Il m’a donné d’être une vraie mère (écho)

Ce texte fait suite à Un vrai bébé pour colorer notre vie qu’il est préférable d’avoir lu avant. Pour un sommaire de tous les articles, consulter Pour une lecture suivie de ce blogue.

Que dire de différent à propos de l’adoption de François?

J’ai vécu les événements à peu près comme Jocelyn. Je me rappelle ce fameux coup de fil de M. Alingrin, nous annonçant qu’il avait un petit garçon trisomique… noir. Je me souviens avoir eu envie de dire oui de suite, mais d’avoir pris le temps de me demander si je disais oui de peur de ne pas avoir d’autre proposition avant de quitter la France, ou que mon oui était sincèrement profond. Je crois que pour être « vraie » dans une démarche d’adoption, on se doit de rester ouvert à accueillir autant un garçon qu’une fille. Et c’est dans cette disposition du cœur que je me suis placée, dans la foi. J’ai prié, j’ai sondé mon cœur… Et le OUI est venu, naturellement, sans le forcer.

Aussi, lorsque je suis revenue vers Jocelyn pour lui partager ma réflexion, c’était comme si François faisait déjà partie de notre famille. Il était déjà mon enfant. C’est un sentiment très fort que celui qui nous anime lorsqu’on « adopte » un enfant dès la proposition. C’est très certainement aussi fort que ce moment magique où une femme apprend qu’elle est enceinte. Et cet enfant, même si on le « perd », sera le nôtre pour toujours, comme dans le cas d’une fausse couche.

Le jour de la rencontre de François fut pour moi un jour de joie, teintée quand même d’inquiétude. Rien ne peut nous préparer à l’avance à ce qu’on devra traverser pour rendre un enfant à sa vie d’adulte. Et encore moins quand cet enfant a une particularité qui nous est totalement inconnue ! Mais malgré tout, même aujourd’hui, sachant tout ce que nous avons dû traverser d’épreuves et de maladies avec François, je ne regrette rien et je redirais OUI encore une fois !

Ce que François m’a permis de découvrir est précieux pour moi. Je n’avais jamais encore très bien compris cet amour inconditionnel que les autres parents portaient à leurs petits. Non pas que je n’aimais pas les jumeaux. Mais l’attachement était différent. Et c’est l’arrivée de François qui m’a permis de le découvrir. J’étais fascinée de ressentir un attachement à ce petit être tout fragile et vulnérable à mesure que je lui prodiguais des soins. C’était donc ça le « secret » : ce qui nous pousse à aimer nos enfants d’un amour vrai et fort se révèle à travers les soins quotidiens. Je ressentais fortement un « instinct » protecteur, comme une poule couveuse ! J’avais envie de le protéger de tout malheur, de rendre sa vie la plus confortable possible et ça me procurait tellement de joie ! Je n’en revenais même pas. Voilà la sorte d’amour que François m’a permis de découvrir. Et pour ça, je lui en serai toujours redevable.

Un vrai bébé pour colorer notre vie

Si vous arrivez ici pour la première fois, sachez que cet article s’inscrit dans un récit de vie. Si vous voulez commencer par le début, allez voir les chapitres à Pour une lecture suivie de ce blogue.

Durant le voyage vers sa nouvelle demeure

En août 2002, avec notre agrément d’adoption bien en mains, nous avons relancé l’association Emmanuel SOS Adoption fondée en 1975 par le couple Lucette et Jean Alingrin. Nous connaissions quelques familles qui avaient procédé à une adoption par l’entremise de ce couple quasi mythique dans le milieu de l’adoption d’enfants avec des particularités, notamment des enfants présentant une trisomie 21. Nous avions exprimé une préférence pour une fille et M. Alingrin souhaitait respecter notre choix. Il faut dire que la plupart des couples ont la même préférence alors que, souvent, les petits garçons ne trouvent pas aussi facilement de familles disposées à les accueillir. M. Alingrin avait parlé à Céline de deux petits garçons pour lesquels il cherchait une famille, mais ce n’était pas encore mûr. Il comprenait bien notre sentiment d’urgence. Il avait terminé la conversation en proposant de porter ce projet dans la prière.

Pendant plus d’un mois, nous avons patienté. Nous avons cherché d’autres associations, mais quelque chose nous freinait intérieurement à l’idée d’aller ailleurs. À la mi-septembre, M. Alingrin nous rappelait. Il voulait nous parler d’un enfant, même si c’était un petit garçon. Il croyait que nous aurions l’ouverture pour au moins entendre sa proposition et y réfléchir sérieusement. Il était peiné car parmi les familles en attente d’un enfant, personne ne voulait de celui-là. Il nous parla de deux handicaps. Le premier, bien sûr, était sa trisomie 21. Nous attendions l’annonce du second handicap avec appréhension. Il nous dit: « il est noir ». Vous ne pouvez pas imaginer quel fut notre sentiment!

– Noir? Un handicap?

– Ça peut paraître surprenant, mais des familles ouvertes à l’enfant handicapé peuvent quand même éprouver une certaine forme de racisme. En tout cas assez pour ne pas s’imaginer parents d’un enfant noir.

Il a suffi d’un simple regard entre Céline et moi:

– Bien sûr que nous le prenons!

M. Alingrin n’avait pas voulu nous parler du petit Haronne avant, car son statut légal ne serait pas réglé avant la fin septembre. Il faut en effet trois mois de carence entre le moment de l’abandon par les parents et le statut d’adoptabilité, un délai qui permet aux parents biologiques de changer éventuellement d’idée. Le délai de carence approchait de sa fin, la maman n’avait donné aucun signe de vie, ce qui allait donc dans le sens de l’abandon légal. Haronne est né le 27 juin 2002 à Lagny-sur-Marne d’une mère et d’un père d’origine congolaise. Né jumeau, son frère était « normal » et fut gardé par ses parents alors que le petit trisomique leur avait semblé trop lourd à garder, d’où l’abandon et le placement à l’association Emmanuel. L’abandon d’un enfant paraît terrible, bien sûr, mais lorsqu’il peut être accueilli dans une famille qui l’aimera pour ce qu’il est, c’est aussi une bonne nouvelle… Les parents qui adoptent savent de quoi je parle.

Nous avions convenu de faire toutes les démarches en accéléré, car notre départ de la France était déjà fixé, nos billets d’avion achetés! Nous allions quitter ce pays et ces gens que nous avons profondément aimés le 22 février 2003, jour de mon 41e anniversaire… Il ne restait donc que cinq mois pour parvenir à réaliser les formalités. Avant d’aller voir l’enfant, il nous fallait rassurer le conseil de famille et la responsable départementale de Seine-et-Marne sur la possibilité d’avoir un suivi au Canada, et surtout d’être évalués convenablement par les services sociaux québécois car même si le placement était consenti, il faut encore au moins six mois avant un jugement d’adoption. Enfin, le jugement d’adoption lui-même devait pouvoir être prononcé au Québec, alors que les procédures initiales, incluant l’agrément, avaient toutes été faites en France. Je cherchai à joindre quelqu’un, au Québec, qui pouvait nous aider. Je fis quelques appels au hasard, dans des bureaux d’avocat dont je trouvais l’adresse sur Internet. Je finis par parler à une femme, Me Louise Dandavino. Lorsque je lui confiai le motif de mon appel, elle me dit simplement: « Vous êtes tombé sur la bonne personne, c’est justement ma spécialité, l’adoption! » En fait, elle travaillait pour le cabinet d’avocats du contentieux au Centre jeunesse de Montréal. Me Dandavino fut un ange pour nous. Elle nous a aidés généreusement. Elle a présenté à M. Alingrin et à Mme Le Fol, du Département de Seine-et-Marne, toutes les garanties dont ils avaient besoin pour que nous puissions prendre cet enfant avec nous. Me Dandavino a notamment obtenu du directeur général de la Régie de l’assurance-maladie du Québec une lettre de « garantie » de couverture sociale qui était une exigence pour que l’enfant quitte le pays, lettre qui deviendra très importante quelques mois plus tard (à lire dans un autre chapitre).

Premier contact

Peu avant que tout cela soit accompli,  nous avions été invités à venir à Montjoie, le domaine de Lucette et Jean Alingrin, afin qu’ils nous connaissent mieux. L’association se porte garante auprès du conseil de famille et des services sociaux du bon jumelage entre l’enfant et la famille, d’où cette étape de la rencontre en personnes. Il y avait bien 600 km entre chez nous et le petit village de Clefs (49). Nous y sommes venus une première fois sans les enfants. Le couple disposait d’une petite maison pour les amis attenante à leur résidence principale. Nous y étions bien. Nous avons été reçus par le couple à deux ou trois reprises durant notre court séjour. Nous leur avons raconté notre parcours de vie. Lucette nous regardait avec tendresse et témoignait de son amour pour ses enfants, 16 au total si je ne me trompe pas. Jean se faisait pédagogue. Il nous expliqua en long et en large tout ce que nous devions savoir sur la trisomie 21, les complications, les soins, les risques pour la santé, les particularités, etc. Beaucoup de notions en très peu de temps. Nous savions que Haronne était dans la crèche, à quelques pas de là. Mais leur protocole ne prévoyait pas de mettre en contact un couple et l’enfant lors de la première rencontre. Il n’était pas prévu non plus qu’ils nous parlent de l’enfant, ou très peu. Nous en étions très frustrés, mais il n’y avait aucun passe-droit. Pourtant, il était là, tout près…

La première fois, c'est magique!

La prochaine étape consistait à venir passer un week-end en famille pour pouvoir nous approcher progressivement de Haronne, et poser quelques gestes. Étant donné la distance, le couple Alingrin avait consenti à tout faire en un seul week-end de trois jours et, d’obtenir, si possible de la part du Département, de pouvoir partir avec l’enfant dès le lundi, en parfaite conformité. Nous étions donc de nouveau à Montjoie, avec Steve, Stéphan et Christian, ce 15 novembre 2002. Vu l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous n’avons eu droit, ce soir-là, qu’à une photo, pas très bonne d’ailleurs. Nous avions si hâte de voir notre bébé que la nuit a été peu propice au sommeil.

Il nous a été possible, tôt le matin, de nous rendre à la crèche pour voir Haronne, histoire de faire un premier contact. Je me rappelle cette petite pièce avec deux lits. Marie, la fille aînée du couple Alingrin, était en charge de cette petite crèche. Elle avait été pratiquement la seule personne à prendre soin de ce bébé-là. C’était un peu son bébé à elle… Haronne était là, tout propre et bien emmailloté dans son siège et il nous dévisageait avec attention. Quelle différence entre la photo et l’original! Nous l’avons trouvé beau, parfait. C’était notre fils, notre premier bébé, à 4 mois et demi.

Les journées du samedi et du dimanche, il fallait venir s’occuper de lui aux heures qui correspondaient à ses besoins, soit les boires, les changes, le bain, etc. C’était ce qu’on attendait surtout de la maman. Les autres membres de la famille découvraient le domaine. À un moment, nous avons pu tous venir dans la chambre et prendre Haronne chacun de nous, tour à tour. Céline avait accepté ma proposition de le prénommer François, en gardant aussi son prénom d’origine. C’était un bébé calme. Il se laissait prendre. Nous étions tous les cinq sous le charme.

Lundi matin, nous devions reprendre la route pour rentrer chez nous à une heure raisonnable. Après les soins du matin, les adieux touchants entre Marie et son Haronne, et les consignes de M. Alingrin, voilà que nous repartions à six. Notre famille s’était de nouveau agrandie. François a dormi une bonne partie du trajet. Il nous fallait cependant nous arrêter pour le repas du midi. Nous avons choisi un McDo, quelque part sur la route. Imaginez alors un bébé de moins de cinq mois qui n’avait connu jusqu’alors qu’une seule nounou et vécu tous ses jours dans une petite pièce intime et chaleureuse, se retrouver soudainement entouré de cinq inconnus et devoir subir l’atmosphère bruyante d’un restaurant fast-food, en pleine heure de pointe, un dimanche. François se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela nous crevait le coeur. Il n’était pas encore en sécurité auprès de nous. Je m’empressai de le prendre dans mes bras, ce que je ferais très souvent, par la suite, dès qu’il exprimerait des pleurs. Nous avons choisi de terminer le plus rapidement possible le repas afin de reprendre la route sans trop de haltes. Il a cessé de pleurer et s’est de nouveau endormi.

En fin d’après-midi, nous arrivions à la maison. Fatigués. Épuisés même. Un nouveau rythme de vie nous attendait. François allait nous donner le ton.

Premiers soins

Nous avons entrepris de le faire voir rapidement par un médecin , le Dr Farge de qui on disait que parmi les omnipraticiens de notre secteur il était celui le plus apprécié des parents de jeunes enfants. François faisait souvent des rhumes qui tournaient mal. Beaucoup de sécrétions l’étouffaient. Des séances de kinésithérapie l’aidaient à libérer ses poumons de ce qui l’encombrait. Il avait même été hospitalisé une fois pour une bonchiolite sévère (et il y en aura bien d’autres par la suite). À la mi-décembre, François commença à nous inquiéter, avec des drôles de spasmes qui allaient en augmentant. Il lui arrivait de se plier en deux, les jambes rejoignant presque le visage et ensuite il se dépliait rapidement, parfois avec un petit cri. Nous avons consulté de nouveau notre médecin qui nous disait simplement que François était un peu « tonique ». Cette réponse manifestait une certaine méconnaissance de la réalité des enfants trisomiques 21, reconnus pour leur caractéristique d’hypotonie, c’est-à-dire plutôt mous…

Entre-temps, nous avions reçu une brochure d’une association sur la trisomie 21 que nous avions commandée et qui mentionnait un point qui a piqué notre curiosité, soit: « entre 5 et 7 mois, évaluer suspicion de Syndrome de West ». Cela ne nous aurait rien dit si, à la fin de la même brochure, dans le sommaire, on redisait, cette fois-ci autrement: « entre 5 et 7 mois, spasme infantile précoce (syndrome de West). C’est le mot « spasme » qui a intéressé Céline d’abord et qui l’a amenée à chercher sur Internet. Rapidement, elle est tombée sur un site allemand qui présentait des photos de la séquence des mouvements d’un bébé en plein spasme. C’était exactement ce que nous observions chez François. Nous avons vite demandé un rendez-vous une fois de plus avec notre médecin.

Le Dr Farge se voulait de nouveau rassurant: « Les parents s’inquiètent tout le temps, c’est normal. Fiez-vous au professionnel, cet enfant est tout à fait normal. » Nous n’avons pas été rassurés pour autant. Nous avons exigé, tel que notre documentation y incitait, qu’il passe un ECG en urgence. Le médecin finit par accéder à notre demande. Il appela lui-même à Romans et prit un rendez-vous qu’on lui fixa dans trois semaines. La documentation parlait d’urgence de traiter ce syndrome « dans l’heure qui suit le diagnostic » pour éviter que des dommages permanents soient causés au cerveau. C’est ce que nous avons redit à notre médecin qui nous a de nouveau renvoyés à sa compétence. De retour à la maison, nous avons cherché un département de neurologie à Lyon. En appelant là-bas, nous avions gagné une semaine de délai. Et finalement, un coup de fil du Dr Farge nous surprit. Il nous dit que, par acquit de conscience, il avait parlé directement au neurologue du centre hospitalier de Romans, le Dr Pierre, qui, devant l’évocation possible d’un tel syndrome lui a répondu: « Si c’est cette saleté, il faut que je vois l’enfant tout de suite ». Nous avions une demi-heure pour nous rendre à l’hôpital, le médecin nous y attendrait avant de quitter pour son long congé. Dès notre arrivée, François a été déposé sur la table. Une fois les connections installées, le tracé de l’ECG ne laissait planer aucun doute au spécialiste. Il nous a regardé intensément et a demandé: « Alors, c’est vous qui faites des diagnostics de syndrome de West? » Gênés, nous avons répondu que nous étions inquiets et qu’il ne nous revenait pas de diagnostiquer… Il nous tendit la main et nous félicita: « Vous savez, un médecin généraliste n’est pas bien formé pour détecter ce genre de maladie rare. Que des parents l’aient identifiée et aient insisté pour venir jusqu’ici, chapeau! » Nous étions certes flattés, mais surtout anxieux par rapport à l’avenir de François. Il réagit au traitement effectué sur place avec rapidité. Le tracé redevint immédiatement normal, selon le neurologue. Un traitement allait donc lui être prescrit et un suivi très serré devrait être assuré. Le Dr Pierre nous communiqua le nom d’une neurologue qu’il connaissait personnellement à l’Hôpital Ste-Justine, le Dr Lortie, et à qui il parlerait avant que nous n’ayons quitté la France, c’est-à-dire dans quelques jours…

Tous ces tracas avec un nouveau bébé nous avaient beaucoup pris la tête depuis trois mois. Nous avions vécu le jugement d’adoption de Christian, le 27 novembre. Une hospitalisation pour François. Nous devions faire des adieux à toute la communauté et je devais transmettre ce que je pouvais à mon successeur. Il avait fallu obtenir les autorisations de quitter le territoire pour François, envoyer nos affaires dans un conteneur en partance pour le Canada, nous réfugier dans un gîte pour quelques jours… Et je travaillais toujours à temps plein, jusqu’au dernier jour! Tout cela avait été bien fait, mais j’avais omis une chose majeure qui allait avoir des conséquences très graves… Je vous raconte dans le prochain chapitre.

Prendre un enfant… ça change la donne

Cet article fait suite à La vie avec un « bébé » de 12 ans… et surtout à Un oui doublement initié par nos enfants qu’il convient de lire préalablement. Pour un sommaire de tous les articles publiés dans l’ordre, voir Pour une lecture suivie de ce blogue.

Était-il mieux avec nous, dans une vraie famille?

L’histoire de l’adoption de Christian est arrivée si soudainement dans nos vies que nous avions omis de faire une chose très importante avant de dire oui et de le prendre chez nous: en discuter avec la personne chargée de l’adoption dans notre Département. De fait, le fameux agrément pour une adoption d’un bébé  ne nous avait toujours pas été accordé par la Commission départementale Enfance-Famille puisqu’il restait une dernière étape. Dès lors que la personne chargée de l’adoption, Mme Cattin-Brugière, a appris la nouvelle de l’arrivée de Christian à la maison, elle s’est montrée très vexée. L’expression qu’elle a utilisée, compte tenu que notre dossier avait très bien progressé, était « Vous nous avez floués ». J’ai bien tenté de lui expliquer les circonstances dans lesquelles Christian était apparu chez nous, mais visiblement, nous avions manqué de respect par rapport à son pouvoir de recommandation auprès de la Commission départementale et elle ne se montrerait plus favorable à notre égard.

La dernière étape consistait en une évaluation sociale, les autres étant médicale et psychologique. Une travailleuse sociale, Céline Bonnet, nous a rencontrés à deux reprises en octobre 2001, au plus fort des difficultés vécues avec Christian et des conséquences avec ses deux grands frères. Le rapport d’évaluation qu’elle rédigea est éloquent. J’en cite quelques passages:

En ce qui concerne Cristian, Steve trouve qu’il est pénible. Il n’aime pas la façon dont il parle à ses parents. Il dit néanmoins « J’ai pas envie qu’il parte parce qu’il va se retrouver sans famille. Je le considère comme un ami, pas comme un frère. »

Stéphan dit: « Avec Cristian, au début, c’était cool. Maintenant, finalement, c’est pas si bien. Il est trop rebelle. Maintenant, il fait un peu plus d’effort mais il discute pas. J’ai pas envie qu’il parte, mais en même temps, parfois, je veux pas qu’il reste. »

À propos de Cristian: « Selon les psychologues, il n’est certainement pas prêt à vivre dans une famille. » Cristian dit lui-même: « je ne sais pas si je veux rester. C’est trop dur. Il y a des crises des fois, il y a trop de règles. Céline est exigeante. D’un côté, j’aimerais rester. De l’autre je ne sais pas si je veux qu’ils m’adoptent. Ils sont gentils avec moi. Ils me lisent des histoires. Ils font des efforts avec moi pour m’aider. J’aimais bien aussi être au centre. »

Monsieur et Madame Girard disent que la vie au quotidien avec Cristian est difficile. « Il a beaucoup de mal à accepter les limites. On dirait qu’il ne trouve pas de sens à vivre en famille. Parfois, on a l’impression qu’il veut tout détruire autour de lui. Il s’oppose beaucoup et il est en même temps charmant. Cristian conçoit la famille comme un lieu où on le gâte et c’est tout.  Il souhaiterait pouvoir être seul, sans autre enfant. On se demande souvent si nous on pourra tenir et surtout si lui il tiendra. »

Avec toutes ces remarques, on comprend bien que la conclusion de la travailleuse sociale fut assez réservée:

La venue de Cristian au sein de leur foyer est très récente. Son statut est encore flou et son avenir incertain. De par ses troubles, Cristian a perturbé l’équilibre existant et chacun des membres de la famille doit retrouver sa place.  […] Face à ces éléments, j’émets un avis réservé pour l’agrément de Monsieur et Madame Girard pour l’accueil d’un bébé à particularité. Un délai supplémentaire permettrait à cette famille d’accueillir un enfant dans les meilleures conditions possibles.

Lorsque nous avons pris connaissance de ce rapport, nous y avions vu un certain espoir. Il allait de soi que nous n’avions pas agi de la meilleure manière en prenant Christian avec nous sans consulter les services sociaux. Céline regrettait parfois que nous ayons fait ce choix. Je m’entêtais le plus souvent à repousser ce jugement sur nous-mêmes en me raccrochant à la conviction d’avoir accueilli Christian à la suite de ce que j’avais senti comme une interpellation évangélique.

Malheureusement, le pire scénario s’avéra. En décembre 2001, Mme Cattin-Brugière nous appela pour nous annoncer que la Commission fermait notre dossier. Elle continuait de nous reprocher de l’avoir flouée. Il faut savoir qu’un refus d’agrément nous obligeait à attendre deux ans avant de pouvoir formuler une nouvelle demande, ce qui, dans notre cas, n’était pas envisageable puisque nous savions que nous ne serions plus en France dans cet horizon de temps.

Je fis donc appel de cette décision. Dans une lettre sans doute convaincante, je demandais à la présidente de la Commission de nous entendre en personne pour expliquer nos choix et pour que les membres nous accordent un délai de temps plutôt que sanctionner par une décision définitive. La présidente accéda à notre requête. Le 14 janvier 2002, nerveux et tendus, nous attendions dans un couloir froid que les dignes membres de la Commission daignent nous recevoir. Nous avions demandé à la communauté de prier pour que cette audience se passe bien. Il devait y avoir une bonne douzaine de commissaires autour de la table. Lorsque nous sommes entrés, peu de sourires, peu de regards. La présidente a formellement rappelé les faits, notamment le refus de nous accorder un agrément pour cause de changement dans la composition familiale ayant perturbé l’équilibre et rendu l’accueil d’un nouvel enfant incertain. Céline et moi avons alors raconté notre histoire, comme si nous faisions un témoignage sur nos choix, ce qui nous avait conduit à accueillir Christian à l’insistance de nos jumeaux, notre âge qui commençait à se faire sentir, notre projet probable de départ de la France en 2003 et la possibilité que nous n’ayons plus accès à l’adoption dans notre pays, etc. Nous avons également parlé du changement d’attitudes de Christian durant notre voyage au Québec. Je ne sais plus combien de temps nous avons parlé, trois-quart d’heure, peut-être plus. La qualité d’écoute était touchante. Après quelques questions, nous avons renouvelé notre demande: donnez-nous six mois et réévaluez ensuite notre famille pour constater si les conditions seront devenues plus favorables à l’intégration d’un autre enfant. On nous a remerciés, cette fois-ci avec des sourires et des poignées de main. C’était bon signe. Le lendemain, Mme Cattin-Brugière nous écrivait pour nous annoncer ceci:

Suite à la commission du 14 janvier, et à votre présence ce jour là, je vous confirme que nous avons senti et apprécié vos qualités de coeur, votre disponibilité à l’égard des enfants présents et à venir, et que l’opinion de la Commission est plutôt favorable. Néanmoins, au regard de l’agrément, la Commission a estimé que les deux projets que vous poursuivez sont en « téléscopage » aujourd’hui. Je vous propose donc de réétudier votre situation en commission au mois de juillet 2002.

La Commission avait donc consenti à renverser sa décision en nous donnant le fameux sursis qui permettrait, peut-être, d’obtenir une évaluation, cette fois-ci plus concluante. Nous étions dans une joie immense, comme si nous avions gagné quelque chose de grand. Nous étions surtout dans l’action de grâce. Il paraissait possible que l’intuition que nous avions eue d’avoir été « appelés » à accueillir Christian dans notre famille ferait en sorte que les barrières tomberaient une à une…

Une deuxième chance

Au début de juin 2002, nous recevions la visite d’une autre travailleuse sociale, Christina Laporte. Celle-ci avait pris connaissance de notre cheminement et de la décision de la Commission. Naturellement, elle avait aussi lu le rapport de sa collègue. Elle souhaita néanmoins ne pas tenir compte de manière trop déterminante du passé pour se faire une idée de la famille que nous formions à ce moment-là. Son rapport traite longuement de l’évolution de Christian dans la famille et notamment de son passage au Québec. Entre autres, Mme Laporte y mentionne ceci, en nous citant:

« Déjà l’arrivée de Cristian a été positive. Elle a permis d’ouvrir le carré, le face à face d’avec nos jumeaux. Cristian a ouvert une brèche. Grâce à lui, Steve et Stéphan se sont apaisés. Ils ont compris qu’il y avait une cohérence dans l’éducation que nous leur donnions, dans la mesure où nous donnions la même à Cristian. Les jumeaux se sont beaucoup responsabilisés […] Ce qui est important c’est que nous soyons disponibles pour chacun de nos enfants. »

En conclusion, la travailleuse sociale affirme ceci:

Leur projet d’adoption apparaît réalisable. Ils ont su prendre du recul par rapport à leur situation et le délai demandé par la commission leur a été profitable. […] L’équilibre familial des Girard est récent, donc encore fragile. Cependant, ils sauront apporter à un enfant de l’amour et un foyer serein, équilibré. Leur réflexion est riche, mûrie concernant l’accueil d’un enfant. Ils sauront faire face au fait que l’arrivée d’un autre enfant nécessitera de trouver de nouveaux repères. […] Face à ces éléments, j’émets un avis favorable pour l’agrément d’un enfant âgé de deux ans au maximum, pupille de l’État ou étranger, à particularité ou pas.

Cette nouvelle évaluation répondait entièrement à nos attentes. Ne restait plus que la décision de la Commission, attendue en juillet. La lettre datée du 30 juillet 2002 confirmait la décision favorable:

M. et Mme Girard sont agréés pour l’accueil en vue d’adoption d’un enfant, pupille de l’état ou étranger, âgé de zéro à deux ans. Cet agrément est valable 5 ans à compter du 29 juillet 2002. […] M. et Mme Girard remplissent les conditions requises par la législation française pour adopter.

Nous nagions dans le bonheur! Mais les choses pouvaient encore se compliquer, car notre décision de quitter la France venait d’être prise et annoncée à la communauté de L’Arche de la Vallée. Mon rôle de directeur s’arrêterait fin février 2003, soit deux mois après la date prévue du mandat. Le conseil d’administration avait refusé ma demande de prolonger mon mandat ou me confier un autre rôle jusqu’à la fin de l’année scolaire. Nous allions donc déménager en plein hiver, avec ou sans un autre enfant.

Les nouvelles étapes à accomplir formaient une autre montagne gigantesque : trouver une association qui pourrait rapidement nous confier un enfant, terminer les procédures d’adoption de Christian, nous lancer dans celles du nouveau bébé sans qu’il soit possible de les compléter en France, obtenir, donc que les évaluations post-placement faites à partir du Québec soient validées par la France, réaliser les démarches en vue de l’immigration canadienne, etc. Bref, l’automne s’annonçait chaud! Je vous raconte tout ça dans le prochain article…

La vie avec un « bébé » de 12 ans…

Ce texte fait suite à Un oui doublement initié par nos enfants qu’il est préférable de lire avant… Pour un sommaire de tous les articles de ce blogue, on consultera Pour une lecture suivie de ce blogue.

Christian et son sourire ravageur

Le jour de son arrivée parmi nous, il ne nous a fallu que quelques minutes pour prendre conscience de l’ampleur des soins que le handicap physique de Cristi, que nous avions convenu d’appeler Christian, allaient exiger. Opéré à sept ans pour des séquelles de poliomyélite, Christian portait depuis une sorte de structure métallique au bas du corps, attaché à un corset rigide servant à garder sa colonne droite. Cet appareil devait peser au moins 10 kg. C’est beaucoup pour un enfant. Et difficile à décrire. C’était franchement émouvant de le voir déambuler avec cet attirail. Avec ses deux cannes canadiennes, il avait appris à marcher en balançant les deux pieds ensemble vers l’avant et en ramenant ensuite ses cannes. Il était très habile. C’était quelque chose à voir lorsque venait le temps de monter les escaliers. Après son premier souper, le soir de son arrivée, il fallait qu’il « grimpe » à l’étage, là où se trouvait sa chambre. Je le suivis et je constatai l’effort qu’il devait accomplir pour monter les marches une à une. Il devait « débarrer » le genou avec une main pour qu’il plie, le barrer de nouveau après avoir déposé le pied sur la marche suivante pour qu’il puisse se porter dessus, débarrer l’autre genou, etc. Chaque marche ainsi montée me donnait l’impression d’une conquête. J’avais conclu durant cette montée qu’il lui faudrait une chambre au rez-de-chaussée, ce que j’allais m’empresser de proposer à notre propriétaire dès le lendemain.

Christian avait bien mangé. Il était calme, mais très attentif à chacun de nos regards, ceux tendus vers lui comme ceux que nous échangions entre nous. Il nous scrutait. Il cherchait à nous deviner, probablement pour mieux nous « tester » plus tard. C’est ce qu’il avait le mieux appris de toutes ses années dans les diverses institutions. D’ailleurs, il a tout de suite compris que j’étais « celui du soir » quand je suis monté avec lui pour son bain et sa mise au lit. Céline serait donc « celle du jour ». C’est ainsi qu’il cataloguait les « intervenants » dans sa vie. Il y avait également ceux des autres lieux où il devait passer. Ainsi, la maîtresse d’école s’occupait des leçons. La psychologue scolaire s’occupait de ses sentiments. Le kinésithérapeute s’occupait de ses membres. Et nous, ses parents, devions nous occuper de l’amour qu’il n’avait jamais eu!

Enfin, des parents!

Christian avait rêvé depuis longtemps d’avoir des parents. Il s’était fait une image précise de ce qu’il en attendait: des pourvoyeurs d’amour. Donner de l’amour, c’est bien le rôle essentiel des parents. Mais encore faut-il avoir une idée de ce qu’est l’amour. Christian en avait observé des parents! Il avait vu qu’ils câlinent leurs enfants, qu’ils leur donnent des cadeaux, des surprises, des gâteries, etc. Il avait peut-être moins remarqué qu’ils les corrigent aussi parfois. Il n’attendait donc rien d’autre que ceci de notre part: des câlins et des gâteries. Le premier câlin qu’il fit à Céline, sa nouvelle mère, fut certainement décevant pour lui. Christian était pubère depuis un bout de temps. Il avait des gestes déjà ambivalents lorsque venait le temps d’embrasser une femme adulte. Céline a vite perçu que ce qu’il envoyait comme signal était tout simplement déplacé, mal ajusté à la relation fils-mère. Elle choisit délibérément de ne plus lui permettre de tels câlins. Christian a dû saisir assez vite cette prise de distance. Son désir de proximité se changea alors en colère, manifestée par de la provocation.

Dès qu’il le pouvait, Christian balançait des petites insultes à sa mère: « C’est dégueulasse ce que tu cuisines »; « Qu’est-ce que tu fais ici, à l’école, c’est pas chez vous »; « T’es une vraie teigne », etc.  Bref, tout ce qui pourrait donner à une mère le sentiment que « son fils » le déteste. Des six ans qu’il aura vécus avec nous, Christian n’aura jamais vraiment changé d’attitude envers Céline. De 12 à presque 18 ans, il aura usé de plusieurs formes de provocations. Son rythme en fut une des plus harassantes. Il n’avait qu’à le ralentir, prendre plus de temps qu’il ne faut pour accomplir une chose, par exemple dans la salle de bain, et il tournait tout le monde dans la maison contre lui. La provocation qui aura probablement touché sa mère le plus durement fut peut-être lorsqu’il lui cria, dans un élan de colère, « Je vais le tuer, ton mari. »

Donner une famille pour la vie

Le bilan que nous pourrions faire de l’adoption de Christian pourrait être assez partagé. Dès les premiers jours, Christian s’était mis à dos ses deux meilleurs alliés, ses frères adoptifs. Ceux-ci nous avaient confié que le Cristi rencontré à la crèche était bien différent du Christian qu’ils côtoyaient à la maison. Il se montrait gentil devant les gens et en notre présence, mais dès qu’il se retrouvait seul avec eux, il devenait tyrannique. Il avait réagi fortement lorsque la psychologue scolaire avait rapporté quelques éléments qu’elle avait perçus de ses premiers entretiens avec lui. Il s’était mis en colère contre Céline quand elle lui en avait parlé: « Ce qui se passe à l’école n’est pas de tes affaires ». Décidément, il avait tout à apprendre de l’omniprésence des parents dans la vie d’un enfant.

Nous avions planifié de venir passer nos vacances de Noël au Québec. Puisque Christian faisait partie de notre famille, il allait de soi qu’il nous accompagnerait. Pourtant, son comportement ne nous y incitait guère: quelle sorte de vacances passerions-nous avec un jeune qui a si peu de moyens d’adaptation sociale? Personnellement, je comptais sur ce voyage pour lui faire prendre conscience de ce qu’est une famille « élargie », c’est-à-dire avec des grands-parents, des oncles et tantes, des cousins et cousines, etc. Céline et moi venons tous les deux de grandes familles. Malgré l’automne particulièrement difficile qu’il nous avait fait vivre, et puisque nous nous étions engagés pour au moins un an avec lui, nous avons décidé de l’emmener.

La première rencontre avec ma famille fut un véritable ravissement pour Christian. Il faut dire que mes parents ont le sens de l’accueil. Nous n’étions pas venus au Québec depuis 18 mois. Nous avons donc été reçus avec tous les honneurs. Le premier soir, Christian était sous le charme de ma mère, au point où il réclamait littéralement qu’elle l’adopte plutôt que nous! Il s’était mis de nouveau à envoyer paître Céline. Ma mère ne voyait pas ce qui se tramait. Comme pour tous ses petits-enfants, elle ne voulait que « le gâter »! Je finis par lui parler en privé pour la mettre au courant de notre histoire récente avec Christian. Ma mère comprit qu’il y avait un enjeu majeur. Elle dit à Christian: « Tu sais, moi je n’aurais pas été capable de faire ce que tes parents ont fait en t’adoptant. Je te trouve très gentil, mais personne ici, sauf Céline et Jocelyn, n’aurait fait ce qu’ils ont fait. » On aurait dit que Christian, à ce moment précis, a pris la mesure de notre geste en sa faveur. Son comportement changea instantanément du tout au tout pour le reste de nos vacances. Il devint un fils pour nous deux. Le miracle s’était produit…

Ce changement a duré près d’une année. Nous avons vécu bien d’autres difficultés d’adaptation, mais en général, Christian était plus facile. J’ai accepté de devenir son tuteur légal. Le juge des tutelles lui a octroyé la nationalité française, ce qui rendait plus facile l’adoption plénière. Le 27 novembre 2002, nous comparaissions devant trois juges du Tribunal de Grande Instance de Valence qui nous accordaient cette forme d’adoption plutôt rare en France pour un jeune de cet âge. Nous avions dès lors les conditions remplies pour pouvoir ramener notre enfant avec nous au Canada, lors de notre retour prévu pour février 2003.

Dans son nouveau pays, Christian manifesta des attitudes parfois inquiétantes. Une évaluation en neuro-psychologie permit de déterminer qu’il présentait une déficience intellectuelle atypique. Il obtenait des scores impressionnants dans certains champs évalués, mais cotait pratiquement zéro en d’autres matières, surtout ce qui touche aux aspects pratiques de la vie courante et à la compréhension de vocabulaire. L’évaluatrice, aidée d’un spécialiste des jeunes fortement institutionnalisés, avait diagnostiqué une déficience intellectuelle de modérée à légère. C’est ainsi que nous pûmes commencer à recevoir des services en réadaptation. Mais elle parla également, en plus d’un trouble d’attachement sévère, d’une « empathie de type paranoïde », ce qui laissait présager les autres difficultés que nous avons connues.

Quelques semaines avant ses 18 ans, tout comme ses deux frères aînés, Christian entra dans une forme plus grave de comportements. Ses colères se faisaient plus fréquentes. Ses résistances à l’autorité étaient de moins en moins gérables. Ses cris stridents effrayaient les petits frères qui s’étaient ajoutés à la famille. Ses cannes devenaient des armes qu’il pointait contre sa mère qui ne parvenait plus à garder une certaine distance face à tout ceci. L’attitude de Christian était telle qu’il nous fallut demander un placement d’urgence. Il quitta donc la vie quotidienne avec notre famille en juin 2007. Depuis cette date, il a vécu dans trois résidences différentes. Nous cherchons toutefois à le rapatrier dans la région où nous habitons, car nous préférons avoir avec lui des rapports plus fréquents , qu’il vienne par exemple tous les dimanches à la maison.

Au-delà de ces troubles de comportement, Christian est un jeune homme touchant. Les personnes qui le découvrent et qui cherchent à le connaître voient à quel point il s’attache à ceux-ci. Il aime particulièrement les ambiances de fête et ne refuse jamais une sortie. Il connaît les paroles de dizaines de chansons et il danse d’une manière unique sur ses deux cannes. Il apprécie la nourriture. Ce qui me touche le plus? Chaque fois que nous lui demandons ce qu’il a aimé d’un moment passé avec nous, sa réponse est invariablementla même: « être avec vous ».

Six ans. C’est le temps qu’il passa avec nous. On pourrait dire que c’est si peu. Je me console en me convaincant de lui avoir donné ce que nous avions de mieux : une famille. Il a quatre frères, une mère et un père, des neveux et nièces, des oncles et tantes, des cousins et cousines, un grand-père et deux grands-mères… Nous avons fait ce que nous pouvions pour durer avec lui dans la vie de tous les jours, ce que peu de spécialistes croyaient possible lorsqu’ils se sont penchés tour à tour sur ce cas qu’ils ont tous aimé étudier. Aujourd’hui, Christian est un Girard, un nom qui l’inscrit dans une famille jusqu’à la fin de ses jours. Si nous n’avons pas réussi à le garder avec nous jusqu’à ses 25 ans, comme nous l’avions projeté, il a cependant des contacts fréquents avec nous. Il vient passer quelques jours à la maison lors des vacances. Il réclame de venir habiter à proximité, c’est sa demande la plus constante. Puissions-nous lui obtenir au moins cette opportunité…

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Pour avoir une idée du parcours de Christian en Roumanie et en France avant de nous rencontrer, Récit de voyage en France et en Roumanie – version Letter que nous avons écrit suite à un voyage vers ses origines. 

Un oui doublement initié par nos enfants

Le nouveau frère de Steve et Stéphan

Nous voilà en décembre 2000. Nous passions les vacances de Noël à Genève, dans une petite maison de L’Arche la Corolle qui nous avait été prêtée. Un groupe de L’Arche de la Vallée y était aussi, dans un foyer pas très loin, ce qui nous permettait de faire quelques activités en commun. Ces vacances avaient le goût de la détente. Nous ne disposions pas de grands moyens alors nous nous sommes concentrés sur l’essentiel: être ensemble, faire des sorties qui ne coûtent à peu près rien, voir du pays, rencontrer des gens, jouer. Nous apprécions ce temps qui nous permet de sortir de nos habitudes et des situations quotidiennes.

La question qui ouvre le coeur

Stéphan et Steve étaient détendus. C’était souvent le cas lorsque nous étions ensemble en vacances. Ils n’avaient peut-être pas besoin de s’opposer. Nous faisions des projets ensemble. Ils appréciaient. Un soir, nous étions là, les quatre, occupés chacun à faire ce qui lui plaît, l’un de la lecture, l’un du Game Boy, les autres un jeu de construction. Tout en étant ainsi chacun dans son truc, nous avions des bribes de conversation. Quand il était ainsi occupé, Stéphan était celui qui entretenait le plus ce genre d’échanges. Il posait des questions, attendait les réponses, parfois les contestait. Mais quand il était bien, posé, c’était toujours un moment agréable. Et voilà qu’il est venu à poser la question.

Papa, maman, est-ce qu’on ne devait pas avoir d’autres frères et soeurs? Pourquoi vous ne parlez plus d’une autre adoption?

Cette question, peut-être espérions-nous tous les deux secrètement qu’elle soit posée par l’autre partenaire! Depuis l’épisode de Vanessa, en 1995, nous étions restés chacun repliés dans nos blessures. C’était comme une crise de foi. N’ayant pas de réponse claire à nos pourquoi, nous avions cessé d’interroger la vie. Steve et Stéphan ont percé une brèche dans notre carapace. En réalité, nous étions prêts, l’un comme l’autre, à envisager de nouveau la possibilité d’un autre enfant, mais ni l’un ni l’autre n’en prenait l’initiative. Cette question de l’un de nos fils nous a obligés à sortir de notre mutisme et à en discuter. Quelle réponse lui donner? Répondre par une question! Et vous, vous en pensez quoi d’avoir un frère ou une soeur? La réponse unanime fut sans équivoque: oui, nous en voulons!

La porte grande ouverte, il était clair que nous étions nous-mêmes tous les deux prêts à considérer un nouveau projet d’adoption. Nous sommes donc revenus de ces vacances déterminés à prendre des informations sur la possibilité pour des étrangers comme nous d’adopter dans le pays où nous vivions.

Pas celui-là!

Nous avons appris le fonctionnement et les règles pour adopter en France. Notre statut d’étranger n’était pas un obstacle. Nous avons donc entamé les démarches en vue d’obtenir un agrément. Nous voulions tous les deux un enfant de moins de deux ans. Vivant à L’Arche, auprès d’adultes présentant une déficience intellectuelle, nous avions manifesté notre ouverture à un enfant qui pourrait avoir un tel handicap, notamment une trisomie 21. Les évaluations allaient bon train. Nous étions confiants. Lors de nos vacances d’été, nous avions passé près d’un mois en Bretagne, dans un foyer prêté par L’Arche le Caillou blanc, à Quimper. Encore là, avec nos deux gars, nous avions vécu des moments très intéressants, apaisants, même, après les difficultés rencontrées en cours d’années.

Au retour, nous avions décidé de passer faire une visite dans une crèche tenue par une petite association d’adoption d’enfants différents (Vivre en famille). Le rendez-vous avait été pris. Édith Labaisse, présidente et directrice nous y attendait. Elle nous reçut en entrevue qui dura plus d’une heure. Nous étions embarrassés car elle ne cessait de nous parler d’un jeune de presque 12 ans, d’origine roumaine, qui était là depuis peu. Cristi avait été accueilli en France à l’âge de sept ans pour des soins médicaux et chirurgicaux. L’un des derniers enfants du régime de Ceaucescu, Cristi avait vécu la surpopulation des orphelinats en Roumanie, dans le département de Mehinditi, dans l’ouest. Victime de la poliomyélite, une maladie dont la Roumanie nie l’existence, aujourd’hui encore, alors que des enfants comme lui en furent diagnostiqués lorsqu’ils furent accueillis en France, ce dernier n’avait aucune chance d’être placé en famille d’accueil. Il ne marchait pas et parlait très peu la langue. Une association française, SERA (Solidarité Enfants roumains abandonnés) l’avait repéré dans son orphelinat et avait préparé sa venue en France afin d’y être soigné. Le projet pour ces enfants consistait à ce qu’ils soient placés dans des familles d’accueil françaises et qu’ils puissent y vivre le plus longtemps possible, tant que des soins étaient nécessaires, y compris psychologiques, ce qui signifie « longtemps »! Cristi avait vécu six mois dans une telle famille, mais le projet avait avorté, car la famille n’avait pas résisté au trouble d’attachement sévère. Il fut donc placé en institution quelques années et ensuite relogé au sud de la France, dans le Lozère à Montrodat, perdant ainsi toutes les relations qui lui restaient dans la région parisienne. C’est ce placement qui avait mis en colère Me François de Combret, président de SERA, qui avait alors mis toute son influence pour que Cristi soit ramené dans une association qui chercherait résolument à le replacer en famille.

Et voilà que nous correspondions exactement aux critères que cette femme s’était fixés, à savoir une famille dans laquelle Cristi ne serait pas le seul enfant adopté ni l’aîné. Nous avions des jumeaux adoptés, aînés de 15 mois de Cristi. Autant dire que la Providence nous avait choisis! Mme Labaisse nous a donc parlé de cet enfant qui l’avait touchée droit au coeur et pour qui elle voulait une famille. Céline lui a dit à plusieurs reprises durant l’entretien que nous étions là pour voir des bébés trisomiques! Pas un grand comme ceux que nous avions déjà… Nous avons découvert au fil de notre passage à cet endroit que nous étions vraisemblablement au coeur d’une mise en scène très bien rodée. À un moment, nos jumeaux ont été invités à quitter le bureau où se déroulait l’entretien pour aller rejoindre Cristi qui se ferait un plaisir de faire visiter le domaine. Par la suite, on nous conduisit à la crèche, mais les enfants étaient à la sieste à cette heure-là. Il nous fallait donc patienter en prenant une collation (le fameux « 4 heures ») en compagnie de qui, vous devinez, Cristi et deux éducatrices chargées de nous le décrire favorablement. Il était sur son 36. Il était souriant. Il s’exprimait très bien et poliment. Il m’a touché, moi aussi, directement dans le coeur. Mais je voyais et sentais que Céline n’était pas du tout au diapason. Finalement, nous avons pu aller voir quelques bébés en attente de famille. Nous les avons trouvés mignons, comme n’importe quel nourrisson que nous avions déjà vu ou bercé. Nous étions satisfaits et confortés dans notre choix de demeurer ouverts à un enfant comme eux.

Lorsque nous avons quitté les lieux, Stéphan et Steve nous ont interrogés de nouveau:

– Vous n’avez pas emmené Cristi avec nous?

– Euh… Pourquoi?

– Bien, vous nous avez adoptés, il a besoin d’une famille, pourquoi ne l’adoptez-vous pas, lui aussi?

C’était un véritable coup de poing de la part de nos enfants. Leur question nous est restée comme coincée entre les dents. Nous avons roulé la moitié de la route nous ramenant à la maison. Nous devions nous arrêter dans un Formule 1 (petit hôtel avec des chambres pour personnes miniatures). Nous y étions entassés, les quatre. Ni Céline ni moi n’avons vraiment dormi cette nuit-là. Nous avons discuté. Céline disait non, pas question. Je disais oui, pourquoi pas. Le soir suivant, de retour à la maison, elle finit par dire oui. J’appelai Mme Labaisse pour lui faire part de notre ouverture. Elle me proposa d’en parler moi-même à Cristi. Je lui annonçai donc que nous étions d’accord pour l’accueillir chez nous. Il répondit alors:

– Est-ce que c’est pour toujours ou seulement pour quelque temps?

Là encore, j’étais foudroyé. Quelle pertinence! Je ne pus que lui répondre:

– Nous ne pouvons pas nous engager pour toute la vie. Nous avons besoin de nous connaître et de voir comment nous allons pouvoir vivre ensemble. Je te propose de venir au moins une année et nous déciderons ensemble.

Il a dit « d’accord ». Une semaine plus tard, le 22 août 2001, nous étions tous les quatre à l’aéroport de Lyon (photo) pour accueillir un nouveau membre de notre famille, un « bébé » qui allait avoir 12 ans, moins d’un mois plus tard.

Notre nouvelle vie allait elle aussi chavirer nos habitudes et nous solliciter au-delà de nos capacités apparentes d’adaptation. Mais ça, c’est une autre histoire!

Un ange est passé dans notre vie

Marie-Yolaine et sa fille Vanessa

En 1995, nous menions notre vie simplement, avec ses aléas quotidiens. Les garçons avaient pris le chemin de l’école. Céline se concentrait sur les travaux de la maison. Je travaillais, j’enseignais… Nous avions une vie sociale assez remplie, grâce aux relations professionnelles que j’entretenais au sein d’une entreprise vouée à stimuler le sentiment d’appartenance. Même si nous avions à transiger régulièrement avec les tensions occasionnées par les petits écarts de conduite de nos gars, provoquant des réactions qu’il fallait désamorcer, notre vie était relativement rangée. Nous rêvions tous les deux à d’autres enfants, une fille pour commencer.

Nous étions un couple infertile. Puisque je ne souhaitais toujours pas avoir recours à la fécondation assistée médicalement, pour avoir un troisième enfant il nous fallait de nouveau considérer l’adoption. Adopter au Québec, à cette époque, nous prédestinait à une attente moyenne de 11 ans! Nous ne connaissions pas la « banque mixte » et avions décidé d’envisager l’adoption internationale. Mais l’argent faisait problème. J’avais toujours des dettes d’études à rembourser, un emprunt stupide pour une thermopompe que nous avions fait après l’achat de notre maison et un salaire qui ne permettait pas d’en rajouter. Nous étions donc quelque peu dans l’impasse. Nous avions cependant tous les deux confiance qu’en disant oui par avance, en nous rendant disponibles, les choses viendraient à se faire…

Une proposition d’Haïti

Céline avait travaillé avec des religieuses augustines à Chicoutimi et maintenait des contacts avec elles. Au début de l’année, il nous fut donné de rencontrer soeur Antoinette qui était missionnaire à Haïti. Elle avait déjà aidé des couples de la région à adopter des enfants et avait accepté de nous recevoir. À la suite de la rencontre, elle s’était montrée touchée par notre histoire et notre désir. Elle avait déposé notre projet entre les mains de la Vierge Marie. Nous avions quitté avec l’espoir que quelque chose arriverait.

Une collègue de soeur Antoinette nous appela vers la mi-mai (le mois de Marie) pour nous annoncer une grande nouvelle: soeur Antoinette avait « déniché » une petite Vanessa d’à peine un mois. Elle était proposée à l’adoption par sa propre mère, avec insistance. Celle-ci avait déjà six enfants. En 1994, la junte militaire dominait le pays et les soldats étaient déployés dans le pays. De nombreux militaires avaient fait de belles promesses à des femmes dans les patelins où ils patrouillaient. La mère de Vanessa, veuve, s’était laissée séduire par un militaire de passage. Et, de passage, on s’en doute, il fut seulement! Dans une situation de pauvreté extrême, comment assurer la subsistance d’une bouche supplémentaire? Cette pauvre femme était assurément désemparée. Elle devait aller vers la soeur blanche pour offrir son bébé. C’était la seule option pour que celui-ci ait un avenir. Avant même d’accoucher, elle était donc venue offrir son enfant à la religieuse canadienne, car il était connu que cette dernière avait aidé à « sauver » des enfants. Soeur Antoinette nous a confié plus tard qu’elle ne s’était pas montrée très ouverte à la première rencontre. Mais comme la mère était revenue après l’accouchement et que, même après avoir reçu de la nourriture pour son bébé, elle revenait à la charge, soeur Antoinette a fini par concéder et penser que c’était peut-être l’enfant qu’elle attendait pour nous. C’est en septembre qu’elle nous présenta ce p’tit bout de femme avec des photos. Une jolie fille qui ferait certes la joie de sa nouvelle famille dont tous les membres la considérait déjà comme une des leurs.

Soeur Antoinette avait connu quelques expériences d’adoption. Cette fois-là, elle fit appel à un avocat local pour qu’il effectue toutes les démarches directement au pays. Nous n’avions qu’à avancer un peu d’argent (très peu par rapport aux coûts d’une adoption via une agence) pour les frais et pour le soins de l’enfant. Nous avons pu obtenir une photo de Vanessa à cinq mois, assise paisiblement sur sa mère. Ce fut le coup de foudre. Nos jumeaux étaient tout aussi excités que nous. Le temps est si long dans l’attente.

Notre avocat haïtien, Vanessa et soeur Antoinette

Toutes les formalités avaient été complétées, incluant les évaluations de la famille. Vers la fin de l’automne, le jugement fut prononcé en notre faveur par un juge haïtien. Légalement parlant, Vanessa était donc notre fille. Au début de décembre, elle fut admise à l’examen médical par le médecin désigné de l’Ambassade du Canada à Haïti. Il diagnostiqua que l’enfant était porteuse du VIH. À cette époque, le Canada refusait systématiquement toute entrée au pays d’enfants qui constituent un « fardeau excessif » pour la société canadienne (c’est encore le cas pour la majorité des situations). La décision nous fut annoncée le 8 décembre, en la fête de l’Immaculée-Conception. Vanessa ne viendrait jamais au Canada. J’étais complètement détruit par cette nouvelle. Pour moi, dans mon coeur de papa, j’avais adopté Vanessa dès le premier jour où Céline m’en avait parlé. J’aurais été prêt à partir demeurer à Haïti avec ma famille pour qu’elle y soit accueillie, ce qui était tout sauf réaliste. Ma colère fut vive et je la tournai contre la Vierge Marie à qui tout ce projet avait été confié et dont les « signes » précurseurs semblaient de bon augure, selon la foi de soeur Antoinette.

Une guérison étonnante

J’ai cherché longtemps les raisons de cet échec. J’avais besoin de trouver un sens afin de dégager un espace de sérénité. Pour expliquer à mes enfants pourquoi les prières et la foi ne donnent pas toujours des résultats attendus. Pour accompagner mon épouse, démolie elle aussi par ce nouveau coup d’assommoir. Pour demeurer moi-même fidèle à ma foi…

Le père soldat de Vanessa était sidéen, comme tant d’autres Haïtiens. Il fit donc un cadeau doublement empoisonné à sa compagne passagère, lui transmettant à la fois le SIDA et un bébé qui serait porteur du VIH. La vie de cette mère fut encore plus chavirée. Non seulement le SIDA l’a sûrement emportée depuis, mais elle aura surtout laissé orphelins ses six autres enfants. Le SIDA n’était plus pour nous qu’une simple épidémie, il avait un nom, des conséquences réelles sur une famille à laquelle nous étions liés et également sur notre propre vie. Il y a tant d’injustices dans cette histoire qu’il me fallait trouver un sens, quelque chose qui me ferait au moins commencer à guérir. J’aurais donné ma vie à ce moment pour que les choses ne tournent pas de cette façon…

En mai 1995, lorsque Céline m’apprit que j’allais être papa de cette petite fille, je me trouvais dans un chalet avec mes deux gars, pour quelques jours de congé. Les jours précédents avaient été particulièrement difficiles. J’avais estimé qu’il fallait donner à Céline un espace pour elle seule, du temps pour se retrouver sans mâle autour d’elle. Depuis plus d’un an, je souffrais d’une colite ulcéreuse chronique aigüe. Le médecin qui me traitait n’arrivait pas à trouver de traitement médicamenteux pour contrôler la maladie. J’accourais aux toilettes plus de 20 fois par jour. C’était extrêmement douloureux. Les saignements étaient parfois abondants. Le médecin commençait à envisager des traitements extrêmes, comme un médicament qui pouvait provoquer le cancer ou bien l’ablation d’une partie du colon. Il me disait que cette maladie conduisait assez fréquemment à un cancer du colon dans les dix ans après son apparition. J’étais troublé par tout ceci, mais je ne voulais pas m’y arrêter. Peut-être étais-je dans le déni?

Le jour de l’appel de Céline, donc, dans ce chalet sur le bord du lac Brochet, je venais de prendre une décision importante, celle de cesser tout traitement visiblement inutile et m’en remettre à Dieu. Si je devais souffrir, qu’au moins cela puisse servir à quelque chose. J’offris ma souffrance pour ma famille, pour le bonheur de ma femme en particulier. Alors quand Céline m’appela, je lui confiai que j’avais pris la décision d’arrêter le traitement et jeté toutes les gélules résiduelles. Le lendemain, je m’en souviens comme si c’était hier, j’avais des selles formées. C’était la première fois depuis un an, à l’exception des deux mois où j’avais été dopé à la cortisone. Et depuis ce mois de mai 1995, je n’ai subi que deux réminiscences de la maladie, pour de courtes périodes. Même si mon colon demeure fragile, je ne suis plus malade. Un miracle? Pourquoi pas.

Vous jugerez comme vous voudrez, mais pour moi, Vanessa a été un ange guérisseur. Cette conviction est montée en moi comme une évidence de foi. C’est la seule vérité possible qui permet de trouver du sens à cette adoption « avortée », au don de cette famille déjà misérable décimée par la maladie et la pauvreté. Vanessa est décédée un mois à peine après l’examen médical. À Haïti, un enfant malade, dont même les riches ne veulent pas, ne vaut pas la peine d’être pris en charge… On a rapporté à Soeur Antoinette que l’enfant était mort dans des circonstances mystérieuses… Une façon de dire: « ne demandez pas comment ».

Vanessa est notre sixième enfant. Sa photo a toujours été mise avec celles des autres membres de la famille. Les gens sont toujours surpris de constater que ce n’est pas François. Chaque fois que quelqu’un nous interroge sur cette photo, cela nous donne une occasion de raconter cette histoire, en mémoire de cette mère qui fit le don de ce qu’elle avait de plus cher, un don empêché par les autorités canadiennes; en mémoire de Vanessa, qui fut un véritable baume dans notre vie et qui me laissa guéri. Sa mort n’aura pas été vaine, je me fais un devoir de le rappeler. J’espère pouvoir l’honorer par la vie que je mène, bien humblement…

La suite par ici : À nous, Paris!—>

Quand l’enfant ne vient pas

Stéphan et Steve

Ma nouvelle épouse se trouvait déjà un peu « vieille » et désirait, comme moi, plusieurs enfants le plus tôt possible. Nous n’avons donc jamais « empêché la famille » comme on disait dans le temps. Nous avons même plutôt forcé la dose (je saute les détails)! Mais les résultats n’ont pas suivi. D’un mois à l’autre, lorsque les douleurs et les écoulements survenaient, la tristesse était chaque fois au rendez-vous. Nous avons essayé tant bien que mal, appliquant sans trop l’avouer tous les remèdes de bonnes femmes: la position, l’orgasme de l’un avant l’autre, les jambes relevées pendant 10 minutes, l’abstinence un certain temps avant pour « concentrer » le produit, et j’en passe. Nous avons même tenté, sans jamais réussir, de ne plus penser à ça, car y penser ne pouvait que l’empêcher selon ma mère! Bref, pendant toute notre vie, aucune fécondation n’est venue ni par effort ni par miracle se matérialiser dans l’utérus de ma bien-aimée.

Après quelques années, nous avons fini par nous tourner vers la médecine, comme tant d’autres couples infertiles. À l’époque, c’était encore très expérimental. Je me rappelle du médecin de Chicoutimi que je ne nommerai pas. Il avait fait de son taux de performance de fécondation des couples une ambition toute personnelle. Il nous avait sérieusement avertis: « Ne vous attendez pas à de la musique classique, des chandelles et de la romance. Si vous voulez que je vous aide, il n’y aura rien de tout ça. Je vous demande une chose pour réussir: il faut vouloir à tout prix. » Son attitude nous avait complètement rebutés. Nous avions alors choisi de prendre du recul.

À l’été 1989, nous avons déménagé à Québec. C’est à ce moment que nous avons repris les démarches avec un autre médecin, plus âgé, très attentionné et d’une humilité déconcertante devant le caractère aléatoire des fécondations réussies. Après les premiers tests qui démontraient une incompatibilité, il fallait entreprendre des examens plus poussés et faire par la suite des tentatives diverses comme le washing et, éventuellement la fécondation in vitro. Je voulais plus que tout plaire à ma femme et combler son attente d’être mère. Mais j’étais fermement opposé à une démarche qui conduirait à nous fabriquer un enfant à tout prix. Je me souviens de cette discussion tendue. C’est une des rares fois dans ces premières années de vie ensemble où je me suis opposé très clairement. Pas un moment facile à passer ni pour l’un, ni pour l’autre. J’étais le briseur de rêve.

La proposition

Dans ma famille, l’adoption était quelque chose d’assez naturel, comme dans beaucoup de familles québécoises. J’ai des cousins, des cousines adoptées. Nous ne faisions aucune différence, même si parfois nous en parlions, par exemple de la possibilité de se marier ensemble! Pour moi, l’infertilité était plutôt un appel à se tourner vers une autre forme de fécondité, c’est-à-dire l’accueil d’enfants qui n’ont pas eu la chance d’être nés au bon moment, dans les conditions favorables. J’avais la conviction que tout enfant a droit à une famille. J’étais prêt depuis déjà longtemps à passer à l’acte, car un homme doit toujours plus ou moins adopter son enfant, même s’il est « de lui », ne le voyant poindre qu’après neuf mois, alors qu’il a déjà une relation intime avec sa mère… Si moi j’étais prêt, ma femme était loin de consentir… Le deuil de son propre enfant, d’une vie qui grandit dans son corps, dans une osmose complète, était loin d’être achevé.

Une petite ouverture à l’idée de l’adoption a fait lentement son chemin après ma fermeture clairement établie face aux techniques de reproduction. Quand une petite brèche se fissure dans notre carapace, c’est souvent à ce moment que la vie arrive avec une proposition! Une tante de Céline que j’appellerai « ma tante », une aidante naturelle, avait soutenu une jeune mère de trois enfants en détresse psychologique. Elle avait gardé ses enfants à quelques reprises. Elle les aimait beaucoup et les aurait gardé, si elle avait pu. Elle avait alors osé suggérer à la mère qu’une adoption pourrait être une manière de se sortir de cette souffrance et pour donner aux enfants un environnement plus stable. La mère l’avait rabrouée vertement. Mais l’idée avait été semée. Cette jeune femme est revenue plus tard vers ma tante pour lui poser des questions sur le couple qu’elle connaissait. Ma tante lui a donc parlé de nous, mariés depuis plus de six ans sans pouvoir donner naissance à des enfants, ce qui faisait notre malheur, car c’était notre projet le plus cher! Juste avant Noël 1990, ma tante a glissé un mot de cette possibilité à ma belle-mère… qui l’a évoquée ensuite avec sa fille. L’idée était semée…

Le 26 décembre, nous recevions l’appel. La jeune mère avait ouvert la porte et se disait prête à nous rencontrer. C’est à ce moment que ma tante nous a parlé de la possibilité de prendre deux des trois enfants, des jumeaux magnifiques. Je me dis souvent que la vie sait se montrer calculatrice: le terrain ayant été « fertilisé », le oui de ma femme a été immédiat. Nous avons pris contact avec la mère et convenu d’un rendez-vous pour le 4 janvier 1991. Vous imaginez un peu le genre de temps des Fêtes que nous avons vécu! Ce 4 janvier, nous sommes allés dans la région d’Ottawa pour rencontrer cette mère. Les enfants n’étaient pas avec elle. Elle voulait nous scruter, nous « juger » pour s’assurer que nous serions une famille « meilleure » pour ses enfants que ce qu’elle pouvait leur donner, dans la situation difficile qu’était la sienne. Ce fut un moment très intense. Et elle nous a finalement montré quelques photos. Nous sommes entrés alors dans un temps de grossesse qui n’aura duré qu’une semaine. En effet, nous sommes retournés le 11 janvier cette fois-là chez ma tante, qui venait de faire plus de 1000 kilomètres la veille, en pleine tempête hivernale, pour aller récupérer les enfants « placés » temporairement dans une autre famille.

Le premier contact

Nous sommes arrivés vers 17h, mais il faisait déjà nuit. En descendant de la voiture, nous avons aperçu la cousine de Céline, jouant avec un enfant. Dès que nous nous sommes approchés, elle a dit « Stéphan, voici tes parents! » Le petit, âgé de 32 mois, a levé les yeux vers nous, il a tendu la main et a dit « Hi! » Une émotion intense nous a saisis à ce moment précis. Quelle façon inattendue de rencontrer son fils! Nous l’avons suivi vers la maison. Quand nous sommes entrés, son jumeau était littéralement accroché à ma tante, l’air boudeur, ne voulant pas du tout nous regarder, encore moins nous saluer. Deux frères, déjà deux personnalités si différentes!

Nous nous sommes occupés d’eux pour le temps du repas. Nous ne savions pas quoi faire avec des enfants de cet âge. L’excitation était perceptible. Nous avons continué avec le bain, déjà plongés dans l’intimité de ces deux garçons littéralement abandonnés entre nos mains étrangères… Nous étions complètement démunis, atterrés devant ce qui se présentait à nous, l’immense responsabilité de prendre ces deux enfants comme les nôtres. La nuit fut longue avant que le sommeil ne finisse par venir.

Le lendemain, nous avons pris ces deux enfants sans les connaître, les avons installés dans notre voiture et nous sommes partis « en famille ». Céline s’était installée derrière avec eux. J’ai passé le temps de la route à regarder dans mon rétroviseur et à pleurer. Ce jour-là, je l’ai dit souvent, j’ai reçu le don des larmes. Des flots de larmes n’ont cessé de s’écouler, à chaque fois que je repense à cet évènement et à l’occasion de tant d’autres moments aussi intenses dans ma vie. Un petit incident s’est produit sur la route lorsque les enfants dormaient. Steve a fait une frayeur de sommeil (une première avant tant d’autres). Il s’est mis à pleurer, crier, tendre tout son corps. Impossible ni de le réveiller, ni de le calmer. Cela a duré plusieurs minutes. Nous avons alors commencé à mesurer l’impact de cette transition dans la vie de ces deux petits enfants « victimes » des choix d’adultes, séparés depuis plusieurs semaines de leur mère qui, en nous les offrant comme le plus grand don qu’elle pouvait faire, les avait abandonnés définitivement entre nos mains sans les revoir.

Nous nous sentions tout petits, vulnérables, inquiets. Nous avons prié silencieusement chacun de notre côté. Ce n’était pas seulement un cadeau de la vie que nous avions reçu, c’était surtout une responsabilité terrifiante. Les années qui ont suivi n’auront fait que confirmer ce sentiment. Mais c’était notre appel, notre vocation de les accueillir. Nous en étions conscients plus que jamais. Nous avions dit oui…

La suite par ici : un écho de Céline L’adoption n’était pas pour moi—>