Ce texte fait suite à Les lendemains qui déchantent ou Responsable sans expérience, qu’il est préférable de lire préalablement.
L’Arche de la Vallée est installée dans les villages de Hauterives et de Chateauneuf-de-Galaure, au nord du département de la Drôme (26) en France. Lors de sa fondation, en 1974, elle avait pris le nom de Moïta qui est resté celui du premier foyer, situé dans le quartier St-Germain, un peu à l’écart de Hauterives.
Quand j’ai pris la responsabilité de la communauté, en 1999, celle-ci venait de vivre une période de grande croissance, passant de trois à cinq foyers et ouvrant un atelier occupationnel de 21 places. Sur les 20 personnes adultes présentant une déficience intellectuelle accueillies dans les derniers mois, 14 présentaient également des troubles de comportements liés le plus souvent à un diagnostic de maladie mentale. Une psychiatre venait donc chaque semaine effectuer une prestation de trois heures pour suivre l’évolution des personnes et assurer le suivi de leur médication, souvent constituée de « cocktails » très finement dosés. Je me faisais un devoir d’être présent à ces séances qui me permettaient d’apprendre énormément, en accéléré, sur les différentes affections des personnes dont j’avais la charge.
On m’avait suggéré de ne pas prendre connaissance des dossiers des personnes, mais plutôt de commencer par les rencontrer telles qu’elles se donnaient à découvrir. C’est ce que j’ai fait. Je ne voulais pas rencontrer la maladie ou la problématique de telle ou telle personne, mais plutôt la personne elle-même, au risque de ne pas savoir comment me comporter, ne pas avoir la bonne distance. C’est d’ailleurs un des points qui avait été relevé dans ma première évaluation après une année. Mon inexpérience alliée à mon manque de connaissances en matière de handicap intellectuel m’ont sans doute quelques fois mis dans l’eau chaude lorsque venait le temps d’intervenir. Par exemple, avec certaines personnes, je montrais d’abord mon côté amical, convivial. En France, il y a, même à L’Arche, un aspect plus marqué que chez nous à propos de la posture du directeur qui doit rester normalement plus distant, en retrait ou « au-dessus de la mêlée ». Cela est utile lorsqu’il est temps de reprendre une personne sur ses comportements. Avec Joël, par exemple, un jeune très envahissant physiquement, je me suis montré très sympathique, acceptant ses accolades. Mais lorsqu’il fallut renforcer l’autorité de son équipe d’intervenants, j’étais tout à coup assez peu impressionnant dans le rôle d’autorité. J’ai donc dû apprendre à manier à la fois le relationnel et le rôle d’autorité.
Des personnes blessées depuis l’enfance
Arrivée quelques semaines avant moi, Véronique était une toute jeune femme avec des traits psychotiques marqués. Dans son établissement, au cours des dernières années, elle avait fait preuve d’une certaine stabilité émotive. Son installation à L’Arche fut un choc terrible pour elle. Elle ne parlait que très peu, avec des expressions difficiles à comprendre. Pendant des mois, elle disait un mot que personne ne comprenait. Et comme nous ne comprenions pas, elle a développé une grande frustration qui s’est peu à peu transformée en une colère et ensuite en une violence inimaginable, à la fois contre elle-même (elle s’arrachait littéralement tous les ongles de ses doigts et parfois des orteils) et contre les membres de son équipe, surtout les femmes. On m’appelait parfois au bureau ou à la maison, en pleine crise, car Véronique venait de passer à l’acte. La première fois que je suis venu à Moïta, son foyer, la responsable du foyer et une autre assistante étaient carrément assises sur Véronique étendue sur le sol. Elle venait de se calmer et les deux assistantes ont pu se lever à ce moment-là. L’une d’entre elles avait été blessée au dos. J’avais beau interroger Véronique sur les motifs de sa colère, elle répétait sans cesse le même mot. Même après avoir communiqué avec les intervenantes de son ancien établissement et que deux d’entre elles soient venues à L’Arche, nous ne comprenions toujours pas ce mot alors que d’autres mots étaient peu à peu répertoriés et documentés sur son vocabulaire. Il a fallu plus d’un an avant que quelqu’un ne fasse le lien avec le mot qu’elle répétait et le numéro de porte de la chambre de son ancien établissement « F8 », « F12 », ou quelque chose comme ça. Véronique demandait simplement, depuis tout ce temps, à rentrer chez elle, dans la chambre F8 qui avait été la sienne durant des années… Entre-temps, Véronique avait dû être médicamentée à fortes doses d’anti-psychotiques qui servaient de camisole chimique afin de la protéger d’elle-même et donner une sécurité aux assistantes (elle ne s’est jamais attaquée aux autres personnes accueillies!). La Véronique adulte à L’Arche, était loin d’être semblable à la jeune fille qu’on nous avait envoyée… Voilà une transition que nous avions manquée, l’établissement qui ne pouvait plus la garder en raison de son âge, et nous qui devions l’accueillir…
J’ai toujours gardé un attachement très fort pour Véronique. Sans doute parce que nous étions nouveaux tous les deux dans ce monde particulier d’une communauté de L’Arche. Sans doute aussi parce qu’elle était si décontenancée de se retrouver là. Peut-être était-elle un peu comme le miroir de ce que je vivais intérieurement. Dans la communauté, normalement, nous avions comme consignes que les femmes prennent soin des femmes et les hommes des hommes. Mais puisque les soins étaient prioritaires, il pouvait arriver qu’un intervenant de l’autre sexe soit appelé à donner un bain ou une douche. La pénurie d’intervenants avait fait en sorte que je fusse appelé à m’occuper de la douche de Véronique. C’était une activité qu’elle aimait bien, alors elle ne s’y opposait jamais. Je me rappelle lorsque je suis arrivé au foyer et que je me suis pointé à la salle de bains. Véronique y était déjà et en moins de temps qu’il n’en faut, elle s’était dénudée et attendait devant moi que je commence la douche. J’étais complètement abasourdi devant la vulnérabilité totalement exposée de cette femme. En ce moment précis, elle était disponible et confiante envers moi qui, pourtant en d’autres occasions, avais dû me mettre en travers de son chemin pour l’empêcher d’attaquer une assistante ou hausser le ton à l’occasion d’une remontrance verbale. Le corps de cette jeune femme « offert » pour les soins d’hygiène aurait pu devenir un corps agressé ou abusé, ce qu’il avait été dans sa jeune enfance. Malgré ses blessures et la psychose infantile sévère qui lui servait de protection contre l’inhumanité dont elle avait été l’objet, elle pouvait encore se poser devant un homme et attendre de lui qu’il soit bon et la touche convenablement. Je me rappelle avoir tenté le plus possible d’éviter de la regarder, de simplement l’orienter avec des paroles, émues, pour qu’elle se lave elle-même partout. On m’avait dit qu’il ne fallait pas oublier de lui laver le dos, ce que j’ai fait avec une grande douceur. Ce corps était devenu sacré et je devais lui vouer un respect infini.
En 2005, lorsque je suis revenu dans la communauté, en transit pour une réunion en Italie, toutes les personnes se précipitaient vers moi pour me saluer. Ma surprise fut de voir que Véronique venait elle aussi spontanément vers moi. En une minute, elle m’a adressé plusieurs mots différents, que je ne comprenais pas pour la plupart, comme si elle voulait me raconter ce qu’elle était devenue. Elle souriait, c’était déjà énorme. Ce fut l’un des moments les plus émouvants de mes retrouvailles. Véronique, pour moi, demeure la personne phare de mon mandat de responsable de L’Arche de la Vallée, car à travers toute la recherche que nous avions dû mener pour la comprendre, pour en prendre soin avec précaution, elle est demeurée par dessus tout un mystère infini. Elle est l’image de toutes ces personnes blessées dans leur intelligence et dans leur capacité relationnelle. Seul le temps et l’engagement personnel dans la durée peuvent contribuer à établir un espace d’intimité et de réciprocité favorisant la guérison. Ce temps, je ne l’ai pas suffisamment pris ni assez longtemps… Mais l’élan naturel de Véronique vers moi me fut d’une douceur indicible.
Les vrais problèmes
On dit souvent à L’Arche que les personnes accueillies ne posent pas vraiment de problèmes, mais que ce sont plutôt les assistants! Aujourd’hui je dirais autrement: le problème est dans la relation entre les assistants d’une part, et entre les assistants et les responsables d’autre part. Les assistants dont il est question proviennent de n’importe où dans le monde. Le critère d’admissibilité, à cette époque en tout cas, outre les formalités administratives, était essentiellement la bonne volonté. L’Arche accueillait donc des jeunes et des moins jeunes pour en faire dès leur arrivée des « assistants » (Jean Vanier aurait choisi ce mot à partir de son origine latine, dans le sens de « s’asseoir avec ») et non pas des intervenants dans le sens classique du rapport aidant-aidé. Recevoir chaque année une dizaine de nouveaux assistants et en faire des membres d’équipes qui doivent fonctionner de manière cohérente, prenant en compte leurs origines et leurs cultures diverses, est tout sauf évident.
Un jour, Geneviève, la responsable des assistants, vint me parler d’un certain T. C’était un homme à la mi-trentaine qui avait déjà pas mal roulé sa bosse. Ancien légionnaire, il s’était plus ou moins réfugié dans un petit ermitage pas très loin, où le frère Pierre, un bénédictin qui vivait en retrait de son monastère, l’avait accueilli et accompagné. Le frère Pierre s’était porté garant de T. Nous avions donc accueilli cet homme avec confiance, la mienne reposant essentiellement sur le jugement de Geneviève. T. était un homme costaud de 2 mètres, tatoué, avec un faciès dur et peu souriant. Il opérait autour de lui une grande fascination. Son silence sur sa vie passée lui donnait une aura de mystère qu’il se plaisait à cultiver. Il faisait peur également, mais ce n’est que beaucoup plus tard que celles qui vivaient dans le même foyer ont pu l’exprimer. T. avait notamment fait des promesses à une femme présentant un trouble mental qui vivait dans son foyer. Elle en était tombée amoureuse et avait eu avec lui des relations sexuelles consenties, ce qui était totalement interdit dans un foyer de l’Arche, même entre deux assistants! Un jour, M., une autre jeune femme avec un handicap du même foyer, était venue se plaindre que T. l’avait touchée. Elle disait qu’il l’avait invitée dans sa chambre et qu’il l’avait caressée. Des interrogatoires en règle avec T. et M., séparément et puis ensemble, laissaient planer des doutes. Au final, la jeune femme finit par se rétracter complètement, disant avoir tout inventé. C’était vraiment une invention, mais il est fort probable que M. avait été témoin de l’autre relation et qu’elle avait tenté par ce moyen de nous en avertir, en prenant tout sur elle. Nous ne pouvions pas, à ce moment, faire de tels rapprochements avec une autre situation puisque rien ne nous y menait. Mais, à partir de ce jour, T. a commencé à avoir des comportements irrationnels. De mystérieux, il finit par devenir effrayant pour tous les gens de son foyer. Lors d’une soirée communautaire, avec son foyer il avait joué une scénette qui avait laissé perplexes tous les anciens. Après l’avoir rencontré, je convins avec le conseil communautaire qu’il devait partir. Les membres du conseil appréhendaient le moment du départ, la violence contenue de cet homme allait-elle exploser? Il revenait au directeur d’annoncer la décision et d’accompagner la sortie du foyer. Je n’étais pas gros dans mes pantalons! Heureusement, tout se déroula sans problème. T. quitta la communauté. Quelques semaines plus tard, nous apprenions qu’il avait été arrêté dans sa région natale pour des crimes à caractère sexuel sur une ex-conjointe (avant son séjour à L’Arche). T. m’avait écrit une longue lettre dans laquelle il tentait de se justifier. Je n’avais alors aucune idée de ce qui arriverait plus tard, bien après mon départ. Cette femme avec qui il avait eu des relations croyait toujours en l’amour de cet homme! Lorsqu’elle prit conscience que T. ne reviendrait jamais la chercher pour vivre avec elle, elle sombra dans une dépression grave et commit une tentative de suicide. Elle finit par dévoiler toute l’histoire. Mon successeur déposa conjointement avec elle une plainte au criminel. C’est par téléphone que je dus témoigner auprès d’un inspecteur de la gendarmerie française de tout ce que je savais et surtout de ce que j’ignorais. J’aurais pu être jugé pour négligence, mais les explications que j’ai données sur la manière de traiter cette affaire avaient rassuré l’inspecteur. J’ai appris par la suite que T. fut condamné à plusieurs années de prison pour différents abus.
Cette histoire me fait également penser à E., une jeune assistante qui s’est trouvée dans cette équipe, au même moment. E. était une femme visiblement souffrante. Elle avait ses confidentes qui se gardaient bien d’ébruiter quoi que ce soit de ce qu’elle leur confiait, ce qui était un bon gage de leur confiance mutuelle. Pour nous, l’équipe de responsables, il était difficile de l’aider par les moyens formels. Dans la foulée entourant le départ de T., E. s’était assombrie encore davantage. C’est elle qui avait pris la responsabilité du foyer en cours d’année. Avant la rentrée de septembre, elle avait demandé à être retirée du rôle de responsable. Nous étions pratiquement en crise de responsabilité, car bon nombre d’anciens voulaient rester sans porter de responsabilité. Les nouveaux devaient souvent être nommés prématurément responsables pendant que les anciens semblaient se la couler douce, profitant de la relation gratuite avec les personnes accueillies. Le conseil prit la décision qu’il fallait plutôt mettre E. au défi de rester en poste comme responsable ou bien de partir. Elle choisit de quitter et de garder sa colère enfouie dans son silence, ce qui laissa un grand malaise dans toute la communauté. En septembre 2010, alors que je venais de quitter L’Arche-Montréal, je reçus une lettre de sa part, presque dix ans après les événements E. me reprochait un tas de choses, notamment d’avoir gâché une grande partie de sa vie, et même de l’avoir détruite, lui causant des années de reconstruction psychique… J’étais complètement troublé par ces accusations. Mais je ne pouvais changer la perception qu’elle en avait. J’ai répondu. Ma mémoire était un peu défaillante. Elle a répondu et clarifié ses positions. Cet échange de courriels a permis de remettre, un peu, les choses en perspective. Je reconnaissais qu’il était probable que les décisions j’avais prises avec le conseil communautaire pouvaient avoir été vécues comme elle le disait. Je reconnaissais également que mon inexpérience avait sans doute joué un rôle dans le traitement de cette situation. J’ai tenté de lui exprimer toute la compassion possible et surtout mon désarroi devant le fait qu’elle refusait de s’ouvrir sur ses difficultés, à cette époque, du moins avec moi ou une autre personne en autorité. Dans la lettre suivante, le ton passa à celui de la franche discussion sur des souvenirs communs mais interprétés différemment. Dans sa dernière réponse, il n’y avait qu’un seul mot : « Merci ».
Une multitude d’histoires sacrées
J’ai été responsable de cette communauté de janvier 1999 à février 2003. Je garde un souvenir précieux de chacune des personnes accueillies dans la communauté et de chacune et chacun des assistants que j’ai accompagnés ou côtoyés. Je pourrais ainsi raconter des centaines d’autres histoires qui restent à jamais gravées dans mon coeur. À L’Arche, le directeur ou, mieux, le responsable est identifié à l’image biblique du « bon berger ». Il doit connaître chacune de ses brebis s’il veut que celles-ci le suivent. Le temps qui m’a été donné de vivre dans cette communauté n’aura peut-être pas beaucoup marqué les uns et les autres, quatre ans, c’est si peu dans leur histoire. Mais chaque relation que j’ai eue avec l’un et l’autre reste marquée au fer rouge dans ma propre histoire… Je me sens comme un tabernacle qui conserve une part du sacré de chacune de ces personnes. C’est un privilège immense et une responsabilité énorme qui subsiste même longtemps après que je les ai quittées.