Ces histoires gravées pour toujours…

Ce texte fait suite à Les lendemains qui déchantent ou Responsable sans expérience, qu’il est préférable de lire préalablement.

En 1999, mon fils Stéphan, au centre, et Céline, à droite

L’Arche de la Vallée est installée dans les villages de Hauterives et de Chateauneuf-de-Galaure, au nord du département de la Drôme (26) en France. Lors de sa fondation, en 1974, elle avait pris le nom de Moïta qui est resté celui du premier foyer, situé dans le quartier St-Germain, un peu à l’écart de Hauterives.

Quand j’ai pris la responsabilité de la communauté, en 1999, celle-ci venait de vivre une période de grande croissance, passant de trois à cinq foyers et ouvrant un atelier occupationnel de 21 places. Sur les 20 personnes adultes présentant une déficience intellectuelle accueillies dans les derniers mois, 14 présentaient également des troubles de comportements liés le plus souvent à un diagnostic de maladie mentale. Une psychiatre venait donc chaque semaine effectuer une prestation de trois heures pour suivre l’évolution des personnes et assurer le suivi de leur médication, souvent constituée de « cocktails » très finement dosés. Je me faisais un devoir d’être présent à ces séances qui me permettaient d’apprendre énormément, en accéléré, sur les différentes affections des personnes dont j’avais la charge.

On m’avait suggéré de ne pas prendre connaissance des dossiers des personnes, mais plutôt de commencer par les rencontrer telles qu’elles se donnaient à découvrir. C’est ce que j’ai fait. Je ne voulais pas rencontrer la maladie ou la problématique de telle ou telle personne, mais plutôt la personne elle-même, au risque de ne pas savoir comment me comporter, ne pas avoir la bonne distance. C’est d’ailleurs un des points qui avait été relevé dans ma première évaluation après une année. Mon inexpérience alliée à mon manque de connaissances en matière de handicap intellectuel m’ont sans doute quelques fois mis dans l’eau chaude lorsque venait le temps d’intervenir. Par exemple, avec certaines personnes, je montrais d’abord mon côté amical, convivial. En France, il y a, même à L’Arche, un aspect plus marqué que chez nous à propos de la posture du directeur qui doit rester normalement plus distant, en retrait ou « au-dessus de la mêlée ». Cela est utile lorsqu’il est temps de reprendre une personne sur ses comportements. Avec Joël, par exemple, un jeune très envahissant physiquement, je me suis montré très sympathique, acceptant ses accolades. Mais lorsqu’il fallut renforcer l’autorité de son équipe d’intervenants, j’étais tout à coup assez peu impressionnant dans le rôle d’autorité. J’ai donc dû apprendre à manier à la fois le relationnel et le rôle d’autorité.

Des personnes blessées depuis l’enfance

Arrivée quelques semaines avant moi, Véronique était une toute jeune femme avec des traits psychotiques marqués. Dans son établissement, au cours des dernières années, elle avait fait preuve d’une certaine stabilité émotive. Son installation à L’Arche fut un choc terrible pour elle. Elle ne parlait que très peu, avec des expressions difficiles à comprendre. Pendant des mois, elle disait un mot que personne ne comprenait. Et comme nous ne comprenions pas, elle a développé une grande frustration qui s’est peu à peu transformée en une colère et ensuite en une violence inimaginable, à la fois contre elle-même (elle s’arrachait littéralement tous les ongles de ses doigts et parfois des orteils) et contre les membres de son équipe, surtout les femmes. On m’appelait parfois au bureau ou à la maison, en pleine crise, car Véronique venait de passer à l’acte. La première fois que je suis venu à Moïta, son foyer, la responsable du foyer et une autre assistante étaient carrément assises sur Véronique étendue sur le sol. Elle venait de se calmer et les deux assistantes ont pu se lever à ce moment-là. L’une d’entre elles avait été blessée au dos. J’avais beau interroger Véronique sur les motifs de sa colère, elle répétait sans cesse le même mot. Même après avoir communiqué avec les intervenantes de son ancien établissement et que deux d’entre elles soient venues à L’Arche, nous ne comprenions toujours pas ce mot alors que d’autres mots étaient peu à peu répertoriés et documentés sur son vocabulaire. Il a fallu plus d’un an avant que quelqu’un ne fasse le lien avec le mot qu’elle répétait et le numéro de porte de la chambre de son ancien établissement « F8 », « F12 », ou quelque chose comme ça. Véronique demandait simplement, depuis tout ce temps, à rentrer chez elle, dans la chambre F8 qui avait été la sienne durant des années… Entre-temps, Véronique avait dû être médicamentée à fortes doses d’anti-psychotiques qui servaient de camisole chimique afin de la protéger d’elle-même et donner une sécurité aux assistantes (elle ne s’est jamais attaquée aux autres personnes accueillies!). La Véronique adulte à L’Arche, était loin d’être semblable à la jeune fille qu’on nous avait envoyée… Voilà une transition que nous avions manquée, l’établissement qui ne pouvait plus la garder en raison de son âge, et nous qui devions l’accueillir…

J’ai toujours gardé un attachement très fort pour Véronique. Sans doute parce que nous étions nouveaux tous les deux dans ce monde particulier d’une communauté de L’Arche. Sans doute aussi parce qu’elle était si décontenancée de se retrouver là. Peut-être était-elle un peu comme le miroir de ce que je vivais intérieurement. Dans la communauté, normalement, nous avions comme consignes que les femmes prennent soin des femmes et les hommes des hommes. Mais puisque les soins étaient prioritaires, il pouvait arriver qu’un intervenant de l’autre sexe soit appelé à donner un bain ou une douche. La pénurie d’intervenants avait fait en sorte que je fusse appelé à m’occuper de la douche de Véronique. C’était une activité qu’elle aimait bien, alors elle ne s’y opposait jamais. Je me rappelle lorsque je suis arrivé au foyer et que je me suis pointé à la salle de bains. Véronique y était déjà et en moins de temps qu’il n’en faut, elle s’était dénudée et attendait devant moi que je commence la douche. J’étais complètement abasourdi devant la vulnérabilité totalement exposée de cette femme. En ce moment précis, elle était disponible et confiante envers moi qui, pourtant en d’autres occasions, avais dû me mettre en travers de son chemin pour l’empêcher d’attaquer une assistante ou hausser le ton à l’occasion d’une remontrance verbale. Le corps de cette jeune femme « offert » pour les soins d’hygiène aurait pu devenir un corps agressé ou abusé, ce qu’il avait été dans sa jeune enfance. Malgré ses blessures et la psychose infantile sévère qui lui servait de protection contre l’inhumanité dont elle avait été l’objet, elle pouvait encore se poser devant un homme et attendre de lui qu’il soit bon et la touche convenablement. Je me rappelle avoir tenté le plus possible d’éviter de la regarder, de simplement l’orienter avec des paroles, émues, pour qu’elle se lave elle-même partout. On m’avait dit qu’il ne fallait pas oublier de lui laver le dos, ce que j’ai fait avec une grande douceur. Ce corps était devenu sacré et je devais lui vouer un respect infini.

En 2005, lorsque je suis revenu dans la communauté, en transit pour une réunion en Italie, toutes les personnes se précipitaient vers moi pour me saluer. Ma surprise fut de voir que Véronique venait elle aussi spontanément vers moi. En une minute, elle m’a adressé plusieurs mots différents, que je ne comprenais pas pour la plupart, comme si elle voulait me raconter ce qu’elle était devenue. Elle souriait, c’était déjà énorme. Ce fut l’un des moments les plus émouvants de mes retrouvailles. Véronique, pour moi, demeure la personne phare de mon mandat de responsable de L’Arche de la Vallée, car à travers toute la recherche que nous avions dû mener pour la comprendre, pour en prendre soin avec précaution, elle est demeurée par dessus tout un mystère infini. Elle est l’image de toutes ces personnes blessées dans leur intelligence et dans leur capacité relationnelle. Seul le temps et l’engagement personnel dans la durée peuvent contribuer à établir un espace d’intimité et de réciprocité favorisant la guérison. Ce temps, je ne l’ai pas suffisamment pris ni assez longtemps… Mais l’élan naturel de Véronique vers moi me fut d’une douceur indicible.

Les vrais problèmes

On dit souvent à L’Arche que les personnes accueillies ne posent pas vraiment de problèmes, mais que ce sont plutôt les assistants! Aujourd’hui je dirais autrement: le problème est dans la relation entre les assistants d’une part, et entre les assistants et les responsables d’autre part. Les assistants dont il est question proviennent de n’importe où dans le monde. Le critère d’admissibilité, à cette époque en tout cas, outre les formalités administratives, était essentiellement la bonne volonté. L’Arche accueillait donc des jeunes et des moins jeunes pour en faire dès leur arrivée des « assistants » (Jean Vanier aurait choisi ce mot à partir de son origine latine, dans le sens de « s’asseoir avec ») et non pas des intervenants dans le sens classique du rapport aidant-aidé. Recevoir chaque année une dizaine de nouveaux assistants et en faire des membres d’équipes qui doivent fonctionner de manière cohérente, prenant en compte leurs origines et leurs cultures diverses, est tout sauf évident.

Un jour, Geneviève, la responsable des assistants, vint me parler d’un certain T. C’était un homme à la mi-trentaine qui avait déjà pas mal roulé sa bosse. Ancien légionnaire, il s’était plus ou moins réfugié dans un petit ermitage pas très loin, où le frère Pierre, un bénédictin qui vivait en retrait de son monastère, l’avait accueilli et accompagné. Le frère Pierre s’était porté garant de T. Nous avions donc accueilli cet homme avec confiance, la mienne reposant essentiellement sur le jugement de Geneviève. T. était un homme costaud de 2 mètres, tatoué, avec un faciès dur et peu souriant. Il opérait autour de lui une grande fascination. Son silence sur sa vie passée lui donnait une aura de mystère qu’il se plaisait à cultiver. Il faisait peur également, mais ce n’est que beaucoup plus tard que celles qui vivaient dans le même foyer ont pu l’exprimer. T. avait notamment fait des promesses à une femme présentant un trouble mental qui vivait dans son foyer. Elle en était tombée amoureuse et avait eu avec lui des relations sexuelles consenties, ce qui était totalement interdit dans un foyer de l’Arche, même entre deux assistants! Un jour, M., une autre jeune femme avec un handicap du même foyer, était venue se plaindre que T. l’avait touchée. Elle disait qu’il l’avait invitée dans sa chambre et qu’il l’avait caressée. Des interrogatoires en règle avec T. et M., séparément et puis ensemble, laissaient planer des doutes. Au final, la jeune femme finit par se rétracter complètement, disant avoir tout inventé. C’était vraiment une invention, mais il est fort probable que M. avait été témoin de l’autre relation et qu’elle avait tenté par ce moyen de nous en avertir, en prenant tout sur elle. Nous ne pouvions pas, à ce moment, faire de tels rapprochements avec une autre situation puisque rien ne nous y menait. Mais, à partir de ce jour, T. a commencé à avoir des comportements irrationnels. De mystérieux, il finit par devenir effrayant pour tous les gens de son foyer. Lors d’une soirée communautaire, avec son foyer il avait joué une scénette qui avait laissé perplexes tous les anciens. Après l’avoir rencontré, je convins avec le conseil communautaire qu’il devait partir. Les membres du conseil appréhendaient le moment du départ, la violence contenue de cet homme allait-elle exploser? Il revenait au directeur d’annoncer la décision et d’accompagner la sortie du foyer. Je n’étais pas gros dans mes pantalons! Heureusement, tout se déroula sans problème. T. quitta la communauté. Quelques semaines plus tard, nous apprenions qu’il avait été arrêté dans sa région natale pour des crimes à caractère sexuel sur une ex-conjointe (avant son séjour à L’Arche). T. m’avait écrit une longue lettre dans laquelle il tentait de se justifier. Je n’avais alors aucune idée de ce qui arriverait plus tard, bien après mon départ. Cette femme avec qui il avait eu des relations croyait toujours en l’amour de cet homme! Lorsqu’elle prit conscience que T. ne reviendrait jamais la chercher pour vivre avec elle, elle sombra dans une dépression grave et commit une tentative de suicide. Elle finit par dévoiler toute l’histoire. Mon successeur déposa conjointement avec elle une plainte au criminel. C’est par téléphone que je dus témoigner auprès d’un inspecteur de la gendarmerie française de tout ce que je savais et surtout de ce que j’ignorais. J’aurais pu être jugé pour négligence, mais les explications que j’ai données sur la manière de traiter cette affaire avaient rassuré l’inspecteur. J’ai appris par la suite que T. fut condamné à plusieurs années de prison pour différents abus.

Cette histoire me fait également penser à E., une jeune assistante qui s’est trouvée dans cette équipe, au même moment. E. était une femme visiblement souffrante. Elle avait ses confidentes qui se gardaient bien d’ébruiter quoi que ce soit de ce qu’elle leur confiait, ce qui était un bon gage de leur confiance mutuelle. Pour nous, l’équipe de responsables, il était difficile de l’aider par les moyens formels. Dans la foulée entourant le départ de T., E. s’était assombrie encore davantage. C’est elle qui avait pris la responsabilité du foyer en cours d’année. Avant la rentrée de septembre, elle avait demandé à être retirée du rôle de responsable. Nous étions pratiquement en crise de responsabilité, car bon nombre d’anciens voulaient rester sans porter de responsabilité. Les nouveaux devaient souvent être nommés prématurément responsables pendant que les anciens semblaient se la couler douce, profitant de la relation gratuite avec les personnes accueillies. Le conseil prit la décision qu’il fallait plutôt mettre E. au défi de rester en poste comme responsable ou bien de partir. Elle choisit de quitter et de garder sa colère enfouie dans son silence, ce qui laissa un grand malaise dans toute la communauté. En septembre 2010, alors que je venais de quitter L’Arche-Montréal, je reçus une lettre de sa part, presque dix ans après les événements E. me reprochait un tas de choses, notamment d’avoir gâché une grande partie de sa vie, et même de l’avoir détruite, lui causant des années de reconstruction psychique… J’étais complètement troublé par ces accusations. Mais je ne pouvais changer la perception qu’elle en avait. J’ai répondu. Ma mémoire était un peu défaillante. Elle a répondu et clarifié ses positions. Cet échange de courriels a permis de remettre, un peu, les choses en perspective. Je reconnaissais qu’il était probable que les décisions j’avais prises avec le conseil communautaire pouvaient avoir été vécues comme elle le disait. Je reconnaissais également que mon inexpérience avait sans doute joué un rôle dans le traitement de cette situation. J’ai tenté de lui exprimer toute la compassion possible et surtout mon désarroi devant le fait qu’elle refusait de s’ouvrir sur ses difficultés, à cette époque, du moins avec moi ou une autre personne en autorité. Dans la lettre suivante, le ton passa à celui de la franche discussion sur des souvenirs communs mais interprétés différemment. Dans sa dernière réponse, il n’y avait qu’un seul mot : « Merci ».

Une multitude d’histoires sacrées

J’ai été responsable de cette communauté de janvier 1999 à février 2003. Je garde un souvenir précieux de chacune des personnes accueillies dans la communauté et de chacune et chacun des assistants que j’ai accompagnés ou côtoyés. Je pourrais ainsi raconter des centaines d’autres histoires qui restent à jamais gravées dans mon coeur. À L’Arche, le directeur ou, mieux, le responsable est identifié à l’image biblique du « bon berger ». Il doit connaître chacune de ses brebis s’il veut que celles-ci le suivent. Le temps qui m’a été donné de vivre dans cette communauté n’aura peut-être pas beaucoup marqué les uns et les autres, quatre ans, c’est si peu dans leur histoire. Mais chaque relation que j’ai eue avec l’un et l’autre reste marquée au fer rouge dans ma propre histoire… Je me sens comme un tabernacle qui conserve une part du sacré de chacune de ces personnes. C’est un privilège immense et une responsabilité énorme qui subsiste même longtemps après que je les ai quittées.

Responsable sans expérience…

Avec Yolande, en 1999

Ce texte peut être lu de manière autonome, mais on peut préférer le lire après Quand toutes les barrières tombent ou Les lendemains qui déchantent

Un an après mon entrée en fonction à l’Arche de la Vallée, soit au début de l’an 2000, on m’avait demandé d’écrire un témoignage personnel, car dans la structure de l’Arche en France, il y avait plusieurs regards posés sur cette histoire rocambolesque d’un étranger qui ne connaît rien à L’Arche et qui est désigné comme responsable d’une communauté bien établie. Le texte qui suit est la version intégrale que j’avais écrite il y a donc 17 ans!  Lire la suite

Les lendemains qui déchantent

Cet article fait suite à Quand toutes les barrières tombent qu’il est préférable de lire avant.

Philippe (décédé récemment), Janique et Martine

Quand on dit oui à quelque chose d’inouï, il va de soi que les réactions seront variées. Dans un premier temps, on cherche surtout les confirmations et il y en a toujours. Pour un grand maître du discernement, comme saint Ignace de Loyola, les mouvements du coeur ou de l’âme sont à écouter avec attention lorsqu’il s’agit de vocation. Il parle ainsi de consolation et de désolation. Quand on envisage une orientation à sa vie, il y aura consolation si ce qui m’habite est la joie, l’enthousiasme, des réactions positives des autres. Il y aura désolation si la tristesse m’envahit, les gens se détournent de moi, etc. Ceci dit, ni la consolation, ni la désolation ne sont les repères finaux pour les choix. Ils sont des indications à prendre en compte, sans plus. Dans mon cas, après avoir dit oui à L’Arche, les consolations ont été importantes surtout par les nombreuses barrières qui se sont effacées littéralement de la route. Mais un tel choix qui provoque un retournement à 180° ne peut pas ne pas faire de vagues.

Quitter à un sommet

Il y a eu les premières réactions et les autres. Dans un premier temps, les membres de nos familles respectives ont plutôt accueilli notre choix de nous engager à L’Arche avec bienveillance. Par la suite, les interrogations se sont faites plus insistantes. En quoi consiste un engagement? Est-ce pour la vie? Avez-vous le droit de sortir? Pourra-t-on vous voir? Toutes ces questions qui témoignent de la méconnaissance d’un mouvement international qui est pourtant largement reconnu en dehors des frontières d’origine de Jean Vanier, son fondateur. Les réponses apportées semblaient le plus souvent rassurantes.

Dans l’entreprise, il en fut autrement. Julien, mon patron de Québec avait semblé à demi-surpris. Il connaissait mes « penchants » pour la religion, la justice sociale, etc. Il me connaissait également pour mon empathie, mes valeurs humaines. Le temps n’était pas favorable à ce que je quitte, mais en homme d’affaires expérimenté, il avait déjà envisagé une suite. Les collègues de mon bureau à Paris ont été moins subtils. MTLI partageait ses locaux avec des associés de Julien qui travaillaient dans divers domaines connexes. Ils étaient partenaires. Ce sont eux, le plus souvent, qui ouvraient les portes pour que nous puissions démarcher les clients. J’avais établi une relation de confiance avec les uns et les autres, même si on me considérait évidemment comme le jeune Canadien encore en apprentissage, ce qui était juste. Michel avait peu réagi à mon annonce. C’était un homme peu loquace sur ses sentiments, comme tant d’autres. Il semblait quand même avoir un certain intérêt pour mon choix, d’autant qu’il avait une fille adulte qui nécessitait un accompagnement soutenu. Paul était un homme charmeur, chaleureux, ouvert. Il fit comme si l’annonce de mon choix ne l’atteignait pas et se réjouit rapidement pour moi.

Le mois de septembre me parut bizarre. J’étais fort engagé dans l’entreprise, en semaine, mais je quittais prématurément le vendredi pour me rendre à Hauterives, y retrouver ma famille. Il est possible qu’en raison de ces allers-retours, j’ai été moins conscient de ce qui se tramait derrière mon dos. Nadia fut envoyée de Québec pour me seconder. Julien avait prévu qu’elle me succéderait. Ne me connaissant pas, elle s’investit rapidement auprès des partenaires pour la continuité. Mais elle entendit également des choses à mon propos. Fin novembre, Julien vint à Paris. Nous primes le temps de parler un peu. À un moment, il m’interrogea sur ce que c’était réellement l’endroit où je m’en allais. Il avait visiblement besoin de vérifier des choses. Lorsqu’il fut rassuré, il me demanda si j’avais entendu ce qu’on racontait à mon propos. Il me dit que le bruit courait abondamment que j’avais été endoctriné et que je partais dans une secte religieuse répertoriée dans une liste officielle. Je finis par savoir que l’auteur de ces rumeurs n’était autre que Paul. Après m’être assuré que rien ne liait L’Arche de Jean Vanier à un quelconque répertoire de sectes en France, je m’en vins confronter Paul. J’étais en colère. Il s’était dit mon ami. Il me souriait chaque matin. Et pendant des semaines, il encourageait les gens à me voir comme un faible qui s’était laissé endoctriné. Je lui démontrai qu’il avait tout faux. L’Arche, loin d’être vue comme une secte, était un partenaire reconnu par l’État et les nombreux Départements dans lesquels elle était implantée. Si L’Arche faisait une place centrale à la dimension spirituelle, ce n’était certainement pas pour brimer les consciences et limiter les libertés, mais au contraire pour en déployer tout leur potentiel! La longue démonstration qu’il subit et les reproches au nom de l’amitié finirent par l’atteindre et il se montra alors fort malheureux d’avoir ainsi causé du tort. Il me promit qu’il allait réparer auprès des gens à qui il avait parlé afin de rétablir les faits. Je ne sais pas s’il l’a fait effectivement, mais sa promesse me suffisait.

J’avais surtout mal du fait que la plupart des employés que j’avais accompagnés, soutenus et défendus m’avaient peu à peu tourné le dos. Seules quelques personnes, dont Annie, Michel et Pierre sont demeurées loyales et le sont toujours après ces années. La fête de départ qu’on me fit à la mi-décembre avait le goût amer de la désolation. Mais pour embrasser un choix vocationnel, ne faut-il pas aussi qu’il comporte de telles conséquences?

Arriver dans un monde inconnu

Chaque fois qu’il était possible, je venais à L’Arche de la Vallée le vendredi pour pouvoir assister au conseil communautaire qui était l’équivalent d’un comité de direction. Je n’étais pas encore le directeur, mais on avait eu pour moi cet égard de déplacer la réunion au vendredi afin de me permettre d’y être de temps en temps. J’ai eu droit à quelques tests. Le premier jour, en début de réunion, Geneviève me remit le Prions en Église et me demanda « Tu veux bien nous faire prier, Jocelyn? » Comme j’ai dû paraître nul à cette occasion. Oui, j’étais croyant. Oui, j’avais étudié en théologie. Oui, j’allais à la messe hebdomadaire. Mais faire prier un groupe ne faisait pas partie de mes expériences majeures, surtout pas récentes!

On nous avait proposé de faire les vacances de Noël avec un groupe de la communauté, histoire de nous apprivoiser avec quelques membres et pour mieux connaître la réalité d’un groupe de L’Arche. Un de ces groupes devait passer 10 jours à Cuise-la-Motte, tout près de Trosly-Breuil, le lieu où tout a commencé pour L’Arche. Céline et les enfants avaient accepté sans gaieté de coeur. Pour moi, c’était une chance de poursuivre ce que j’avais commencé avec L’Arche à Paris depuis quatre mois. Le responsable de ce groupe était un homme dans la jeune trentaine avec une courte expérience de L’Arche et plusieurs années de vie communautaire en silence complet, chez les Chartreux! Il y avait dans le groupe David, un jeune adulte trisomique avec de graves problèmes de comportement. Pour un rien, David se mettait en colère et frappait tout ce qui bougeait autour de lui. Un soir, au restaurant, il poussa violemment toute la vaisselle qui était disposée devant lui, suscitant un silence gêné de tous les clients. Le responsable du groupe le poussa fermement dehors pendant qu’on ramassait les objets avec la serveuse apeurée. J’étais le futur directeur. J’étais complètement incompétent à gérer ce genre de situations, encore moins habile à évaluer la réaction vive du responsable. Je découvrais une partie de la réalité que j’aurais à gérer dans quelques jours et j’étais effrayé. Je doutais alors de l’appel que j’avais reçu. Dieu peut-il vraiment nous appeler à une telle chute hors de nos zones de confort et de compétences?

Le 3 janvier, je prenais ma première journée de travail. Ce que j’avais vécu dans ce restaurant aurait dû me préparer à ce qui surviendrait. Yolande, l’une des toutes premières femmes accueillies dans un foyer de l’Arche de la Vallée, était absolument ingérable depuis quelques semaines. Comme bien d’autres personnes vivant avec une déficience intellectuelle, la perspective du changement de directeur l’affectait sérieusement. Ce petit bout de femme avec laquelle j’avais versé quelques larmes, le 24 juillet, lorsque je fus présenté à toute la communauté, s’avérait d’une tyrannie phénoménale. L’équipe des assistants de son foyer n’en pouvait plus. Yolande était passée à la douche froide presque chaque jour. J’étais estomaqué devant les récits qu’on me faisaient et des méthodes employées. Dès le deuxième jour, j’avais à prendre une décision: il fallait que Yolande quitte pour un temps, sinon nous allions perdre toute l’équipe d’intervenants. Qui étais-je donc pour prendre une telle décision? C’est Marie-Paule qui fut ma plus grande conseillère. Elle était responsable des foyers et donc des personnes accueillies. Elle me suggéra d’envoyer Yolande passer un temps de retrait dans la communauté de Lyon. J’organisai les choses avec Georgette, la responsable. Yolande quitta non sans recevoir des remontrances de ma part et des objectifs précis sur lesquels réfléchir. L’équipe souffla un peu. Je leur demandais de voir comment chacun pourrait réaccueillir Yolande à son retour, mais j’avais devant moi des gens brisés par la violence de Y0lande et leur propre violence qu’ils avaient eux-mêmes extériorisée. Brice, par exemple, fut pris à un moment d’une telle colère qu’il frappa violemment dans une armoire dont il fracassa la porte! Ce petit bout de femme, minuscule même, avait le pouvoir de faire surgir la violence d’un apôtre de Gandhi comme Brice…

Peu de temps avant que je prenne mon poste, Jacques, un ancien de L’Arche qui avait beaucoup souffert de décisions de responsables, m’avait invité à « donner ma vision » lorsque je prendrais mon rôle. Donner ma vision? Quelle était donc ma vision? Et qu’est-ce qu’une vision? J’ai été tourmenté par cette question durant plusieurs jours. En prévision de ma première soirée communautaire, j’avais tenté d’écrire un beau « discours de vision », mais je ne pouvais rien dire d’autre que de la théorie. Lorsque l’occasion arriva, je quittai mon texte et me limitai à déclarer à tous que ma vision, ce serait d’être à l’écoute pendant au moins six mois. J’allais rencontrer tous les membres de la communauté, individuellement ou en groupes, afin de les connaître et de prendre connaissance de leurs visions! À mon avis, c’était sans doute la meilleure vision à donner à ce moment-là! J’avais dû être inspiré.

Mais ça n’avait pas convaincu tout le monde. Geneviève était l’une des fondatrices de la communauté qui allait célébrer 25 ans cette année-là. Elle avait quitté quelques années pour Trosly-Breuil, mais était revenue pour assumer à mi-temps le rôle de responsable des assistants (du personnel) et celui de coordinatrice régionale. Elle avait donc une autorité supérieure à la mienne en ce qui regarde toutes les communautés du sud-est de la France, mais une autorité qui ne s’exerçait pas sur la nôtre en raison de son appartenance. C’était certainement une situation frustrante pour elle qui voyait un jeunot étranger prendre un rôle aussi important. De plus, comme elle partait sans cesse à l’extérieur pour accompagner les communautés, un grand nombre d’assistants venait me rencontrer pour des problèmes qu’ils devaient régler. Mon sens pratique et ma propension à rendre service me commandaient alors de leur donner des réponses ou de poser des gestes qui relevaient normalement de Geneviève. En début de février, Geneviève demanda à me voir. Elle était doublement en colère. Elle était fâchée contre l’équipe de discernement. Elle ne croyait pas que c’était un bon choix de confier une grande communauté comme celle-ci à un homme inexpérimenté et qui ne connaissait rien à la vie communautaire ni au handicap. Elle m’en voulait aussi parce que j’avais pris des initiatives en rapport avec son rôle de responsable des assistants. Ce jour-là, je m’en rappelle fort bien, j’ai d’abord tout admis tout ce qu’elle disait. Oui, l’équipe avait peut-être fait erreur. Oui, j’avais joué dans ses plates-bandes. Mais j’ai eu cette inspiration qui l’a démontée: « Ce n’est ni toi ni moi qui ai voulu que je me retrouve ici à ce poste. Tu crois comme moi en la puissance de l’Esprit Saint. Tu as prié avec toute la communauté pour qu’il envoie un berger. C’est moi qui suis arrivé là. Toi et moi n’avons qu’une chose à faire: faire confiance que son choix a pu être le bon et faire en sorte que ça soit vrai. » Geneviève a quitté mon bureau. Notre collaboration s’est améliorée nettement après cette altercation (et parce que je me suis mêlé de mes affaires!).

En fait, cette transition fut réellement pénible. Je parlerai une autre fois de l’adaptation de nos jumeaux qui n’a en rien aidé notre intégration à cette région. Chaque jour, je me demandais ce que je faisais là. Je devais prendre les bouchées doubles pour apprendre mon rôle, apprendre L’Arche, apprendre les lois et règlements sur le handicap, les règles administratives sur la tenue d’un établissement pour adultes handicapés, la gestion des ressources financières, matérielles, humaines, les relations avec les élus, le voisinage, etc. Il me semble qu’en moins d’un an, j’ai fait l’équivalent d’au moins deux maîtrises!

Une seule chose m’habitait tout ce temps: je ne savais pas pourquoi j’étais là, je me savais incompétent, limité, maladroit, je n’aimais pas mon travail comme j’avais aimé le précédent, j’avais si peu de gratifications en fait… Mais, compte tenu des circonstances qui m’avaient conduit là, j’avais la conviction la plus intime que j’étais à ma place, car c’était là que Dieu m’avait voulu. Et être assuré de ça, ce n’est pas rien!

La suite par ici : un écho de Céline Les lendemains qui m’émerveillent—>

Quand toutes les barrières tombent

Cet article fait suite à Le blues du businessman qu’il est préférable de lire avant celui-ci. 

Une visite avec des amis au Chateau de Crussol (Ardèche)

Janvier 1998. Julien est venu de Québec avec une intention bien claire: me faire signer un contrat pour au moins une autre année avec MTLI à Paris. Fort du succès récent, les négociations sont faciles. L’augmentation proposée est substantielle. Nous évaluons que cette expérience apporte son lot de bienfaits. Céline et moi faisons le choix de rester. Le rythme de vie typiquement parisien se poursuit donc. Je rentre de plus en plus tard, car pour réussir en affaires, il faut attendre à 18h pour communiquer avec les clients. C’est là que tout se joue!

Avec le succès, les employés se montrent de plus en plus gourmands. Les avantages fiscaux ne suffisent plus. Des concurrents accourent dès l’arrivée de nouveaux conseillers pour faire leur maraudage. La qualité des candidats recrutés attire ces compétiteurs avides de profiter de nos efforts et ils parviennent à faire des offres alléchantes puisqu’ils n’ont rien à assumer des frais de recrutement, de transport et d’hébergement ainsi que les frais légaux pour l’immigration. De plus en plus, mon rôle consiste donc à flatter les conseillers, leur faire prendre conscience de ce que la compagnie a investi pour les faire venir et finalement les augmenter quand même pour approcher les offres des concurrents. Mes clients en sont contents. Pas moi. J’ai de plus en plus le sentiment de gaspiller mon empathie naturelle et mon nouveau talent de gestionnaire au service d’enfants gâtés.

Pentecôte 1998

Tel que convenu avec Louis Pilote, nous prenons le TGV en famille, tôt  le 30 mai, pour nous rendre à Hauterives, dans la Drôme. Louis nous attend à la gare à Lyon. Arrivés à la maison, l’accueil d’Eva et des quatre enfants est chaleureux. Céline et les gars sont émerveillés par la nature champêtre de ce coin de pays et de tout ce ça rend possible, en particulier avec des animaux. Plusieurs fois je les entend dire qu’ils aimeraient habiter un coin comme celui-ci. Nous passons donc un bon weekend à nous raconter nos vies. Louis et moi parlons beaucoup de L’Arche. Il doit quitter la direction de sa communauté. La famille prend une année sabbatique à partir d’août avec un projet de voyage familial à vélo depuis Vancouver jusqu’au Mexique! La communauté lui cherche un successeur avec, semble-t-il, des réponses négatives de plusieurs personnes « appelées » l’une après l’autre.

Le dimanche en fin d’après-midi, Louis m’annonce qu’il doit passer quelques minutes à la communauté, car un assistant (intervenant) a vécu sa confirmation et on lui fait une fête. Il doit au moins faire acte de présence. Il me propose de l’accompagner. Je convainc également Céline de venir avec nous. Nous rencontrons donc ces quelques 80 personnes qui sont dans une joie indescriptible. Dès qu’on nous voit arriver, certaines se précipitent vers nous, visiblement « handicapées ». Elles nous demandent qui nous sommes, pourquoi nous sommes là. « Nous sommes des amis de Louis, oui, Canadiens comme lui », que nous répondons. Mais cette ambiance a tôt fait de nous inclure dans le groupe en fête. Nous saluons les uns et les autres. Nous partageons ces sourires et cet accueil qui ne s’inventent pas. Même Céline y passe un bon moment, notamment auprès des personnes avec un handicap. Nous revenons à la maison. Louis me confie qu’il a signalé notre présence à une certaine Marie-Paule, membre de « l’équipe de discernement » instituée pour trouver un nouveau responsable de communauté, en lui mentionnant que je ferais un bon directeur. Je l’en remercie, sachant très bien que ça ne sert à rien d’y songer, avec la femme que j’ai!

Le lundi matin, jour férié, nous nous préparons à quitter. Louis doit nous ramener à la gare en tout début d’après-midi. Après avoir répondu à un coup de fil, il vient me dire que « la » Marie-Paule, intriguée par la mention de Louis, souhaiterait nous rencontrer avant notre départ. Le scénario qui se déroule alors est digne d’une émission de Surprise sur prise. Vers 10h, Louis propose aux enfants d’aller faire un tour à vélo. Eva dresse une table avec croustilles et Coke sur la terrasse. Et une voiture surgit dans l’entrée. Je dis à Céline: « Euh… le comité de sélection envoie quelqu’un nous parler ». Elle n’y croit pas un mot. Lorsque Marie-Paule se présente, Céline dit: « Pilote, où es-tu caché? Où sont les caméras? » Et malgré cette ambiance déroutante, la conversation s’engage. Marie-Paule ne se laisse pas démonter. Elle nous interroge sur notre désir de vie communautaire et sur notre intérêt par rapport à L’Arche. Céline n’y va pas avec le dos de la cuillère: « L’Arche? Jamais pour moi. Je ne me vois nullement côtoyer des personnes handicapées. Elles sont laides. Elles ne sont pas intelligentes. J’ai même du dédain pour elles. » Et vlan! Marie-Paule a cette réaction géniale: « Vous me rassurez! Moi, les gens qui adorent les personnes handicapées sans les connaître, je les fuis comme la peste. Je préfère les gens qui mettent des distances, car on entre en relations avec elles en s’apprivoisant mutuellement, pas en s’embrassant sans se connaître. » Dans la conversation qui suit, Marie-Paule parvient à obtenir de notre part des réponses sensées. Elle démonte tous les arguments de Céline qui, après deux heures, finit par abdiquer: « Je ne sais pas ce qui vient de se passer, mais j’ai une conviction profonde : nous allons bientôt être ici. »

Entendant cette annonce prophétique, les bras m’en tombent. J’en perds mes moyens. Un peu gêné face à Marie-Paule, je dis à Céline: « Tu sais, ce n’est pas possible. C’est un comité qui décide. On ne se porte pas candidat à un poste dans L’Arche. Et puis, tu le sais, j’entame demain ma deuxième année de contrat! » Bref, je paniquais. Marie-Paule a sans doute vécu ce moment avec une certaine frayeur également. Elle s’est hâtée de ramener les choses à la réalité… Elle n’a surtout pas de mandat pour nous recruter. Elle n’a même pas le droit de nous voir pour en parler. Mais compte tenu de ce que nous avons échangé, elle osera suggérer à l’équipe de discernement qu’elle considère favorablement notre candidature comme famille et la mienne comme futur directeur.

Impossible… Vraiment ?

Dans sa vieille Citroën DS  1970, Louis nous ramène à la gare en toute hâte, compte tenu du retard que nous avions pris. Si ce n’était des vagues extrêmes causées par cette voiture-bateau filant à toute allure, j’aurais dit que mes nausées étaient causées par les sentiments intérieurs qui m’habitaient. Je connaissais Céline assez pour savoir que lorsqu’elle dit oui, les choses se font, c’est ainsi. J’étais inquiet. Je me rappelle que nous avons fait silence et que les regards que nous avons échangés en disaient long. Nous sommes rentrés à la maison. J’ai repris le travail. Nous voulions sans doute oublier un peu ce qui venait de se passer.

Une semaine plus tard, je reçois un coup de fil d’un certain Philippe Delachapelle, le coordinateur de L’Arche en France. Il a été mis au courant de l’existence d’un couple dont le mari pourrait même être appelé à un poste de responsable de communauté. Marie-Paule avait fait son travail de persuasion (ce n’est pas peu dire, car elle nous confia que ce fut un moment très dur à passer, vu le blâme qu’on lui fit d’abord bien sentir avant de l’écouter vraiment). Philippe demandait à nous rencontrer, en compagnie de Christine McGrievy, la coordinatrice régionale déléguée pour la communauté. Le rendez-vous eut lieu sur la butte Montmartre, pas très loin de notre cabaret minable!

Dès le départ, Philippe voulut mettre les choses au clair: « Monsieur et Madame Girard, sachez que ça n’arrivera jamais, en France, qu’une communauté appelle un étranger qui ne connaît pas L’Arche pour un rôle de directeur! » Avant même de m’asseoir, je fis un geste de repartir. « Écoutez, j’ai un bon boulot. Nous ne demandons rien, vous nous avez convoqués à cette rencontre. Nous pouvons en rester là si vous voulez… » Philippe s’est alors vite rattrapé en souhaitant malgré tout vérifier notre aptitude comme couple à la vie communautaire. Pour le reste, ce n’était pas de leur ressort. Nous avons donc partagé durant plus de deux heures sur notre vie, nos aspirations, notre foi, mon expérience de travail, etc. Au terme de ce questionnaire approfondi, Christine et Philippe ont simplement dit: « Nous sommes sous le choc. Nous avons le sentiment que vous feriez une très bonne famille engagée dans l’Arche. Et même pour un poste de responsable, si on nous le demande, nous ne nous y opposerions pas, compte tenu de tout ce que nous avons entendu. » J’étais complètement effrayé par ce que je venais d’entendre. Ce que Céline avait pressenti pouvait donc éventuellement se réaliser.

Mais le silence est revenu après cette rencontre. Connaissant l’urgence de remplacer Louis, je finis par l’appeler pour savoir s’il avait eu vent de quoi que ce soit. Marie-Paule l’avait en effet informé que le duo parisien avait bien confirmé sa perception, mais que l’équipe de discernement préférait encore chercher quelqu’un d’autre en révisant la liste des gens écartés au début du processus. C’est ainsi qu’un membre de la communauté fut appelé à prendre le rôle. Il discerna trois semaines avant de donner sa réponse, fin juin. Cette réponse négative devint pour l’équipe de discernement le signe qu’elle pouvait considérer sérieusement ma candidature. Quelqu’un m’appela le lundi soir, 29 juin, pour demander à fixer une rencontre avec l’équipe. Mais c’était pratiquement impossible: nous quittions toute la famille pour nos vacances au Québec le 4 juillet! Et j’avais devant moi une grosse semaine de travail à accomplir…

Dans la conversation, je mentionnai que j’avais un rendez-vous d’affaires à Genève le 2 juillet. Sur une carte, Genève ne me paraissait pas si loin de la Drôme. La personne me demanda quelques minutes et me rappela. Quelqu’un viendrait me chercher à Genève pour m’emmener à Grenoble où, exceptionnellement, le comité se réunirait afin de me rencontrer. Et c’est ce que nous avons fait. C’est Marie-Paule qui vint à ma rencontre, ce qui était fort rassurant. Le trajet dura deux heures et demie durant lesquelles elle me parla de la communauté, de son expérience, de l’intuition qu’elle portait depuis le début face à nous, de sa confiance que je ferais un bon responsable… Arrivés à Grenoble, nous avons discuté près de trois heures avec les membres du comité avant qu’on me demande de me retirer à l’extérieur, par un temps froid, pluvieux et humide, afin qu’ils puissent discerner. J’appelai Céline pour lui faire part de ce que je venais de vivre et de mon appréhension, vu que tout semblait aller comme pour les deux autres entretiens. Nous étions vulnérables, mais ouverts à ce qui surviendrait par la suite. Elle m’a rassuré, ma confiance reposait sur sa conviction. Hubert, le président du Conseil d’administration, n’ayant pu participer à la rencontre, apprit au téléphone que les membres du comité étaient unanimes à vouloir « m’appeler à la responsabilité ». Ce dernier résista tant qu’il put, d’où un le délai à me laisser poireauter dehors. Plus tard il me fit part de ses réactions: « Qui pouvait me faire admettre qu’un ami d’enfance de Louis Pilote, un Québécois, qui ne connaît pas l’Arche, deviendrait son successeur? Était-on en train de créer une filière québécoise à L’Arche de la Vallée? » Il finit par se rallier à la pression du groupe. C’est alors qu’on me fit enfin entrer, j’étais transi. Je tremblais de froid, mais sans le froid, j’aurais tremblé de peur… Et c’est à ce moment-là qu’on me fit cet appel: « Jocelyn, après tous les événements du dernier mois, les confirmations qui ne cessent de se produire, la qualité de votre couple et les compétences que tu as, nous souhaitons te demander de discerner pour toi-même si tu te sens appelé à prendre la relève de Louis et devenir le prochain responsable de L’Arche de la Vallée. »

Pour Céline et moi, les choses avaient évolué de manière telle que si cet appel devait m’être lancé lors de cette rencontre, j’allais dire oui. Nous croyons tous les deux en l’action du Saint Esprit. Les barrières étaient nombreuses et réelles à ce qu’un tel appel me soit fait. Ce n’était pas possible et ces mots nous avaient été répétés à maintes fois. Et pourtant, toutes les barrières sont tombées pour atteindre la fin de cette folle histoire, notamment pour la suite…

  • Je fis une demande au comité de me laisser un temps pour terminer correctement mon engagement avec MTLI. Acceptée. Un intérim de cinq mois fut convenu avec Jean-Marc, celui qui avait été appelé juste avant moi, qui assurerait l’intérim. Je commencerais dans mon rôle en janvier 1999.
  • D’ici là, Céline et les enfants s’installeraient dès septembre près de la communauté afin que ceux-ci puissent fréquenter une école et ne pas avoir à changer en cours d’année.
  • L’Arche à Paris accepta ma demande pour être hébergé pour quatre mois, histoire de me permettre une expérience concrète d’une vie en foyer avec des personnes ayant un handicap mental et d’être sous une forme de mentorat avec Catherine, la responsable de cette communauté.
  • Notre maison de Québec fut vendue à nos locataires en moins d’une heure avec tous les meubles. Nous avons pu organiser un déménagement par bateau de toutes nos affaires personnelles avant la fin de nos vacances.
  • Je pus me défaire sans complication de mon bail déjà signé pour une autre année à Joinville-le-Pont.
  • Et un logement temporaire fut trouvé pour notre famille, a priori hors de nos moyens, mais même là, le propriétaire fut sensible à notre situation et nous rendit les choses accessibles.
  • Les quatre mois de salaire bonifié avec MTLI me permirent de rembourser les dettes d’études afin d’arriver sans entrave financière dans notre nouveau patelin et dans mon nouvel emploi qui me voyait  diminuer mes revenus de 60%.
  • Les transferts de nos permis de séjour pour la famille (avec droit à l’école pour les enfants) et de mon permis de travail furent traités sans difficulté par la Préfecture de la Drôme.

Tout ce qui précède n’est qu’une simple énumération pour vous, mais des démarches complexes pour ceux qui doivent les réaliser. Comme on dit, les astres étaient alignées et la voie s’ouvrait avant même que nous ne l’empruntions.

Quand nous sommes arrivés au Québec, le 4 juillet, pour y passer un mois en compagnie de nos familles. Nous devions annoncer que ce n’est pas une autre année, mais au moins quatre ans que nous passerions en France. Tout ceci fut si rapide que nous n’avions même pas eu l’occasion d’en parler ouvertement avec eux avant.

Que dire après ce récit? Pour Céline et moi, quand un projet est confié dans l’abandon aux mains expertes de Dieu, son Esprit se met au travail et dénoue ce qui est noué, débloque ce qui est bloqué, rend possible ce qui ne l’est pas. Et que tout ceci ait débuté en pleine Pentecôte me paraît un clin d’oeil spectaculaire de l’Esprit de Dieu qui a gravé à jamais cette expérience dans notre chair. « Car à Dieu, rien n’est impossible. » (Luc 1, 37)

La suite par ici : un écho de Céline Je ne voulais pas ça—>

L’adoption n’était pas pour moi !

Ce texte est un deuxième écho de Céline à mes articles. Il fait suite à celui intitulé Quand l’enfant ne vient pas.

Steve et Stéphan avec leur nouvelle grand-maman

Le deuxième OUI avec Jocelyn, encore plus difficile que le premier, a été de m’ouvrir à l’adoption. Déjà, adolescente, je m’imaginais enceinte et avoir des filles… Moi qui ai grandi dans une famille majoritairement masculine (8 gars pour — ou contre ? — 1 fille), j’étais certaine que mon corps se refuserait à produire des garçons! Sans blague, je souhaitais ardemment avoir des filles. Au moins une, hein ?

Nous avons dû attendre sept ans avant qu’une proposition d’enfants nous arrive soudainement, comme on tombe enceinte ! Sept ans, c’est long en mois et en jours d’ovulation… 84 mois et beaucoup, beaucoup « d’essais » pour enfanter. Et des litres de larmes à pleurer mon infertilité.

Alors lorsque cette « annonce » est venue soudainement, j’ai d’abord senti un NON surgir : je ne souhaitais pas de jumeaux… et ils étaient « vieux » ! Lorsqu’on rêve d’un petit poupon, voir débarquer dans notre vie deux enfants qui ont déjà presque trois ans… OUFFF ! C’est dur pour une personne qui a le NON facile ! Encore plus difficile lorsqu’il s’agit d’une « primipare » !!!

Mais j’ai dit OUI. Et nous sommes partis rencontrer la maman. J’étais pleine de questions et d’inquiétudes. Je pressentais les difficultés à venir. Je suis une personne très intuitive… et j’aurais préféré que mes intuitions me mentent, mais…

Lorsque nous sommes allés chercher les jumeaux, je me souviens encore du mouvement intérieur qui me poussait à prendre mes jambes à mon cou et fuir ! Je crois que je n’ai jamais eu autant peur de ma vie. De « vrais » enfants, pas juste un désir ou un rêve mais la réalité crue ! Steve me dévisageait et me remplissait d’un fort sentiment d’insécurité… face à sa propre insécurité. Qui étais-je pour prétendre remplacer sa maman naturelle ? Je n’avais hélas aucune prétention à ce moment : cela m’aurait sans doute aidée un peu de me sentir pleine d’assurance, mais j’étais au contraire dévastée par la peur. Sérieusement, je serais repartie chez moi en disant : c’est trop dur, je renonce. Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit là… et quand il a fallu les mettre dans notre voiture le lendemain matin, j’ai ressenti une douleur incroyable. Ces petits ne méritaient pas ce qui leur arrivait. Je me sentais comme un kidnappeur d’enfant… J’avais le sentiment de leur voler leur vie…

Alors ce OUI, je l’ai dit, mais c’est dans ma foi que j’ai du puiser l’énergie du OUI. L’abandon dans la foi en mon Dieu d’Amour, mais dans la terreur intérieure face à mes incapacités et mes limites. Et malgré tous ces tourments intérieurs, si c’était à refaire, je redirais OUI encore une fois. Parce que ce fut pour moi une chance unique de connaître ces enfants merveilleux et parce qu’ils m’ont aidée à grandir. Je redirais oui à Steve et Stéphan : ce sont des perles précieuses dans ma vie.

Voilà comment j’ai dit OUI à l’adoption… une première fois : parce qu’il y en a eu d’autres elles aussi précédées par des NON. Mais ça, ce sont d’autres histoires à vous raconter…

La suite par ici : Adoption, post-partum et reconstruction—>

Le blues du businessman

Un Noël en France

Décembre 1997. La compagnie MTLI Informatique était en pleine expansion à son bureau de Paris dont j’assumais la direction depuis moins de six mois. Nous avions déjà plus que doublé les effectifs et nous formions une petite communauté hot de Québécois à Paris. Un esprit de famille se développait et nous sentions que le vent était favorable pour le développement des affaires.

Quelques jours avant décembre, Céline et moi étions allés souper dans un petit cabaret assez médiocre, dans le genre « trappe à touristes » dont on nous avait pourtant dit du bien. Le but était de vérifier si notre groupe s’y plairait pour le « party » de bureau. Disons que ce n’est pas le genre de lieu pour une conversation profonde et où l’on se met spontanément à parler de ses manques, de ses aspirations, de ses rêves! Et pourtant, pendant que le spectacle suivait son cours, que les effeuilleuses et les travestis faisaient de leur mieux pour aiguicher les spectateurs, une femme et un homme n’y portaient que peu d’attention, car un dialogue intime les animait… (J’avoue avoir regardé un peu, quand même!)

Réussir n’est pas tout

Après six mois en France, je faisais avec Céline un premier bilan. Je prenais conscience que j’étais assez doué pour les affaires — je n’y suis pour rien, il paraît que c’est de famille. Mais quelque chose n’était pas comblé par ce succès. C’est alors que nous avons évoqué les rêves que nous portions lorsque nous nous sommes mariés. Nous avions inscrit sur notre faire-part : « Entourés de l’amour du Christ, nous voulons vivre de son détachement ». Nous vivions à Paris. Je gagnais un salaire plus qu’honorable. La maison était fréquemment remplie d’ « amis ». Au plan social, c’était l’image d’une belle réussite.

Mais ce soir-là, au cabaret,  nous avons pris conscience que nous nous étions éloignés de nos buts. Notre projet n’était pas de servir ces enfants gâtés de l’informatique. C’était pourtant ce que je faisais chaque jour: amadouer des informaticiens pour les garder dans l’entreprise afin de respecter la promesse que nous faisions à nos clients de leur offrir du personnel stable. Derrière le mot « détachement », nous mettions quelque chose comme « être assez libres face à nous-mêmes pour répondre à ce que Dieu veut ». Je n’avais pas le sentiment que nous étions dans la ligne de notre désir. Après deux heures d’échange, nous avons convenu que nous ne durerions pas dans ce genre de vie, que quelque chose nous serait « proposé ». Nous avions posé un regard clair et lucide sur les choix qui nous avaient menés jusque là. Cette soirée nous laissait une impression de joie et d’appréhension, tout à la fois. Mais le lendemain, la vie quotidienne reprenait le dessus. Les enfants allaient à l’école. Céline s’occupait de tout à la maison. Je travaillais beaucoup et finissais tard. Cette soirée n’avait-elle été qu’un rêve?

Le coup de fil

J’avais un ami, Louis Pilote, originaire d’Arvida comme moi. Nous avions fait partie pendant trois ans d’un groupe de pastorale scolaire appelés « Les Goélands » (en rappel à l’histoire de Jonathan Livingstone, le goéland). Ce groupe se réunissait tous les lundis soirs et nous avions développé une belle camaraderie grâce à Fernand, le prêtre accompagnateur, et à Max et Lise, un couple attachant. J’étais dans ma dernière année de secondaire quand Louis, mon aîné de trois ans, avait donné signe de vie. Il était en France, au sein d’une communauté de L’Arche. Avec le groupe, nous avions fait des recherches pour en connaître le fondateur, Jean Vanier. Cette expérience de vie communautaire avec « des personnes ayant un handicap mental » me fascinait. Louis est rentré au pays pour compléter ses études, et puis il est retourné dans cet établissement de Hauterives, dans le département de la Drôme. Après quelques années, il en devint le directeur.

En décembre 1997, il était toujours à ce poste. Je reçus un coup de fil de sa part. L’une des intervenantes étrangères qui travaillait dans sa communauté se trouvait être une bonne amie de ma mère! Celle-ci avait informé Louis que j’étais à Paris avec ma famille. Au téléphone, Louis commença par se montrer fâché du fait que je n’avais pas donné signe de vie depuis notre arrivée en France. Ce sujet avait été particulièrement chaud entre Céline et moi.

La vérité, c’est que nous étions venus en France en 1988 et avions fait un détour chez Louis à cette époque, le temps d’un weekend. Nous y avions connu Eva, son épouse allemande, et trois de leurs enfants. Louis nous avait fait visiter un foyer de L’Arche. Comme j’y étais prédisposé, j’avais été séduit. Céline avait plutôt été « confirmée » que L’Arche n’était pas pour elle. Peu de temps après nous être connus, en effet, je lui avais fait part de mon intérêt pour la vie communautaire et pour L’Arche. Mais elle ne parvenait aucunement à se voir proche de personnes avec une déficience intellectuelle. Depuis que nous étions installés en France, je proposais souvent à Céline de partir un weekend pour faire une visite en famille à mon ami Louis, à 600 km de Paris. Mais elle refusait systématiquement: « pas question, ces gens-là sont trop parfaits », disait-elle (elle expliquera sans doute elle-même). Bref, je n’osais pas l’appeler, de peur que j’aie à refuser une invitation presque certaine. Ce soir-là, quand Louis me rejoint par téléphone, il me reprocha mon manque d’égard au nom de notre amitié. Je baragouinai quelques vérités faibles: le temps qui manque, le travail qui prend, l’adaptation des enfants qui est difficile, etc. Louis m’annonça alors qu’il venait passer quelques jours à Paris et qu’il aimerait bien nous rencontrer. Nous avons convenu d’un moment pour nous retrouver le lundi suivant à une bouche de métro. Il me pardonnait…

Lorsqu’il fit irruption dans ma voiture « de fonction », il me dévisagea et contempla mes habits d’hommes d’affaires. Il ne put s’empêcher de me dire quelque chose comme « Wow, tu réussis! » Et je répliquai, de but en blanc: « Je réussis, mais je ne suis pas dans ma vocation… » Drôle de conversation pour deux amis qui ne se sont pas vus depuis plusieurs années! Louis passa la soirée avec nous. Céline finit par lui avouer son blocage à venir chez lui. Il nous fit promettre de venir passer un weekend. Celui de la Pentecôte en mai serait un bon moment. Louis nous quitta dans la bonne humeur. Nous étions à mille lieues de nous douter que cette visite allait être la prémisse d’un changement majeur dans notre vie. Comme quoi les oui sont toujours préparés dans les coeurs, bien avant le moment de les prononcer!

La suite par ici : Quand toutes les barrières tombent—>

Mes « N’OUI » à la vie (écho)

Ceci est une « réplique » de Céline, mon épouse, au premier article de ce blogue. Sans s’y engager, elle a choisi de publier ses commentaires à mes articles, en écho aux oui que je raconte…

En lisant les articles de Jocelyn sur son nouveau blogue, plus personnel, j’en suis venue à me questionner sur ce que pourrait être ma « réponse », mon « écho » à ce qu’il partage. Et puisque je fais partie de ses « oui » (et de sa vie!), je me donne le droit de réplique !

Je suis une personne dont le réflexe est de dire  presque toujours NON face à des nouvelles situations. Pourtant, depuis ma toute tendre enfance, j’ai toujours désiré, du plus profond de mon être, dire un grand, un immense OUI d’amour à Dieu. Dire OUI à tout ce qu’il me propose de vivre m’a amenée à dire oui à des réalités que pourtant j’aurais eu envie de fuir ! J’ai dû apprendre à dire oui à des situations que je ne souhaitais pas… Et mon premier réflexe était de dire NON ! La plupart du temps, c’était d’abord un « noui » avant d’adhérer réellement.

Le tout 1er « N’OUI » a été pour Jocelyn. J’avais « essayé » la vie consacrée… j’avais dit oui… mais ce n’était véritablement pas pour moi, pas là qu’était MA place, MA mission. Alors j’ai attendu… attendu… attendu… OUF ! c’était long ! Mais ça a valu la peine ! Lorsque j’ai rencontré Jocelyn, il avait tout juste 21 ans et moi… 25 ! Alors bien entendu, si je l’avais connu avant, il ne m’aurait sans doute pas attirée vu notre écart d’âge. Déjà, je trouvais ça limite un peu… Il a donc fallu que je dise oui à notre écart d’âge… et de taille (il fait bien 6 cm de moins que moi) !  Moi qui m’étais JURÉ que JAMAIS je ne jetterais les yeux sur un gars plus petit ou plus jeune, je me retrouvais en amour avec ce jeune homme qui correspondait en tous points à celui que j’attendais, SAUF 2 : âge et taille ! Il m’a été difficile de m’adapter à cette différence parce que j’étais une personne TRÈS « psychorigide », comme certains aimaient à m’appeler !

J’ai donc dit OUI, en demandant du même coup la Grâce pour le dire en profondeur. J’ai mis près d’un an à cesser de me sentir gênée d’être plus grande que Jocelyn… pauvre amour ! Mais j’y suis arrivée.

Dire oui à la « différence » de Jocelyn a sans doute été LE pas qui m’a ouverte à accueillir les autres OUI de ma vie. Jocelyn a été le « défricheur » de ma terre intérieure.  Il m’a amenée à m’ouvrir àla vie. Quandje l’ai connu, j’étais une personne fragile, inquiète et surtout dont le « quotient » de l’estime de soi était déficient… À travers Jocelyn, j’ai touché l’Amour et la Fidélité de mon Dieu. Et lentement, la force de la Vie a émergé en moi. Vivre avec Jocelyn a été pour moi un chemin de Résurrection. Et j’en rends grâce tous les jours.

Parmi tous les oui que j’ai été appelée à dire, je n’en regrette aucun. Ils m’ont tous fait grandir, certains plus que d’autres. Mais finalement, nos oui à Dieu sont un chemin d’épanouissement. Dieu nous ouvre des horizons nouveaux… et la nouveauté est souvent source de croissance lorsqu’on y adhère pleinement.

Puisque Jocelyn a choisi de raconter les oui qu’il a prononcés et les miens par conséquent, je vous propose donc de venir découvrir comment j’ai vécu les mêmes événements. Ça s’appellera donc « Consentir à la vie ».

A plus tard!

Céline Therrien

La suite par ici : Quand l’enfant ne vient pas—>

À nous, Paris !

Avertissement: si vous arrivez sur cet article sans avoir lu les précédents, il est conseillé de commencer par le début. Mais vous pouvez quand même prendre le train en marche… 

La fabrication d’une « tourtière du Saguenay » en territoire français

Pour que vous puissiez me suivre, je dois préciser quelques différences d’attitudes qui nous distinguent, ma femme et moi. Sachez qu’on nous avait prédit à maintes reprises que nous ne pourrions pas former un couple, pas longtemps en tout cas! Toutes les « interpréteuses » de signes, toutes les pseudo-astro-médiums à qui nous ne le demandions surtout pas, condamnaient notre couple par avance en raison de notre incompatibilité évidente et du mal que nous pourrions nous faire l’un et l’autre…

Dire oui en même temps, le vrai défi

Moi, je suis un rêveur. J’ai toujours rêvassé à des changements, des voyages, des rencontres extraordinaires, etc. Plus jeune, je m’imaginais spontanément dans des rôles prestigieux. En rêve, j’ai commencé ma « carrière » comme missionnaire. J’ai visité l’Afrique, évangélisé l’Amérique latine. J’ai étudié dans les grandes universités. Rien ne m’était inaccessible, même pape! (Oh! Comme je serais mal dans la peau d’un pape ces jours-ci!) Un jour, j’ai été médecin et c’est moi qui ai eu l’intuition de Médecins sans frontières. Un autre jour, j’étais économiste et mes travaux de recherches permettaient d’inventer le système économique pour le 3e millénaire et la survie de l’humanité. Un jour, j’allais succéder à René Lévesque et j’allais contribuer à construire un Québec fier de lui-même et reconnu comme un « grand » petit pays! Si vous avez lu le récit de ce blogue, vous aurez compris pourquoi j’avais choisi de commencer comme jésuite, car un jésuite, ça étudie, ça voyage, ça change le monde, ça peut même (en théorie) devenir pape… Mégalomane? Ne vous inquiétez pas, je sais revenir sur terre…

Céline était une fille d’un minuscule village de Charlevoix. Seule fille parmi 8 garçons, elle a dû rapidement se mettre aux travaux ménagers pour soutenir sa mère. Son horizon était vaste car elle avait le grand fleuve St-Laurent au confluent du Saguenay comme panorama. C’est peut-être cette vue quotidienne qui lui donnait de rêver, elle aussi, de voyages. Comme elle le dit elle-même souvent, partir de chez elle pour étudier à Chicoutimi, c’était déjà un grand voyage! Plutôt timide, un peu « sauvage », chaque pas dans la nouveauté présentait un caractère extraordinaire: quitter « son temps d’une paix » pour Chicoutimi; revenir à St-Siméon pour son premier poste d’infirmière; s’intégrer à un institut séculier féminin tout en changeant de municipalité et de travail; tout quitter et revenir à Chicoutimi plutôt mal en point, reprendre un petit travail hors de son champ d’études, n’avoir, finalement plus beaucoup d’aspirations, sauf trouver un mari plus grand et plus âgé (ce que je ne suis pas) et avoir quelques enfants, surtout des filles (que nous n’avons pas eues)… En clair, Céline avait plutôt envie d’une vie rangée, centrée sur la petite famille, à l’abri des problèmes du monde.

Bref, elle avait marié un petit jeune, adopté deux garçons, et poussé la famille à s’installer à l’écart de Québec, à Notre-Dame-des-Laurentides, où elle retrouvait derrière la maison la forêt vaste comme dans son enfance plutôt que des voisins gênants… Et moi, au coeur de cette « petite vie », je continuais de faire des projets. À chaque fois que je voyais quelqu’un faire une expérience hors de l’ordinaire, je me projetais dans ses pas. L’entreprise où je travaillais avait depuis quelque temps fait l’acquisition d’un petit bureau de recrutement à Paris. Quelques conseillers y étaient détachés pour des périodes plus ou moins longues. J’étais très intéressé de connaître ce qu’ils avaient vécu et vu. J’avais partagé à Céline ce rêve de partir un an, en famille, pour vivre et travailler là-bas. Ce serait bon pour les enfants, une expérience unique, et ils profiteraient pour s’enrichir d’une autre culture… J’avais bien des arguments, mais je frappais chaque fois le mur de béton que j’ai résumé ainsi : « Non, jamais en 100 ans »! De plus, je n’avais pas de qualifications pour un poste en informatique, alors je pouvais bien rêver.

Les non de Céline étaient si fréquents qu’ils avaient un effet pernicieux sur moi. Sa réaction primaire était toujours négative. Elle avait toujours mille raisons pour refuser. Les enfants étaient le plus souvent sa raison essentielle: ne pas les perturber, ne pas les changer de routine, ne pas les faire dormir en voiture pour éviter qu’ils soient fatigués, etc. Lorsque j’arrivais à casser ses arguments en arrangeant les choses, elle avait d’autres raisons. Quand il n’en restait plus, elle me servait alors le fameux « j’ai pas envie, bon! » Je pouvais toujours rêver, ça n’arriverait pas. Sauf que… Sauf que lorsqu’elle a dit oui pour quitter Chicoutimi et s’installer à Québec, je n’étais pas prêt. Lorsqu’elle a dit oui pour les jumeaux, je n’étais pas prêt. Lorsqu’elle s’est mise à chercher une autre maison, je n’étais pas prêt. Assumer les conséquences de nos oui semblait plus difficile pour moi, car je devais me préparer après coup!

Je travaillais depuis 1990 dans l’entreprise de mon frère Mario et son associé Julien. Nous étions à un moment charnière chez GESPRO Informatique car les deux associés étaient à un carrefour dans leur relation professionnelle. Ils avaient choisi de se séparer et de répartir les actifs de l’entreprise. Julien partait avec les affaires européennes et marocaines, Mario restait avec celles du Québec en compagnie du troisième actionnaire, la Coopérative de travailleurs (je raconterai peut-être cette histoire une autre fois). Julien cherchait un autre « homme » à envoyer à Paris en lieu et place de celui qui était directeur là-bas. Différentes personnes lui avaient glissé le nom de Jocelyn pour occuper ce poste, dont Mario… Devant cette convergence, Julien finit par me demander de le rencontrer pour discuter de mon intérêt éventuel. J’étais, vous en doutez, enthousiaste à l’idée, mais je savais que je devrais partir seul, pas question. J’ai donc simplement écouté Julien et répondu poliment que j’en parlerais avec mon épouse…

« Jamais en 100 ans! » fut la réponse de Céline (plus ou moins). Hors de question. Nous venions juste de nous installer dans cette nouvelle maison. Les jumeaux venaient juste de commencer dans cette nouvelle école. Seule ma tristesse devant cette occasion manquée avait semblé la toucher… mais pas assez.

Un doctorat avec ça?

Depuis quelques mois, je mettais les bouchées doubles pour terminer ma thèse de doctorat, un programme commencé en 1986. Je devais tout terminer avant 10 ans sinon tout était perdu. J’avais obtenu un dernier délai. Je finis donc par clore le fameux manuscrit et le déposer avant la fin de l’année 1996. La défense avait été fixée au 13 mars 1997. Un jury formé de quelques pontes québécois de la théologie m’entendit, débattit et délibéra. Ce soir-là, par moins 32 degrés, devant quelques membres de ma famille qui avaient osé affronter le froid à Chicoutimi, on me recommanda unaniment pour le titre de Philosophiae Doctor (Ph.D.). On fit donc la fête chez mes parents. Après une ou deux coupes de champagne (peut-être plus), Céline, dans l’effervescence du moment, lança tout de go: « Qu’en diriez-vous si nous partions toute la famille pour un an à Paris? » Vous imaginez ma surprise! Bien entendu, tout le monde s’est mis à questionner sur le projet, même si je m’empressais de dire que ce n’était peut-être plus possible, car j’avais tardé à répondre à Julien. Il était possible que le poste ne soit plus disponible.

Ce soir-là, quand nous nous sommes retrouvés seuls, nous avons beaucoup parlé. Le petit « exploit » que j’avais accompli en complétant un doctorat avec tout ce que nous avions vécu depuis notre mariage avait peut-être éveillé le goût d’aventures de ma Céline. En réalité, elle me confia qu’elle y voyait une façon de changer de décor, de quitter un environnement qui lui paraissait hostile… Elle était prête. Je ne l’étais pas! En fait, j’avais un petit boulot de responsable des communications, essentiellement à l’interne. Je connaissais les affaires par les diverses soumissions que je veillais à finaliser pour l’envoi aux clients. Mais diriger tout un bureau, avec le poids de la responsabilité du succès ou non, dans un contexte déjà pas très encourageant, dans une culture que je ne connaissais pas du tout, c’était quand même un défi de taille. Le oui de Céline devenait quasiment mon cauchemar. J’avais tellement poussé pour qu’elle consente que je ne pouvais plus reculer. J’ai vite fait de revoir Julien dès le lendemain et nous avons pu discuter concrètement. Il a confirmé son intérêt dans ma candidature. J’allais partir le 31 mai et être formé pendant un mois par le directeur de l’époque, Alain, que je connaissais bien et qui m’appréciait assez pour me supporter!

Je pris l’avion seul, le 31 mai et on m’offrit le petit appartement de la compagnie, dans le 11e arrondissement, tout près de la Bastille. Céline viendrait me rejoindre plus tard avec les enfants lorsque j’aurais trouvé notre lieu d’implantation. Une famille française louerait notre maison pour une année. J’ai trouvé un arrangement semblable pour notre famille, dès le début d’août. C’est ce qu’on appelle là-bas un pavillon, à Joinville-le-pont. Une sorte de maison adossée à une autre, avec un minuscule jardin. Mais, à la différence de Paris intra-muros, ça donnait l’impression d’être un peu chez nous.

Voilà donc un autre oui commun, celui de tout laisser derrière nous et de partir comme ça, ailleurs. Ça paraît simple. C’est plus compliqué, dans notre cas. Mais nous étions bien là. Je travaillais dans le 8e arrondissement, à deux pas des Champs-Élysées. Je remontais les affaires de l’entreprise qui devinrent florissantes en quelques mois. Nos garçons eurent cependant du mal à s’intégrer, leur scolarité battait déjà de l’aile au Québec, alors là-bas, il fallait s’accrocher. Céline avait une journée chaque semaine pour elle seule. Elle marchait des quartiers de Paris et revenait enchantée de ses découvertes. Dans un contexte où elle montrait un visage de plus en plus serein, pourquoi ne pas y rester une autre année? Ce oui là fut plus facile à synchroniser, jusqu’au moment où un vieil ami, Louis Pilote, entra en scène… Mais ça, c’est un autre chapitre!

La suite par ici : Le blues du business man—>