une femme de tendresse
Claudette aimait beaucoup les poupées, les peluches. Elle en avait souvent une avec elle qu’elle se plaisait à câliner et qu’elle montrait aux passants, s’attendant à ce qu’ils lui fassent la bise comme à un enfant. Elle aurait beaucoup aimé avoir un enfant, peut-être, en fait, qu’elle aurait aimé être un enfant, encore et encore, un tout petit enfant qu’on aurait cajolé comme elle cajolait ses jouets. C’est cette enfance brisée qui la rendait si puérile parfois. Mais sa délicatesse se révélait chaque fois plus touchante quand les peluches étaient petites et mignonnes. Claudette aimait les enfants aussi, les vrais! Mais ce n’était pas si évident pour eux de se laisser aimer par Claudette! Les miens n’y sont pas parvenus… Mais ceux qui y arrivaient et qui pouvaient voir en elle une vraie personne, ont pu faire l’expérience de ce caractère doux et chaleureux, d’une sorte d’alliance même!
Une femme de caractère
Il arrivait aussi très souvent que Claudette montrait son mauvais caractère. Elle était souvent à l’ordre du jour de nos rencontres médico-psy pour voir comment mieux l’accompagner. Le roulement des assistants dans son foyer avait pour conséquence qu’elle testait souvent les limites des nouveaux arrivés! Mais pour la grande majorité de ceux que j’ai côtoyés durant ces années, Claudette leur devenait peu à peu une vraie partenaire de vie, une femme qui leur aurait manquée si elle n’avait pas fait partie de leur expérience « archienne ». Bref, on ne s’ennuyait pas avec Claudette. C’était une femme résiliente, marquée à jamais par un monde hostile à ses premières années et pour laquelle la suite des choses a permis un long travail de guérison. Il est là, d’ailleurs, le don de l’Arche, en permettant ces lentes croissances personnelles de personnes qui autrement, dans un autre environnement, n’auraient même pas valu qu’on s’y attarde…
Ma reconnaissance
Claudette m’a beaucoup fait travailler. Elle a rogné ma patience au point où c’est l’amour seul qui me permettait de rester en lien, décidé à la respecter avant tout comme personne, parfois à la défendre devant d’autres qui auraient pu renoncer. Si je garde un souvenir personnel de toutes les personnes qui étaient et qui, pour la plupart, sont toujours accueillies dans l’un ou l’autre des foyers de mon ancienne communauté, Claudette est pour moi une figure emblématique de mon passage à L’Arche. Elle compte parmi les personnes qui ont fondé ma « vocation » à aimer L’Arche même si aujourd’hui mes liens concrets sont davantage dans mes souvenirs. Claudette, je t’ai crains parfois, tu m’as appris à aimer ta différence, tes limites, tes explosions même. Tu m’as donné d’être une meilleure personne, peut-être même un bon responsable de communauté, car mon regard sur toi ne pouvait que me conduire au centre de mon être, là où il n’y a que l’amour et la compassion. Merci pour ta vie. Merci pour ces quatre années et demie passées dans ma vie.