En 1995, nous menions notre vie simplement, avec ses aléas quotidiens. Les garçons avaient pris le chemin de l’école. Céline se concentrait sur les travaux de la maison. Je travaillais, j’enseignais… Nous avions une vie sociale assez remplie, grâce aux relations professionnelles que j’entretenais au sein d’une entreprise vouée à stimuler le sentiment d’appartenance. Même si nous avions à transiger régulièrement avec les tensions occasionnées par les petits écarts de conduite de nos gars, provoquant des réactions qu’il fallait désamorcer, notre vie était relativement rangée. Nous rêvions tous les deux à d’autres enfants, une fille pour commencer.
Nous étions un couple infertile. Puisque je ne souhaitais toujours pas avoir recours à la fécondation assistée médicalement, pour avoir un troisième enfant il nous fallait de nouveau considérer l’adoption. Adopter au Québec, à cette époque, nous prédestinait à une attente moyenne de 11 ans! Nous ne connaissions pas la « banque mixte » et avions décidé d’envisager l’adoption internationale. Mais l’argent faisait problème. J’avais toujours des dettes d’études à rembourser, un emprunt stupide pour une thermopompe que nous avions fait après l’achat de notre maison et un salaire qui ne permettait pas d’en rajouter. Nous étions donc quelque peu dans l’impasse. Nous avions cependant tous les deux confiance qu’en disant oui par avance, en nous rendant disponibles, les choses viendraient à se faire…
Une proposition d’Haïti
Céline avait travaillé avec des religieuses augustines à Chicoutimi et maintenait des contacts avec elles. Au début de l’année, il nous fut donné de rencontrer soeur Antoinette qui était missionnaire à Haïti. Elle avait déjà aidé des couples de la région à adopter des enfants et avait accepté de nous recevoir. À la suite de la rencontre, elle s’était montrée touchée par notre histoire et notre désir. Elle avait déposé notre projet entre les mains de la Vierge Marie. Nous avions quitté avec l’espoir que quelque chose arriverait.
Une collègue de soeur Antoinette nous appela vers la mi-mai (le mois de Marie) pour nous annoncer une grande nouvelle: soeur Antoinette avait « déniché » une petite Vanessa d’à peine un mois. Elle était proposée à l’adoption par sa propre mère, avec insistance. Celle-ci avait déjà six enfants. En 1994, la junte militaire dominait le pays et les soldats étaient déployés dans le pays. De nombreux militaires avaient fait de belles promesses à des femmes dans les patelins où ils patrouillaient. La mère de Vanessa, veuve, s’était laissée séduire par un militaire de passage. Et, de passage, on s’en doute, il fut seulement! Dans une situation de pauvreté extrême, comment assurer la subsistance d’une bouche supplémentaire? Cette pauvre femme était assurément désemparée. Elle devait aller vers la soeur blanche pour offrir son bébé. C’était la seule option pour que celui-ci ait un avenir. Avant même d’accoucher, elle était donc venue offrir son enfant à la religieuse canadienne, car il était connu que cette dernière avait aidé à « sauver » des enfants. Soeur Antoinette nous a confié plus tard qu’elle ne s’était pas montrée très ouverte à la première rencontre. Mais comme la mère était revenue après l’accouchement et que, même après avoir reçu de la nourriture pour son bébé, elle revenait à la charge, soeur Antoinette a fini par concéder et penser que c’était peut-être l’enfant qu’elle attendait pour nous. C’est en septembre qu’elle nous présenta ce p’tit bout de femme avec des photos. Une jolie fille qui ferait certes la joie de sa nouvelle famille dont tous les membres la considérait déjà comme une des leurs.
Soeur Antoinette avait connu quelques expériences d’adoption. Cette fois-là, elle fit appel à un avocat local pour qu’il effectue toutes les démarches directement au pays. Nous n’avions qu’à avancer un peu d’argent (très peu par rapport aux coûts d’une adoption via une agence) pour les frais et pour le soins de l’enfant. Nous avons pu obtenir une photo de Vanessa à cinq mois, assise paisiblement sur sa mère. Ce fut le coup de foudre. Nos jumeaux étaient tout aussi excités que nous. Le temps est si long dans l’attente.
Toutes les formalités avaient été complétées, incluant les évaluations de la famille. Vers la fin de l’automne, le jugement fut prononcé en notre faveur par un juge haïtien. Légalement parlant, Vanessa était donc notre fille. Au début de décembre, elle fut admise à l’examen médical par le médecin désigné de l’Ambassade du Canada à Haïti. Il diagnostiqua que l’enfant était porteuse du VIH. À cette époque, le Canada refusait systématiquement toute entrée au pays d’enfants qui constituent un « fardeau excessif » pour la société canadienne (c’est encore le cas pour la majorité des situations). La décision nous fut annoncée le 8 décembre, en la fête de l’Immaculée-Conception. Vanessa ne viendrait jamais au Canada. J’étais complètement détruit par cette nouvelle. Pour moi, dans mon coeur de papa, j’avais adopté Vanessa dès le premier jour où Céline m’en avait parlé. J’aurais été prêt à partir demeurer à Haïti avec ma famille pour qu’elle y soit accueillie, ce qui était tout sauf réaliste. Ma colère fut vive et je la tournai contre la Vierge Marie à qui tout ce projet avait été confié et dont les « signes » précurseurs semblaient de bon augure, selon la foi de soeur Antoinette.
Une guérison étonnante
J’ai cherché longtemps les raisons de cet échec. J’avais besoin de trouver un sens afin de dégager un espace de sérénité. Pour expliquer à mes enfants pourquoi les prières et la foi ne donnent pas toujours des résultats attendus. Pour accompagner mon épouse, démolie elle aussi par ce nouveau coup d’assommoir. Pour demeurer moi-même fidèle à ma foi…
Le père soldat de Vanessa était sidéen, comme tant d’autres Haïtiens. Il fit donc un cadeau doublement empoisonné à sa compagne passagère, lui transmettant à la fois le SIDA et un bébé qui serait porteur du VIH. La vie de cette mère fut encore plus chavirée. Non seulement le SIDA l’a sûrement emportée depuis, mais elle aura surtout laissé orphelins ses six autres enfants. Le SIDA n’était plus pour nous qu’une simple épidémie, il avait un nom, des conséquences réelles sur une famille à laquelle nous étions liés et également sur notre propre vie. Il y a tant d’injustices dans cette histoire qu’il me fallait trouver un sens, quelque chose qui me ferait au moins commencer à guérir. J’aurais donné ma vie à ce moment pour que les choses ne tournent pas de cette façon…
En mai 1995, lorsque Céline m’apprit que j’allais être papa de cette petite fille, je me trouvais dans un chalet avec mes deux gars, pour quelques jours de congé. Les jours précédents avaient été particulièrement difficiles. J’avais estimé qu’il fallait donner à Céline un espace pour elle seule, du temps pour se retrouver sans mâle autour d’elle. Depuis plus d’un an, je souffrais d’une colite ulcéreuse chronique aigüe. Le médecin qui me traitait n’arrivait pas à trouver de traitement médicamenteux pour contrôler la maladie. J’accourais aux toilettes plus de 20 fois par jour. C’était extrêmement douloureux. Les saignements étaient parfois abondants. Le médecin commençait à envisager des traitements extrêmes, comme un médicament qui pouvait provoquer le cancer ou bien l’ablation d’une partie du colon. Il me disait que cette maladie conduisait assez fréquemment à un cancer du colon dans les dix ans après son apparition. J’étais troublé par tout ceci, mais je ne voulais pas m’y arrêter. Peut-être étais-je dans le déni?
Le jour de l’appel de Céline, donc, dans ce chalet sur le bord du lac Brochet, je venais de prendre une décision importante, celle de cesser tout traitement visiblement inutile et m’en remettre à Dieu. Si je devais souffrir, qu’au moins cela puisse servir à quelque chose. J’offris ma souffrance pour ma famille, pour le bonheur de ma femme en particulier. Alors quand Céline m’appela, je lui confiai que j’avais pris la décision d’arrêter le traitement et jeté toutes les gélules résiduelles. Le lendemain, je m’en souviens comme si c’était hier, j’avais des selles formées. C’était la première fois depuis un an, à l’exception des deux mois où j’avais été dopé à la cortisone. Et depuis ce mois de mai 1995, je n’ai subi que deux réminiscences de la maladie, pour de courtes périodes. Même si mon colon demeure fragile, je ne suis plus malade. Un miracle? Pourquoi pas.
Vous jugerez comme vous voudrez, mais pour moi, Vanessa a été un ange guérisseur. Cette conviction est montée en moi comme une évidence de foi. C’est la seule vérité possible qui permet de trouver du sens à cette adoption « avortée », au don de cette famille déjà misérable décimée par la maladie et la pauvreté. Vanessa est décédée un mois à peine après l’examen médical. À Haïti, un enfant malade, dont même les riches ne veulent pas, ne vaut pas la peine d’être pris en charge… On a rapporté à Soeur Antoinette que l’enfant était mort dans des circonstances mystérieuses… Une façon de dire: « ne demandez pas comment ».
Vanessa est notre sixième enfant. Sa photo a toujours été mise avec celles des autres membres de la famille. Les gens sont toujours surpris de constater que ce n’est pas François. Chaque fois que quelqu’un nous interroge sur cette photo, cela nous donne une occasion de raconter cette histoire, en mémoire de cette mère qui fit le don de ce qu’elle avait de plus cher, un don empêché par les autorités canadiennes; en mémoire de Vanessa, qui fut un véritable baume dans notre vie et qui me laissa guéri. Sa mort n’aura pas été vaine, je me fais un devoir de le rappeler. J’espère pouvoir l’honorer par la vie que je mène, bien humblement…
La suite par ici : À nous, Paris!—>
Wow! Je n’ai pas d’autres mots… Merci!
Très touchant…..merci a vous.
Oui..très touchant…
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