En quoi suis-je encore son père?

Texte écrit à la demande d’une amie dans le cadre d’une recherche sur le traumatisme de filiation.

Ma femme et moi avons accueilli notre dernier fils en vue de son adoption en juillet 2006. Il avait 16 mois et avait un pronostic d’une maladie assez rare. Trois mois plus tard, nous apprenions que l’enfant avait « seulement » des séquelles de négligence sévère. Il avait passé neuf mois auprès de sa mère qui n’avait pas la capacité de s’en occuper et un père aux prises avec de graves problèmes de consommation et de violence. Les sept mois suivants ont été pour lui comme le ciel lorsque pris en charge par une famille d’accueil « de luxe ».

Son placement chez nous fut donc un traumatisme de plus. Personne n’en était conscient à ce moment. Tout le monde croyait qu’il s’adapterait. Il ne manifestait aucune émotion bien qu’il nous frappait et nous pinçait souvent. Son développement a été particulièrement suivi par des spécialistes pour l’aider à rattraper ses retards de développement. Ses comportements étaient souvent impulsifs pouvant aller jusqu’à la violence. Ses diagnostics : TDAH, trouble de la parole, trouble d’attachement d’abord insécure qui s’est muté à l’âge de 11 ans en un trouble sévère. C’est d’ailleurs à partir de son onzième anniversaire qu’il a commencé à se comporter de manière encore plus étrange, ajoutant le pica et l’automutilation à ses habitudes quotidiennes.

La protection de la jeunesse est entrée dans notre vie à la suite de signalements de la part de personnes de bonne volonté. Bien sûr, notre enfant allait mal, mais nous avions la conviction d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour l’aider à se développer. Placé en centre jeunesse, nous avons tenté à trois reprises de le reprendre à la maison en suivant la progression et les conseils des éducateurs, mais chaque fois il sabotait ses succès et repartait accompagné par les policiers.

Aujourd’hui, il a près de 16 ans. Il alterne entre une unité de traitement individualisé et une unité de garde fermée. Il doit souvent passer devant la justice pour des voies de fait et des menaces de mort. Lors de sa dernière fugue, il est venu chez nous pour y pénétrer par effraction et causer des dégâts.

Cette semaine, j’assistais à sa révision des mesures de protection. Il demeurera au centre de réadaptation au moins pour la prochaine année, probablement jusqu’à ses 18 ans. Avant sa dernière infraction, il nous demandait encore si nous allions le reprendre « après le centre ». Que répondre à son enfant que nous avions toujours désiré et accompagné quand il est devenu si imprévisible?

Durant cette réunion, alors que nous n’avions eu aucun contact avec lui depuis son intrusion à notre domicile, il est monté en moi un sentiment de tristesse irrépressible. Entendre tous ces rapports de l’un et l’autre intervenant dans sa vie, découvrir des choses sur son enfant qu’on reconnaît de moins en moins, le mot qui décrivait le mieux ce que je sentais était « désappropriation ». Je l’ai exprimé ainsi au groupe à mon tour de parole. La réviseure a voulu reformuler en proposant « désengagement ». Je l’ai reprise vivement : je ne me suis jamais désengagé de la vie de mon fils. Mais ce qu’il en fait et le système de protection mis en place autour de lui ont fini par me dépouiller de mon rôle, de ma place, de l’affection et du soutien que je devrais lui manifester chaque jour, tout comme je le fais pour son grand frère trisomique que je continue d’aller border tous les soirs.

Toutes ces années à chercher à garder un lien significatif avec lui par-delà toutes les mesures et les intervenants ont fini par m’user. Nous habitons à un km du centre jeunesse. Nous passons devant l’édifice parfois plusieurs fois par jour. Ce bâtiment est devenu pour moi le symbole de la perte de mon identité de père, même si le système me jure le contraire…  

Jean Vanier, la grande déception

Note: ce texte a été originellement publié sur Presence-info.ca le 21 février 2020. Il a été primé dans la catégorie « Opinion » par l’Association des médias catholiques et oecuméniques (AMeCO). Comme je parle beaucoup de Jean Vanier dans les pages de notre expérience, il va de soi que ce texte trouve aussi sa place ici.

Décédé l’an dernier à 90 ans, Jean Vanier avait eu un parcours sans tache, au point où peu doutaient de sa canonisation rapide, tellement il représentait un modèle de sainteté. Mais une plainte adressée à L’Arche internationale, en 2016, suffit à instiller une très petite brèche dans son cercueil déjà en voie de sacralisation.

Les dirigeants de L’Arche internationale ont entendu cette première accusation et n’ont pas hésité à confronter leur fondateur qui leur a donné une version contradictoire. L’affaire n’a pu aller plus loin, compte tenu que la victime n’a pas voulu intenter un procès. Mais c’est dans la foulée d’un reportage de la chaîne ARTE sur des religieuses abusées, en mars 2019, faisant état des exactions du père Thomas Philippe, qu’une deuxième accusation visant Jean Vanier a véritablement fait trembler les fondations.

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Dès lors, l’organisation créée par le Canadien allait plus loin dans ses investigations. Des premiers éléments, à partir de sources incontestables, ont conduit à des révélations inattendues. Ses dirigeants n’ont donc pas hésité à mandater un cabinet britannique spécialisé pour procéder à une enquête indépendante dont le rapport a été rendu public par L’Arche internationale le 22 février.

Une image à revoir

L’enquête externe confirme que Jean Vanier connaissait depuis 1950 les méthodes du père Thomas et ses pratiques d’abus spirituels et sexuels sur des femmes; qu’il a fait partie de l’Eau vive jusqu’à sa fermeture en 1956, une communauté de type sectaire fondée par le Père Thomas, amalgamant mysticisme et sexualité et ayant fait l’objet de condamnation par le Vatican; qu’entre 1956 et 1964, année de fondation de L’Arche, le Canadien a continué de fréquenter d’ex-membres de l’Eau vive et à correspondre avec le père Thomas, malgré l’interdiction; qu’il aurait lui-même été initié très tôt à ces rituels érotico-mystiques; plus encore, que ces pratiques se seraient poursuivies dans le plus grand secret, de connivence avec le père Thomas et d’autres ex-membres de L’Eau vive, dans les années de fondation de L’Arche à Trosly-Breuil.

Plus grave encore, au moins six femmes adultes (sans handicap) ont dénoncé Jean Vanier lui-même pour des faits présumés survenus entre 1970 et 2005, certaines ayant fait part de séquelles psychologiques importantes. Il s’agit d’allégations similaires à celles reprochées au père Thomas, soit d’abus sexuels déployés progressivement dans le cadre d’accompagnements spirituels, ce qui implique une emprise psychologique fragilisant la personne accompagnée et la rendant plus susceptible de se soumettre à des gestes intimes contre son gré. Six femmes et la question se pose: pourrait-il y en avoir d’autres?

Quand je désignais Jean Vanier, l’an dernier dans ce média, comme un géant d’humanité, je laissais aussi entrevoir une part d’ombre inconnue dans son héritage. Qu’allions-nous découvrir de ce qu’il savait, ou non, des comportements pervers du père Thomas? Personnellement, je ne voyais pas comment il pouvait ne pas avoir eu vent des exactions commises par son mentor. Mais la non-dénonciation de faits de nature vraisemblablement criminelle, si elle demeure une faute grave, n’a rien à voir avec le fait d’en être complice et même engagé dans ce que nous découvrons comme une collusion.

Le fondateur de L’Arche, tout en ayant été à l’origine d’œuvres caritatives parmi les plus inspirantes de tous les temps et un penseur hors-pair sur la dignité du corps et des plus fragiles, s’avère aussi, comme d’autres grands fondateurs avant lui, avoir été un abuseur de consciences.

Le «dernier saint vivant» aura donc vécu une double vie: l’une, exaltant son célibat, marquée par le prestige, la reconnaissance internationale et la vénération des milieux religieux grâce à ses livres, ses conférences et retraites spirituelles, le tout associé à une œuvre planétaire prodigieuse. L’autre clandestine, déréglée, à propos de laquelle il aura maintenu et imposé le secret le mieux gardé, et qu’il aura niée jusqu’à son dernier souffle, acceptant la production tardive d’œuvres biographiques complaisantes. Une vie de sainteté ternie par un mensonge qui a duré près de 70 ans!

Les organisations qu’il a créées ou inspirées comme L’Arche, Foi et Lumière, Foi et Partage et Intercordia sont plongées aujourd’hui dans un tourbillon de sentiments et de questions qui ne sauront sans doute jamais trouver de réponses satisfaisantes puisque leur saint homme les a emportées avec lui dans sa mort. Cela n’a pas empêché L’Arche internationale de prendre les moyens pour chercher à faire la vérité sachant que cela affecterait les personnes ayant un handicap et les «assistants» vivant dans les communautés ainsi que toutes les personnes et les groupes qui les soutiennent.

Cette histoire sordide s’est produite à partir d’une théologie mystique pervertie dès le départ dans laquelle Jean Vanier fut très tôt endoctriné par le Père Thomas. Elle démontre comment le pouvoir religieux, mis entre les mains d’hommes quelconques, finit souvent par se muter en syndrome narcissique prêtant le flanc aux abus (moral, sexuel, spirituel), en particulier lorsque des disciples en viennent à renoncer à leur conscience propre pour suivre ce que le maître leur suggère sournoisement «pour leur plus grand bien»!

Ce qu’il faut préserver

Il est rassurant de constater que cette affaire ne présente aucune dimension systémique, les faits ayant été circonscrits à Trosly-Breuil, et qu’elle semble n’incriminer que Jean Vanier, le Père Thomas et leur petit groupe d’anciens de L’Eau vive qui sont tous décédés.

Il faut se consoler davantage à l’effet qu’aucune personne ayant un handicap accueillie à L’Arche ou rencontrée autrement ne soit concernée.

Enfin, faut-il le rappeler, le rapport qu’entretenait Jean Vanier à l’argent pourrait l’avoir immunisé contre d’autres formes de corruption. En effet, il a, au vu de tous, mené une vie modeste, ne prenant rien pour lui-même. Ses livres rapportaient des sommes importantes tout comme les prix qu’on lui a décernés, notamment le Prix Templeton. Tout cet argent était remis pour le développement des communautés de L’Arche dans le monde, et plus spécialement dans les régions les plus pauvres.

Et pourtant, s’il y a une chose à craindre de la chute du géant, c’est malheureusement de ce côté. Des communautés situées en régions appauvries en Afrique, en Amérique du Sud dont Haïti et au Moyen-Orient n’ont pu tenir jusqu’à présent que grâce aux fonds recueillis par les communautés mieux nanties et par les subsides qui proviennent de L’Arche internationale, elle-même largement tributaire des royautés et des prix remportés par son fondateur. Comment cette structure d’assistance pourra-t-elle encore se maintenir sans son pilier central? En effet, si la célébrité et la crédibilité de Jean Vanier généraient des dons provenant de tous les coins du monde, ceux-ci risquent d’être affectés, un peu comme lorsqu’un scandale éclate dans une multinationale et que le cours des actions dégringole. Ce serait un prix injuste à payer compte tenu que l’organisation et les personnes démunies et sans voix qu’elle sert n’ont rien à voir avec la déchéance du fondateur.

Jean Vanier a créé de grandes choses et en a inspiré plus d’un à l’imiter dans cette descente de soi pour devenir pauvre avec les pauvres, handicapé avec les personnes handicapées, vulnérable avec les plus fragiles. Je fus moi-même fortement touché par cet homme. Depuis l’âge de 15 ans, je l’ai admiré et j’ai voulu le connaître, lui ressembler dans ses attitudes fraternelle, inclusive et œcuménique, dans sa pensée si profonde, si pleine d’humanisme. L’avoir côtoyé en quelques occasions me paraissait un privilège immense. Comme des milliers d’autres, il me faudra désormais faire la part des choses entre l’homme et son œuvre, entre le manipulateur et sa vision prophétique, provoquant peut-être en moi une forme de dissonance cognitive comme lui-même a dû l’expérimenter au cours des années passées à se cacher derrière sa bonté. Il devra en être ainsi pour tous ceux et toutes celles qui voudront contempler la beauté et la vérité de son action monumentale par-delà l’homme, tout en compatissant avec ces femmes victimes d’un duo soudé par une déviance spirituelle.

Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces personnes qui ont fréquenté Jean Vanier, en particulier à ceux et celles qui furent ses plus proches, tant en amitié que dans la collaboration à son œuvre. Combien d’entre eux doivent aujourd’hui se sentir trahis dans la confiance accordée? Il n’y a pas de mot pour décrire des sentiments aussi forts lorsqu’on assiste à la chute d’un dieu.

À corps et à coeur captifs

attente

Une nouvelle période de relations interrompues et me voici plongé à nouveau dans une tristesse souterraine. Pour une seconde fois, je l’apprivoise avec la poésie.

Quand je ressasse ce printemps
Où tu es entré dans ma cour
Mon cœur, soudain, devient brûlant
La joie me paraît de retour.

Un bref instant et le chagrin
Reprend sa place au quotidien
En suppléance de ta présence
Que m’a volée l’adolescence.

Tu fus toujours bien différent
Et te croyais si important
Tu as grandi restant en marge
En profitant de ton air barge.

J’espérais que tu trouves ta voie
Mais jamais on ne m’a montré
Qu’avec le temps un tel fossé
Allait te distancer de moi.

Malgré l’apport de tant d’experts
Et mes efforts renouvelés
Je n’ai su te garder rivé
À mon cœur attristé de père.

Plus tu t’éloignes à coup de frasques
Et plus je m’accroche à tes pas
Je revois ton p’tit air fantasque
De t’aimer ça ne m’arrête pas.

Je m’effraie de l’enfer qui vient
Par l’entêtement de tes choix
Tu as bien le droit de faire tiens
Les drames qui se préparent pour toi.

En vérité si je te suis
Ce n’est pas de moi que tu fuis
Mais de ton être abandonné
Par ceux qui auraient dû t’aimer.

Si ton corps en a la mémoire
Qu’il se rappelle le temps d’après
Quand tout ton être se fondait
En celui qui te rassurait.

Un jour je le sais, je le sens
De tes pensées tu guériras
Tout alors sera différent
Et ton père enfin tu verras.

Il est là à scruter le temps
Où ton regard se tournera
Pour évaluer autrement
La vie qu’il t’a voulu donner.

Sa peine s’apaisera enfin
Son cœur en fera tout autant
Quand tu joueras au survenant
De retour après tout ce temps.

Ce jour-là n’hésite surtout pas
Pour célébrer sans faux-fuyant
Reviens te jeter dans ses bras
Qu’il te tend sans ressentiment.

Jocelyn Girard, 3 avril 2019

Puisque je ne peux plus t’aimer

Pour certains êtres déchirés par le trouble de l’attachement,
L’amour des proches est souvent plus ravageur que guérissant.

Je t’ai pris dès lors que fût décidé ton projet de vie.
Tu es entré dans la mienne telle une flèche perçant mon cœur,
Me rendant accro à toutes tes petites manies.
Depuis ce jour, j’étais à tes côtés pour consoler chacun de tes pleurs.

Pour tenter d’éviter que tu sois, comme un autre de mes gars,
Écorché par le trouble de l’attachement,
Je me suis collé à toi, te prenant constamment dans mes bras.
Tu ne détestais pas, tu en étais même friand jusqu’à pas longtemps.
Les heures à te bercer pour que tu trouves enfin le sommeil
Ont creusé en mon âme le sillon de ta présence perpétuelle.

Ton développement serein fût notre priorité.
C’est ainsi qu’il fût décidé de déménager
Dans une maison chaleureuse qui deviendrait ta terre,
Un jardin immense pour te permettre d’explorer,
Une école tout près pour te donner de la stabilité
Et où tu puisses être entouré d’amis qui deviendraient des frères.

La vie s’est chargée de faire tournoyer tous ces rêves échafaudés.
Cela a commencé très tôt, par de petits soubresauts,
Des comportements inquiétants qui nous ont conduits aux gens de métier.
Fasciné par le jeu d’échecs, tu nous as tous devancés et de trop.

Si tôt survenue, l’adolescence t’a donné de nouveaux moyens,
Pour faire éclore ce qui, depuis toujours, semblait ton destin.
C’est par cette porte qu’il a resurgi, comme un triomphe attendu,
Le trouble de l’attachement que nous croyions exclu.

Aujourd’hui, te manifester que tu es aimé,
Provoque en toi plus de souffrance que de bonté.
On nous invite à la neutralité : surtout ne pas montrer que nous sommes liés,
Encore moins que tu nous manques, pour éviter de te troubler.

D’une crise à l’autre, de menaces à d’autres, de blessures en blessures,
De fugues à colères plus graves encore,
Tu sembles te diriger vers des drames plus durs,
Dont les conséquences t’éloignent sans cesse de notre bord.

Désormais il y a des mots que je ne peux plus dire,
Ces mots qui pour tant d’autres ont l’heur de guérir.
Pour que tu puisses survivre à la peur de l’abandon,
Je me résous à la neutralité : ce sera ma nouvelle religion
Puisque même Dieu semble impuissant, avec sa Passion,
À te guérir de ce mal qui te pousse à l’autodestruction.

Autrefois tu étais un fils bien-aimé.
Désormais je te libère de mon amour.
Je m’en tiendrai à demeurer informé
Jusqu’au moment où ton être apaisé
Éclairera de nouveau mes jours.

Jocelyn Girard, 25 mars 2018

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La Passion du Christ selon Xavier

Dis-nous à quoi ressemble…

val_notre-dame1Après avoir passé trois jours et trois nuits au rassemblement annuel des familles Emmanuel au Camp Papillon dans les Basses Laurentides, Il descendit de la montagne et se rendit, à leur invitation, chez les moines de Saint-Jean-de-Matha. Une foule immense ayant entendu qu’il allait s’y rendre le précéda.

À son arrivée, on lui bloqua le passage. Alors un ancien s’avança et lui demanda : « Maître, nous sommes vieillissants et nous venons en ce lieu pour être rassurés. Dis-nous à quoi ressemble le royaume de Dieu ».

Il leur répondit :

Le royaume de Dieu est comparable à une fête anniversaire d’une association modeste où des familles de tous les coins du pays s’étaient rendues pour répondre à un appel les poussant à être ensemble avec leurs semblables. On y trouvait les anciennes familles ayant des enfants biologiques et d’autres adoptés. Ces familles avaient été des pionnières à regarder autrement les enfants différents, ceux qui avaient la réputation d’être inadoptables et qu’on laissait le plus souvent aux soins des institutions charitables, parce que, minimalement, il ne convenait pas de les laisser mourir. Ces familles avaient en commun la conviction qu’à un moment de leur histoire et à ce moment de l’histoire de l’humanité, le cœur de certains couples avait été préparé à cette nouveauté qui consiste à regarder autrement les enfants rejetés, ceux dont le pronostic annonçait une vie misérable et de qui l’on disait qu’ils ne pourraient jamais rien faire de bon. Ce regard – sans doute un reflet du regard de Dieu – leur indiquait qu’il y avait la même dignité dans ces enfants que pour n’importe quel autre enfant de Dieu. Il y a trente ans, ces familles ont donc commencé à adopter de tels enfants.

Leur entourage s’étonnait de leur naïveté. On allait jusqu’à les ridiculiser parfois, mais, en secret, on admirait leur courage et, au fond, on sentait bien qu’elles avaient raison… Ces enfants n’étaient pas nés pour rien, mais comme on ne savait qu’en faire, on avait choisi la voie la plus simple en les mettant à l’écart.

À leur suite, d’autres familles sentirent l’appel à s’ouvrir à l’enfant différent. C’était, le plus souvent, à la suite d’un témoignage ou du récit de l’histoire de tel ou tel enfant Emmanuel. C’est ainsi que d’autres couples se mirent à croire en la dignité de ces enfants différents, à croire surtout qu’ils avaient droit, eux aussi, à une vraie famille. Et ils en adoptèrent à leur tour. L’association avait grandi. Aucun de ses membres n’avait le sentiment de faire de grandes choses, mais seulement ce que leur cœur leur commandait.

19961499_1795496653808655_8922479787487327694_nDans le réseau des professionnels des services sociaux, on se mit à se passer le mot : peut-être qu’une option nouvelle s’était ouverte pour ces enfants qu’on ne savait pas caser… Ces enfants avaient tous une ou plusieurs particularités : handicap physique, anomalie génétique comme la trisomie 21, traumatisme à la naissance, maladie héréditaire, parfois aussi des séquelles du mode de vie de parents biologiques. Le réseau se mit aussi à parler de cette association et à référer plus systématiquement les cas d’enfants qu’ils ne parvenaient pas à placer.

Et puis un jour, approchant les 30 ans d’existence de cette association, des dizaines d’enfants adoptés par les premières familles étaient devenus des adultes, avaient trouvé leur voie et certains s’ouvraient eux-mêmes à l’adoption, poursuivant ainsi le cycle commencé par leurs parents.

Imaginez donc un weekend de ressourcement pour toutes ces familles rassemblées dans un lieu qu’on appelle le Camp Papillon. C’est un havre de joie et de paix pour les petits et grands ayant des particularités. Tout y est accessible pour toute personne ayant une quelconque limitation. Et considérez le personnel de ce camp, constitué de jeunes fous et folles inspirées par la joie communiquée par ces enfants et adultes différents. Prenez ces moniteurs et monitrices et offrez-leur de venir soutenir les familles Emmanuel le temps d’un week-end pour que les parents puissent se ressourcer et que les enfants y trouvent leur bonheur.

21390577_10155114364768471_1563375497_o (1)Et lorsque le soir de la fête arrive, imaginez le bonheur de les voir tous s’extasier devant la performance de jeunes présentant une déficience intellectuelle imiter un spectacle d’Elvis. Regardez-les se lever d’un bond tous ensemble lorsque le DJ lance la danse. Voyez-les se mélanger sans distinction de leurs différences : debout ou assis sur un fauteuil, marchant avec un déambulateur ou des cannes; les yeux bridés de toutes les couleurs; la peau brune ou dans tous les tons de rose ou de jaune; des enfants tout petits et d’autres aussi grands que des géants; et des adultes qui n’ont rien d’autre à partager que leur joie visible sur leur visage souriant, leurs cris de ravissement et leurs déhanchements. Rien de tout cela n’est harmonieux pour un œil étranger à leur bonheur. Mais pour quiconque a saisi que le royaume de Dieu est là dans ces visages, dans cette manifestation de joie, tout devient parfait.

La création de Dieu est parfaite dans ses imperfections. La nature comporte tout autant de merveilles à contempler que de chaos à craindre. Les humains sont façonnés à l’image et à la ressemblance de Dieu non pas pour se laisser diviser par leurs différences, mais pour les embrasser comme on embrasserait le corps du Christ total, car il est bien celui qui n’a « perdu » aucun de ceux et de celles que son Père lui a confiés. Ainsi il n’y a plus ni handicapé ni valide, ni enfant ni parent, ni malade ni bien portant, ni famille monoparentale ni couple traditionnel, ni hétéro ni homo, car tous sont les mêmes sous le regard bienveillant de ce Dieu qui est la source de toute parentalité.

Oui, le royaume de Dieu est comparable à une telle fête à laquelle les familles Emmanuel sont le signe de cette espérance qui est donnée à tous.

Mais à cette fête, il y avait aussi quelques individus plus gênés qui demeuraient assis sur leur chaise. Certains, par pudeur, n’osaient pas rejoindre la communauté célébrante. D’autres, plus loin encore, ne s’y voyaient même pas y participer, préférant les tâches à accomplir pendant que les premiers festoyaient. En vérité je vous le dis : ceux-là et celles-là ne trouveront pas de cette manière la voie qui conduit au paradis, car elles se sont empêchées de goûter à cette joie céleste quand elle passait dans leur vie.

Ce jour-là, dans le parking des Trappistes, plusieurs personnes dans la foule étaient touchées par les paroles du Maître. Certaines désiraient le suivre pour vivre de telles fêtes. D’autres se levèrent et lui dire :

Nous avons fait tout ce chemin pour t’entendre dire que nous devrions aimer ces pauvres gens qui n’ont rien à offrir? Nous avons été de bons citoyens et de bons pratiquants. Mais si le royaume de Dieu est tel que tu le décris, nous ne pourrons pas te suivre, car il ne nous est pas donné d’aimer ces enfants et ces adultes différents. Cela n’est donné qu’à certains qui en ont reçu la vocation.

Et le Maître de répondre :

Il ne vous suffisait que d’un premier pas pour vous laisser toucher par ces plus petits qui sont mes petits frères et mes petites soeurs afin de pouvoir appartenir à votre tour à la famille de mon Père. Mais voilà que votre cœur s’est habillé d’orgueil. Le royaume de Dieu n’est pas fait pour les cœurs trop plein d’eux-mêmes. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Après ces paroles, beaucoup se détournèrent de lui, croyant qu’il n’était qu’un autre idéaliste rêveur. D’autres cherchèrent à le faire taire en le menaçant de poursuites judiciaires. Mais lui, mettant ses écouteurs, passa son chemin et sourit en regardant cette vidéo:

Lettre à mon fils bien-aimé

steve-stef-15Je t’écris cette lettre à toi, mais elle s’adresse autant à toi qu’à l’un ou l’autre de tes quatre frères. Je l’écris pour tenter de corriger ce qui t’est probablement apparu comme une perception négative de la personne que tu es, à travers toutes mes paroles, les témoignages que j’ai donnés ou que j’ai mis par écrit ici sur ce blogue ou ailleurs. Je te dois des excuses et je vais profiter de cette tribune pour le faire. J’espère que tu le liras jusqu’à la fin.

Au cours des derniers jours, alors que j’ai exprimé à quel point je me sentais éprouvé par ce qui m’arrivait, je n’ai pas eu le bon réflexe du papa qui devrait d’abord se mettre à la place du fils pour comprendre ce qui arrive à partir de son point de vue. Je vais alors tenter de le faire ici.

Tu as été adopté, c’est un fait. Si cela t’est arrivé, c’est parce que ta mère (ton père aussi forcément) n’a pu te garder auprès d’elle. Difficile de déterminer si c’est vraiment elle qui a fait ce choix ou si ce sont plutôt les circonstances qui l’ont forcée à l’assumer. Je penche plutôt pour les circonstances. Tu es donc le fils d’une mère et d’un père qui ne sont ni ta mère adoptive ni moi-même. Nous avons toujours respecté ta mère, car grâce à elle tu es venu en ce monde et à cause d’elle (et d’autres facteurs) c’est à moi (à nous) que tu as été confié.

Tu es arrivé déjà un peu « fait ». Ton identité était déjà bien claire. Tu avais un passé dans lequel je n’avais pas d’entrée, c’était ton mystère. Tu te présentais avec de belles qualités. Sur le plan physique, tu étais joli garçon, attirant, habile en toutes sortes de choses. Les gens ne cessaient de dire à quel point j’avais eu de la chance de tomber sur toi! Tu étais vif, intelligent, curieux, joueur. Tu avais le don de me toucher au plus profond de mon être. Je t’ai bercé de longues heures, je t’ai raconté des histoires, j’ai inventé pour toi des chansons, je t’ai défendu. Tu donnais du sens à ma vie. Tu m’as apporté ce qui allait devenir l’élément principal de ma vocation en tant qu’être humain, celle d’être papa.

Tant que j’étais dans cette dynamique où tout se passait entre toi et moi, je n’avais que du bonheur. Tu me rendais heureux, c’est le cadeau que tu m’as donné et que tu as sans cesse renouvelé, même depuis que tu es devenu plus grand. À cela s’ajoute la fierté que je ressens en te regardant aujourd’hui.

Mais voilà, il y a autre chose aussi. Était-ce le traumatisme de l’abandon? Était-ce la part de ta génétique qui te rendait si différent? Était-ce simplement le garçon que tu allais devenir peu importe le papa que tu aurais eu? Je ne sais pas pourquoi, même si j’ai beaucoup cherché des explications, mais « ta différence » m’inquiétait, tout comme elle angoissait ta mère.

Dès que nous avons trouvé un peu d’espace pour parler de ce que nous vivions, nous avons surtout parlé de nos limites, de nos difficultés, de nos blessures. Mais nous ne l’avons pas fait toujours de la bonne manière. Nous avons le plus souvent décrit tes comportements, tes attitudes, tes mauvais coups, les commentaires que nous recevions de l’école et de partout. Je reconnais que j’ai grandement contribué à donner une image négative de toi. Chaque fois qu’on me demandait de parler de toi, je le faisais souvent en mettant de l’avant ce que je trouvais dur. Je ne vais pas le répéter ici, car tous les articles de ce blogue en disent déjà trop. Je veux juste reconnaître qu’en me mettant à ta place, si j’avais entendu le quart de tout ce que mon papa et ma maman on dit de moi, je vivrais probablement un grave problème d’estime personnelle. Je peux comprendre, de ton point de vue, que tout ce que j’ai pu dire et partager de ma vie avec toi puisse te paraître comme du « rabaissement ». Je peux saisir à quel point tu n’en peux plus de me voir parler de toi dans la famille ou à mes amis, et encore moins en public, comme sur ce blogue, en te pointant du doigt comme « un problème ». Je sais bien que ta blessure est profonde. Ton papa, celui qui t’a choisi, qui t’a adopté, n’a cessé de te présenter comme « un problème à corriger ». Je ne peux pas t’empêcher de ressentir cela, mais comme je le voudrais!

62IMGP1315Je ne sais pas si cela t’est possible, en ce moment, mais je voudrais que tu fasses toi aussi l’exercice de te mettre à ma place. La première chose que j’aimerais que tu retiennes, et peut-être la seule, c’est que depuis le premier moment de notre rencontre, je t’ai aimé et je n’ai jamais cessé de t’aimer toujours plus. On ne le dit jamais assez, je le sais bien, mais je te le redis ici, une fois de plus, et devant ce public qui a pu lire tout ce que j’ai écrit sur toi. Aimer ne veut pas dire être capable de tout assumer… Je suis un papa anxieux. J’ai toujours été inquiet pour toi, pour ton avenir. J’ai toujours voulu te soutenir, être là quand tu avais besoin. Je t’ai accompagné lorsque tu faisais des choix contre ma volonté. Je t’ai recueilli lorsque tu te remettais en question. Je t’ai ouvert mon coeur et j’ai pris soin du tien.

Mais je n’étais que moi-même. Ni un saint ni un surhomme. Rien que moi. J’avais choisi avant toi la femme de ma vie, celle qui a accepté après un long cheminement de devenir mère adoptive, avec tout ce qu’elle était elle aussi. Rien qu’elle. Ensemble, bien imparfaitement, nous avons été là. Nous avons cherché à comprendre. Nous avons demandé de l’aide. Nous avions besoin d’être compris dans ce que nous vivions. Pour cela, il a fallu parler de toi de telle manière que maintenant nous devons vivre avec ce sentiment que tu vis. Je te dirais bien que j’ai moi-même quelques doléances envers mes parents, mais ça ne changerait rien à ce que tu ressens à mon égard.

Alors je veux aujourd’hui te demander pardon pour le mal que je t’ai fait. Je t’ai mal-aimé, en opposition au titre de cette lettre. Je t’ai mal-aimé parce que je suis incomplet, imparfait, un peu névrosé et souvent tourmenté par mes propres démons intérieurs. Je suis ce que je suis, le père que tu as eu. Je me présente aujourd’hui à toi comme un être démuni, mendiant de ton pardon.

Voici mon coach de vie

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François et moi sur notre chemin de vie… Qui accompagne qui?

À la suite d’un court témoignage que j’ai rédigé pour les Carnets du Parvis, je me suis dit qu’il fallait peut-être que je sois plus explicite sur la contribution positive de mon fils trisomique à ma croissance en tant qu’humain et sur le plan spirituel. De cette manière, je souhaite que l’on comprenne mieux des affirmations souvent entendues comme « ils nous apportent plus que ce que nous leur apportons », en parlant des personnes présentant des handicaps variés. Je me permets donc de partager des aspects intimes de ma relation à mon fils François, trisomique 21, d’origine africaine.

François est un être limité. Nous le sommes tous me direz-vous. Oui, mais ses limites sont importantes: il a appris à marcher malgré des raideurs aux tendons, ce qui donne une démarche bien surprenante pour un adolescent de 13 ans. Il présente une déficience intellectuelle moyenne à sévère selon les tests de QI, ce qui empêche l’accès à des réflexions de second degré ou à certaines généralisations. Il a été très malade dans les premières années de sa vie, très souvent hospitalisé, subissant plusieurs opérations. Il ne saura jamais lire ou écrire et s’exprime comme il peut, avec sa langue beaucoup trop grosse pour sa petite bouche! Bref, on pourrait dire, selon une certaine manière de considérer ce type de personnes, qu’il est une charge lourde à porter… Et pourtant, ce qu’il a produit en moi m’a rendu moi-même bien plus léger…

Il m’entraîne à développer l’empathie

Par sa différence, qui implique une certaine lenteur, une difficulté à communiquer ses besoins ou ses désirs, beaucoup de résistances, un besoin d’être constamment sécurisé et de rester dans le domaine du connu, François m’amène à transposer les attitudes que je développe vers d’autres personnes que je rencontre et qui ne sont pas toujours « aptes » ou « compétentes ». Nous avons tous et toutes des carences, des limites. Parfois, nous jugeons les autres à partir de nos savoir-faire plutôt de que saisir que chaque personne est différente et qu’elle a des forces et aussi des dimensions qui sont encore à développer ou qui ne le seront jamais. Il m’invite à dépasser mes propres limites. Par exemple, son apprentissage de l’hygiène corporelle est loin d’être linéaire! S’il doit s’essuyer après une selle, il est fréquent qu’on en retrouve des traces partout… S’il doit se laver les mains, le savon et l’eau seront sur toutes les surfaces. S’il doit se brosser les dents, la pâte dentifrice sera répandue dans le tiroir et sur tout ce qu’il touchera ensuite! Ma patience est mise à l’épreuve par toutes ces petites bêtises qui, cumulées ensemble, finissent par atteindre ma propre limite… Par contre, je deviens tout à coup plus compréhensif quand je passe derrière quelqu’un dans les les toilettes publiques ! Il m’arrive fréquemment de nettoyer pour que le prochain trouve un lieu moins dégoûtant… Tout simplement parce que François m’y a entraîné… Mon empathie s’étend peu à peu aux personnes lentes: j’accepte de réduire le rythme; à celles qui ne comprennent pas du premier coup, à celles qui s’entêtent face à certaines situations. François est l’un des meilleurs coachs personnels qui soient.

Il me recadre dans mon rôle de père

Mon « tricomique » est notre quatrième garçon. Il a beaucoup demandé d’attention depuis son adoption et j’en retire énormément d’affection en retour. J’ai appris qu’un fils reste un fils toute sa vie. Grâce à lui, je regarde mes quatre autres fils différemment. Je porte une attention à l’un ou à l’autre en fonction de ce qu’il attend de moi plutôt que de ce je voudrais qu’il soit ou qu’il fasse. François m’invite à me détendre, à prendre du temps gratuit. Sa bonne humeur est contagieuse, même si elle est un peu atténuée par le passage de l’adolescence. Rigoler ensemble est un véritable bonheur. J’ai appris un peu grâce à lui qu’il ne suffisait pas d’inscrire un enfant à une activité pour qu’il s’y adonne, mais qu’il valait mieux, quand c’est possible, la réaliser ensemble. C’est ainsi qu’avec son petit frère, je me suis mis au taekwondo afin d’encourager celui-ci à persévérer tout en nous donnant deux fois par semaine ce temps privilégié ensemble. J’ai pourtant toujours détesté les arts martiaux et me voilà en train de franchir progressivement les étapes avec le petit dernier… Je me dis que c’est ce que j’aurais dû faire avec les aînés. J’apprends. Encore.

Il m’invite à aimer sans condition

François est aussi mon « très unique ». En particulier, je n’ai jamais vu un être aussi peu rancunier. Si je me fâche et que je crie sur lui pour une bêtise (oui, ça m’arrive), il revient sans cesse m’inviter à la réconciliation en me disant « pas fâché ». Il est très rare que lui-même se fâche contre moi. Je crois que je n’en ai aucun souvenir, même si parfois je l’ai bousculé un peu. Si son petit frère lui a fait du mal, ce qui arrive passablement souvent, c’est lui le premier que François nommera dans sa prière du soir. Il se rappelle de presque toutes les personnes qui sont passées dans sa vie. Il m’étonne toujours lorsqu’il voit une photo ou que nous rencontrons quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps et qu’il le reconnaît. Sa loyauté est indéfectible. Je suis loin d’avoir atteint un tel niveau!

Il me fait m’accepter tel que je suis

François est l’exemple même de l’enfant qui ne craint pas l’image qu’il renvoie de lui-même. Sortir avec lui, c’est s’exposer à tous les regards. D’abord vers lui, ensuite vers son parent. Et puis, chaque fois, ce point d’interrogation sur le visage de l’autre, qu’il soit enfant ou adulte. J’aime bien l’emmener avec moi à l’épicerie, par exemple. Si j’accepte d’être entièrement avec lui sans me soucier des autres, alors nous passons un temps magique ensemble. Nous chantonnons, nous commentons sur les produits, nous faisons la course. Il est comme un enfant plus jeune qui met parfois le parent mal à l’aise. Mais je choisis d’être avec lui, bizarre avec lui, heureux avec lui. Au diable les autres!

Il me relie à Dieu dans la simplicité

J’ai déjà mentionné sa prière toute simple. Il aime bien se rappeler les « wow » de la journée. C’est si inspirant de le voir se réjouir d’avoir fait de la cuisine à l’école ou jouer dans la cour; fait un tour de vélo avec papa ou manger de la croustade aux pommes! Il est l’image de ce que Jésus devait avoir en tête lorsqu’il disait qu’il faut devenir comme ces petits-enfants pour entrer dans le Royaume. Sa relation avec moi en est une de confiance et de saine dépendance. Il peut lui arriver de me harceler pour que je lui accorde de l’attention, mais n’est-ce pas cette attitude envers le Père que Jésus lui-même nous encourage à avoir? À travers lui comme enfant de son papa, j’ai un modèle de l’enfant que je dois moi-même être avec le Père céleste. Et je me surprends, peu à peu, à devenir comme lui, à me réjouir de n’être qu’un petit enfant qui met toute sa confiance en celui qui m’a aimé avant même que je n’existe et qui m’aimera ainsi jusque dans l’éternité.

François est un coach et un modèle. Mon véritable accompagnateur spirituel, c’est lui. Je rends grâce à Dieu de l’avoir mis sur mon chemin.


Un petit cadeau pour vous qui avez lu jusqu’à la fin…

Une femme (quasi) exemplaire

La chicane, dessin de Madeleine Ellis

La chicane, dessin de Madeleine Ellis

La première fois que je l’ai vue, c’était à l’occasion d’un événement-bénéfice. Je me rappelle de son entrée marquée par la dignité. Moins en raison du rôle qu’elle occupait que pour la chaleur humaine dont elle rayonnait. Une fois installée à sa place, la fête prenait son envol. Les personnes présentant une déficience intellectuelle que j’accompagnais étaient toutes ravies de pouvoir la rencontrer et de pouvoir poser en sa compagnie. Nous étions heureux de voir qu’une personne de son rang s’intéressait à notre cause alors que si peu de gens dans la société, surtout parmi les mieux nantis, ne semblaient nous accorder de l’importance.

Lorsque fut venu le temps de son discours, en tant que présidente d’honneur, je me rappelle surtout des mots très forts : « Il existe une sorte de hiérarchie dans les handicaps dans la société. Les personnes qui vivent avec un handicap intellectuel sont celles qui sont au bas de l’échelle, à la dernière place. Ce sont elles dont on se soucie le moins. Je suis ici pour leur dire que leur dignité n’est pas diminuée parce que leur intelligence le serait. Elles sont loin de n’être pas importantes parce qu’elles sont diminuées dans leur capacités intellectuelles. Au contraire, la société leur doit beaucoup ! » Là j’étais séduit complètement.

Les riches savent parler aux riches

C’est alors qu’elle a fait quelque chose d’extraordinaire. Je n’ai jamais su parler aux riches… J’ai donc été ébahi par son autorité. Il devait y avoir 300 personnes dans cette salle, peut-être plus. Le fait de sa présence ne devait pas être étranger à leur choix de venir soutenir les Arches du Québec. Elle venait de dire que l’objectif pour la campagne annuelle de collecte de fonds était ridicule. Elle a déclaré qu’on réglerait ça sur le champ ! Elle a ordonné que dix convives présents dans la salle s’engagent personnellement à donner ou à trouver 10 000 $ pour la Fondation. Peu à peu, grâce à son insistance et sa persévérance, dix hommes et femmes se sont levés et sont venus la rejoindre fièrement sur la tribune. Elle avait, en dix minutes à peine, recueilli 100 000 $ pour une œuvre que je trouve toujours aussi extraordinaire qu’essentielle pour la société. Et l’année suivante elle a récidivé, avec des résultats semblables.

En échange de leur générosité, elle avait promis à ces hommes et ces femmes de les recevoir honorablement à sa résidence, avec leur conjoint ou conjointe, pour les remercier. Elle savait bien, elle, qu’il faut toujours se montrer reconnaissant envers la générosité des gens riches.

Le temps a passé, j’ai quitté mon poste à l’Arche-Montréal et le « coup d’état » est arrivé. Mme Lise Thibault, lieutenant-gouverneure du Québec, venait d’être arrêtée pour usage frauduleux de fonds publics. Là je me suis douté d’une chose : il est bien possible que parmi l’ensemble des dépenses de la représentante de la Reine au Canada, une portion importante ait pu servir à récompenser des gens riches du Québec pour leur générosité envers les pauvres handicapés et peut-être pour d’autres causes qu’elle chérissait. Aujourd’hui, ces gens qui avaient été, comme moi, séduits par cette femme ayant le cœur à la bonne place, nous ne les voyons aucunement se porter à sa défense… Certains doivent même peut-être craindre de voir leur nom associé à ses « œuvres de charité ». Imaginez ce qui pourrait arriver à leur réputation.

Maintenant que la justice a parlé, je sors de mon propre mutisme. Tellement de choses ont été dites et écrites à son sujet! Voici ce que j’aimerais lui dire…

Mme Thibault, malgré tout ce qui a été dit sur vous, toutes les vomissures qui vous ont été lancées au visage dans mes propres réseaux, malgré aussi vos tentatives désespérées de vous soustraire à la reddition de comptes, je crois sincèrement que vous n’avez rien perdu de votre dignité humaine. Vous avez pris de l’argent qui ne vous appartenait pas pour des réceptions ou des voyages que vous auriez dû prendre à votre charge ou simplement ne pas tenir. C’est malheureux et maintenant vous devez, bien sûr, en payer le prix. La justice suit son cours. Mais moi, au nom de toutes les personnes handicapées intellectuelles du Québec, sachez que je garderai de vous le souvenir d’une femme inspirante, généreuse et parfaitement à la hauteur de votre fonction royale. J’ose espérer que votre propre handicap ne soit pas, au fond de nous, un motif supplémentaire de vous en vouloir. Car on le sait bien : les personnes handicapées profitent de la générosité du public et ne devraient jamais manquer à leur devoir de gratitude ! Si une petite parcelle de notre rancœur commune à votre endroit était animée d’un tel préjugé, j’en serais le plus malheureux des hommes, en solidarité avec toutes ces personnes qui ne demandent le plus souvent rien d’autre qu’un peu d’amitié, comme vous le leur avez si bien accordée. Que Dieu vous bénisse et qu’il vous pardonne, vous et tous ceux qui, en silence, n’auront pas fait ce qu’il faut au moment où il le fallait pour empêcher un tel désastre.

Ne guérissez pas (tout) son coeur!

Aurélie

Même à l’hôpital on s’éclate!

Ma petite-fille Aurélie, qui présente une trisomie 21, subira dès que possible une opération à cœur ouvert. Aurélie est une véritable petite boule de bonheur. Elle a cependant quatre malformations cardiaques de même qu’une artère qui fuit, laissant s’accumuler du sang dans les poumons. Elle est donc très fatigable et cette intervention est nécessaire. Puisqu’elle vit à bonne distance de nous, nous suivons son développement par l’intermédiaire de ses parents, mon fils et ma belle-fille. Ceux-ci ne cessent de nous laisser dans l’émerveillement face à la bonne humeur constante d’Aurélie, sa curiosité, son intelligence, ses interactions avec les gens, les animaux, l’environnement. Avec ses deux sœurs et son frère, elle a tout ce qu’il faut pour grandir bien entourée.

Je suis confiant pour l’opération à venir, tout se déroulera parfaitement. Les chirurgiens, aujourd’hui, maîtrisent des techniques de pointe et les protocoles sont bien éprouvés. Toutefois, j’ai une petite crainte secrète. Aurélie est née au cœur d’une famille vivant dans une situation complexe. La première fille est arrivée rapidement alors que les parents n’avaient pas encore atteint 20 ans! Et les autres ont suivi, aux deux ans, dans des conditions qui ne pouvaient que paraître défavorables à tout observateur extérieur. J’aurais préféré que mon fils puisse devenir papa à un moment plus adéquat. J’aurais souhaité qu’il ait un travail stable, bien rémunéré; qu’ils aient un logis convenable, qu’ils soient un peu épargnés de la précarité. J’aurais aussi voulu qu’avec mon épouse nous soyons davantage présents et surtout plus proches géographiquement pour accomplir notre part de grands-parents, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Voilà, l’idéal ne s’est pas pointé le nez, comme c’est souvent le cas!

Mon « inquiétude »

Ma petite-fille est assurément une véritable bénédiction pour le monde. Lorsque mon fils nous a téléphoné pour annoncer sa naissance et qu’il s’est mis à hésiter après avoir annoncé son sexe, son poids et sa taille, il a dit « Euh… et puis d’après le docteur, elle pourrait être trisomique (21) ». Sans hésiter, je lui ai lancé : « Quelle bonne nouvelle! » Il s’est montré surpris de ma réaction vive. J’ai ajouté que sa mère et lui n’auraient que du bonheur à la voir grandir et à recevoir d’elle un amour contagieux. Sans me tromper, je peux dire que depuis 13 mois, je vois beaucoup de changements dans la famille : rapprochements au sein du couple, plus de respect, plus de capacité à mettre en priorité la famille immédiate, plus d’attention à chacun des enfants. Je ne dis pas qu’Aurélie est responsable de tout ceci, mais en tant qu’elle est le point d’attraction de tous les autres membres de la famille, son bonheur de savourer chaque instant d’éveil (elle dort beaucoup pour compenser la fatigue cœur-poumons) ne peut que se communiquer à tous les autres. Je ne peux pas tout nommer de ce que je perçois, mais je vois une transformation progressive et je suis persuadé qu’Aurélie y est pour quelque chose. Elle apporte dans sa famille quelque chose de puissant : le pouvoir de la vulnérabilité.

De nombreuses familles savent de quoi je parle. Lorsque la maladie chronique touche un enfant, toute la famille devient fragile. Tout l’univers de proximité se concentre sur cette fragilité. Si certains enfants dans la fratrie en sont parfois éprouvés en raison du manque d’attention sur eux-mêmes, la plupart apprennent grâce à leur frère ou leur sœur fragile ce qu’est la compassion et surtout combien une personne qui présente une différence ou encore de grandes limitations peut influencer positivement l’environnement où elle grandit.

Je prie pour que l’opération lui redonne un cœur comme il faut pour qu’elle grandisse et se développe « normalement ». Ma crainte à propos de cette chirurgie n’a rien de rationnel. Mais comme je sais que la principale qualité des personnes présentant une trisomie 21 se situe au niveau du cœur, je me permets d’exprimer le souhait qu’en guérissant son cœur malade, les médecins laissent intact ce « je ne sais quoi » qui fait qu’un bonheur contagieux en jaillit sans cesse! La trisomie n’est pas une maladie, c’est un don inestimable qui produit du « meilleur humain garanti à 100% »! Alors s’il vous plaît, docteurs, ramenez-nous là avec son chromosome de bonheur!

 

 

Une femme à qui on ne pouvait dire non…

ClaudetteJ’ai appris hier, peu après l’événement, qu’une amie a perdu la vie à la suite d’une « fausse-route » (étouffement alimentaire). Cette femme s’appelle Claudette. Elle a été accueillie à L’Arche de la Vallée dans la Drôme quelque temps avant que je vienne partager sa vie et celle des membres de cette communauté durant quelques années (de 1998 à 2003), avec ma famille. Je voudrais simplement ajouter mon témoignage à celui de celles et ceux qui le feront durant les heures qui viennent, notamment lorsque la communauté et de nombreux anciens se rassembleront pour célébrer sa vie.

Une femme blessée

Claudette a connu un début de vie comme personne ne voudrait en vivre. Comme bien d’autres enfants incapables de subir tant de traumatismes, elle a développé une forme de psychose qui s’installe dans l’enfance pour ne plus jamais se guérir. Lorsque je suis arrivé dans cette communauté, elle fut l’une des premières à venir à ma rencontre. Je m’en souviens comme hier! Mais je n’avais que très peu de connaissance quant à cette forme de handicap. Les paroles mal prononcées, les gestes saccadés, mais surtout son regard perçant m’avaient quelque peu effrayés, même si je tentais désespérément de le cacher. Lorsqu’elle sentait ainsi qu’on la fuyait un peu, elle se collait davantage et résistait, souvent en insistant pour qu’on comprenne ce qu’elle voulait dire ou qu’on réponde à la question qu’elle posait. Peu à peu, je devins capable de mieux la saisir et, surtout, de faire de l’humour avec son harcèlement. Elle avait un esprit vif et décodait bien l’humour. Lorsqu’elle choisissait d’abdiquer, de grands moments de rigolade pouvaient suivre.

Une femme attentive

La grande majorité des personnes vivant avec une déficience intellectuelle ou des troubles apparentés comme celui de Claudette ont une capacité inouïe de se rendre utiles. C’est sans doute une démonstration par l’expérience que de se sentir utile aux autres est une quête profonde de tous les humains. Même les plus démunis en capacité aspirent à trouver une place au sein de la communauté. Claudette avait ce souci des autres qui consistait à voir à leurs besoins. Invité dans son foyer, elle s’assurerait de montrer la place qu’on occuperait à table. Elle verrait à ajouter une fourchette bien avant qu’on se rende compte qu’elle manquerait au moment du repas principal. Elle pouvait parfois avoir prévu un dessin de son cru pour nous accueillir. Autant elle pouvait paraître difficile de contact, autant elle le cherchait activement, parfois en s’imposant même physiquement en se mettant en travers du chemin! Le résultat n’était pas toujours à la hauteur de ses attentes. Personnellement, je ne passais que rarement sans m’arrêter. Et presque toujours cela se terminait par un rire sonore que personne ne pouvait vraiment imiter, avec sa bouche un peu de travers, à demi fermée, et son corps tout entier qui se retirait pour me laisser passer…

Une femme créative

Claudette aimait bien paraître devant toute la communauté. Nous avions l’habitude – et c’est encore le cas je crois – de faire de petits sketchs pour illustrer des situations, parfois des extraits d’évangile. Elle aimait bien jouer des personnages. Le paradoxe de son visage tendu, sa gestuelle raide et le contexte sérieux de certaines scènes nous faisaient le plus souvent éclater de rire! Claudette fréquentait l’atelier de la communauté, après avoir travaillé quelques années dans un centre de travail protégé. Elle aimait tout ce qui touche à la création: bricolages, peinture, décorations, même si elle était lente et parfois résistante à se mettre au boulot. Elle était fière de ses oeuvres et appréciait qu’on les honore en les affichant. Elle travaillait aussi aux jardins ou « aux animaux », mais très souvent elle fuguait pour venir discuter un brin ou simplement pour faire ch… les assistants!

Une femme de tendresse

Claudette aimait beaucoup les poupées, les peluches. Elle en avait souvent une avec elle qu’elle se plaisait à câliner et qu’elle montrait aux passants, s’attendant à ce qu’ils lui fassent la bise comme à un enfant. Elle aurait beaucoup aimé avoir un enfant, peut-être, en fait, qu’elle aurait aimé être un enfant, encore et encore, un tout petit enfant qu’on aurait cajolé comme elle cajolait ses jouets. C’est cette enfance brisée qui la rendait si puérile parfois. Mais sa délicatesse se révélait chaque fois plus touchante quand les peluches étaient petites et mignonnes. Claudette aimait les enfants aussi, les vrais! Mais ce n’était pas si évident pour eux de se laisser aimer par Claudette! Les miens n’y sont pas parvenus… Mais ceux qui y arrivaient et qui pouvaient voir en elle une vraie personne, ont pu faire l’expérience de ce caractère doux et chaleureux, d’une sorte d’alliance même!

Une femme de caractère

ClaudAndreiIl arrivait aussi très souvent que Claudette montrait son mauvais caractère. Elle était souvent à l’ordre du jour de nos rencontres médico-psy pour voir comment mieux l’accompagner. Le roulement des assistants dans son foyer avait pour conséquence qu’elle testait souvent les limites des nouveaux arrivés! Mais pour la grande majorité de ceux que j’ai côtoyés durant ces années, Claudette leur devenait peu à peu une vraie partenaire de vie, une femme qui leur aurait manquée si elle n’avait pas fait partie de leur expérience « archienne ». Bref, on ne s’ennuyait pas avec Claudette. C’était une femme résiliente, marquée à jamais par un monde hostile à ses premières années et pour laquelle la suite des choses a permis un long travail de guérison. Il est là, d’ailleurs, le don de l’Arche, en permettant ces lentes croissances personnelles de personnes qui autrement, dans un autre environnement, n’auraient même pas valu qu’on s’y attarde…

Ma reconnaissance

Claudette m’a beaucoup fait travailler. Elle a rogné ma patience au point où c’est l’amour seul qui me permettait de rester en lien, décidé à la respecter avant tout comme personne, parfois à la défendre devant d’autres qui auraient pu renoncer. Si je garde un souvenir personnel de toutes les personnes qui étaient et qui, pour la plupart, sont toujours accueillies dans l’un ou l’autre des foyers de mon ancienne communauté, Claudette est pour moi une figure emblématique de mon passage à L’Arche. Elle compte parmi les personnes qui ont fondé ma « vocation » à aimer L’Arche même si aujourd’hui mes liens concrets sont davantage dans mes souvenirs. Claudette, je t’ai crains parfois, tu m’as appris à aimer ta différence, tes limites, tes explosions même. Tu m’as donné d’être une meilleure personne, peut-être même un bon responsable de communauté, car mon regard sur toi ne pouvait que me conduire au centre de mon être, là où il n’y a que l’amour et la compassion. Merci pour ta vie. Merci pour ces quatre années et demie passées dans ma vie.