Dis-nous à quoi ressemble…

val_notre-dame1Après avoir passé trois jours et trois nuits au rassemblement annuel des familles Emmanuel au Camp Papillon dans les Basses Laurentides, Il descendit de la montagne et se rendit, à leur invitation, chez les moines de Saint-Jean-de-Matha. Une foule immense ayant entendu qu’il allait s’y rendre le précéda.

À son arrivée, on lui bloqua le passage. Alors un ancien s’avança et lui demanda : « Maître, nous sommes vieillissants et nous venons en ce lieu pour être rassurés. Dis-nous à quoi ressemble le royaume de Dieu ».

Il leur répondit :

Le royaume de Dieu est comparable à une fête anniversaire d’une association modeste où des familles de tous les coins du pays s’étaient rendues pour répondre à un appel les poussant à être ensemble avec leurs semblables. On y trouvait les anciennes familles ayant des enfants biologiques et d’autres adoptés. Ces familles avaient été des pionnières à regarder autrement les enfants différents, ceux qui avaient la réputation d’être inadoptables et qu’on laissait le plus souvent aux soins des institutions charitables, parce que, minimalement, il ne convenait pas de les laisser mourir. Ces familles avaient en commun la conviction qu’à un moment de leur histoire et à ce moment de l’histoire de l’humanité, le cœur de certains couples avait été préparé à cette nouveauté qui consiste à regarder autrement les enfants rejetés, ceux dont le pronostic annonçait une vie misérable et de qui l’on disait qu’ils ne pourraient jamais rien faire de bon. Ce regard – sans doute un reflet du regard de Dieu – leur indiquait qu’il y avait la même dignité dans ces enfants que pour n’importe quel autre enfant de Dieu. Il y a trente ans, ces familles ont donc commencé à adopter de tels enfants.

Leur entourage s’étonnait de leur naïveté. On allait jusqu’à les ridiculiser parfois, mais, en secret, on admirait leur courage et, au fond, on sentait bien qu’elles avaient raison… Ces enfants n’étaient pas nés pour rien, mais comme on ne savait qu’en faire, on avait choisi la voie la plus simple en les mettant à l’écart.

À leur suite, d’autres familles sentirent l’appel à s’ouvrir à l’enfant différent. C’était, le plus souvent, à la suite d’un témoignage ou du récit de l’histoire de tel ou tel enfant Emmanuel. C’est ainsi que d’autres couples se mirent à croire en la dignité de ces enfants différents, à croire surtout qu’ils avaient droit, eux aussi, à une vraie famille. Et ils en adoptèrent à leur tour. L’association avait grandi. Aucun de ses membres n’avait le sentiment de faire de grandes choses, mais seulement ce que leur cœur leur commandait.

19961499_1795496653808655_8922479787487327694_nDans le réseau des professionnels des services sociaux, on se mit à se passer le mot : peut-être qu’une option nouvelle s’était ouverte pour ces enfants qu’on ne savait pas caser… Ces enfants avaient tous une ou plusieurs particularités : handicap physique, anomalie génétique comme la trisomie 21, traumatisme à la naissance, maladie héréditaire, parfois aussi des séquelles du mode de vie de parents biologiques. Le réseau se mit aussi à parler de cette association et à référer plus systématiquement les cas d’enfants qu’ils ne parvenaient pas à placer.

Et puis un jour, approchant les 30 ans d’existence de cette association, des dizaines d’enfants adoptés par les premières familles étaient devenus des adultes, avaient trouvé leur voie et certains s’ouvraient eux-mêmes à l’adoption, poursuivant ainsi le cycle commencé par leurs parents.

Imaginez donc un weekend de ressourcement pour toutes ces familles rassemblées dans un lieu qu’on appelle le Camp Papillon. C’est un havre de joie et de paix pour les petits et grands ayant des particularités. Tout y est accessible pour toute personne ayant une quelconque limitation. Et considérez le personnel de ce camp, constitué de jeunes fous et folles inspirées par la joie communiquée par ces enfants et adultes différents. Prenez ces moniteurs et monitrices et offrez-leur de venir soutenir les familles Emmanuel le temps d’un week-end pour que les parents puissent se ressourcer et que les enfants y trouvent leur bonheur.

21390577_10155114364768471_1563375497_o (1)Et lorsque le soir de la fête arrive, imaginez le bonheur de les voir tous s’extasier devant la performance de jeunes présentant une déficience intellectuelle imiter un spectacle d’Elvis. Regardez-les se lever d’un bond tous ensemble lorsque le DJ lance la danse. Voyez-les se mélanger sans distinction de leurs différences : debout ou assis sur un fauteuil, marchant avec un déambulateur ou des cannes; les yeux bridés de toutes les couleurs; la peau brune ou dans tous les tons de rose ou de jaune; des enfants tout petits et d’autres aussi grands que des géants; et des adultes qui n’ont rien d’autre à partager que leur joie visible sur leur visage souriant, leurs cris de ravissement et leurs déhanchements. Rien de tout cela n’est harmonieux pour un œil étranger à leur bonheur. Mais pour quiconque a saisi que le royaume de Dieu est là dans ces visages, dans cette manifestation de joie, tout devient parfait.

La création de Dieu est parfaite dans ses imperfections. La nature comporte tout autant de merveilles à contempler que de chaos à craindre. Les humains sont façonnés à l’image et à la ressemblance de Dieu non pas pour se laisser diviser par leurs différences, mais pour les embrasser comme on embrasserait le corps du Christ total, car il est bien celui qui n’a « perdu » aucun de ceux et de celles que son Père lui a confiés. Ainsi il n’y a plus ni handicapé ni valide, ni enfant ni parent, ni malade ni bien portant, ni famille monoparentale ni couple traditionnel, ni hétéro ni homo, car tous sont les mêmes sous le regard bienveillant de ce Dieu qui est la source de toute parentalité.

Oui, le royaume de Dieu est comparable à une telle fête à laquelle les familles Emmanuel sont le signe de cette espérance qui est donnée à tous.

Mais à cette fête, il y avait aussi quelques individus plus gênés qui demeuraient assis sur leur chaise. Certains, par pudeur, n’osaient pas rejoindre la communauté célébrante. D’autres, plus loin encore, ne s’y voyaient même pas y participer, préférant les tâches à accomplir pendant que les premiers festoyaient. En vérité je vous le dis : ceux-là et celles-là ne trouveront pas de cette manière la voie qui conduit au paradis, car elles se sont empêchées de goûter à cette joie céleste quand elle passait dans leur vie.

Ce jour-là, dans le parking des Trappistes, plusieurs personnes dans la foule étaient touchées par les paroles du Maître. Certaines désiraient le suivre pour vivre de telles fêtes. D’autres se levèrent et lui dire :

Nous avons fait tout ce chemin pour t’entendre dire que nous devrions aimer ces pauvres gens qui n’ont rien à offrir? Nous avons été de bons citoyens et de bons pratiquants. Mais si le royaume de Dieu est tel que tu le décris, nous ne pourrons pas te suivre, car il ne nous est pas donné d’aimer ces enfants et ces adultes différents. Cela n’est donné qu’à certains qui en ont reçu la vocation.

Et le Maître de répondre :

Il ne vous suffisait que d’un premier pas pour vous laisser toucher par ces plus petits qui sont mes petits frères et mes petites soeurs afin de pouvoir appartenir à votre tour à la famille de mon Père. Mais voilà que votre cœur s’est habillé d’orgueil. Le royaume de Dieu n’est pas fait pour les cœurs trop plein d’eux-mêmes. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Après ces paroles, beaucoup se détournèrent de lui, croyant qu’il n’était qu’un autre idéaliste rêveur. D’autres cherchèrent à le faire taire en le menaçant de poursuites judiciaires. Mais lui, mettant ses écouteurs, passa son chemin et sourit en regardant cette vidéo:

Lettre à mon fils bien-aimé

steve-stef-15Je t’écris cette lettre à toi, mais elle s’adresse autant à toi qu’à l’un ou l’autre de tes quatre frères. Je l’écris pour tenter de corriger ce qui t’est probablement apparu comme une perception négative de la personne que tu es, à travers toutes mes paroles, les témoignages que j’ai donnés ou que j’ai mis par écrit ici sur ce blogue ou ailleurs. Je te dois des excuses et je vais profiter de cette tribune pour le faire. J’espère que tu le liras jusqu’à la fin.

Au cours des derniers jours, alors que j’ai exprimé à quel point je me sentais éprouvé par ce qui m’arrivait, je n’ai pas eu le bon réflexe du papa qui devrait d’abord se mettre à la place du fils pour comprendre ce qui arrive à partir de son point de vue. Je vais alors tenter de le faire ici.

Tu as été adopté, c’est un fait. Si cela t’est arrivé, c’est parce que ta mère (ton père aussi forcément) n’a pu te garder auprès d’elle. Difficile de déterminer si c’est vraiment elle qui a fait ce choix ou si ce sont plutôt les circonstances qui l’ont forcée à l’assumer. Je penche plutôt pour les circonstances. Tu es donc le fils d’une mère et d’un père qui ne sont ni ta mère adoptive ni moi-même. Nous avons toujours respecté ta mère, car grâce à elle tu es venu en ce monde et à cause d’elle (et d’autres facteurs) c’est à moi (à nous) que tu as été confié.

Tu es arrivé déjà un peu « fait ». Ton identité était déjà bien claire. Tu avais un passé dans lequel je n’avais pas d’entrée, c’était ton mystère. Tu te présentais avec de belles qualités. Sur le plan physique, tu étais joli garçon, attirant, habile en toutes sortes de choses. Les gens ne cessaient de dire à quel point j’avais eu de la chance de tomber sur toi! Tu étais vif, intelligent, curieux, joueur. Tu avais le don de me toucher au plus profond de mon être. Je t’ai bercé de longues heures, je t’ai raconté des histoires, j’ai inventé pour toi des chansons, je t’ai défendu. Tu donnais du sens à ma vie. Tu m’as apporté ce qui allait devenir l’élément principal de ma vocation en tant qu’être humain, celle d’être papa.

Tant que j’étais dans cette dynamique où tout se passait entre toi et moi, je n’avais que du bonheur. Tu me rendais heureux, c’est le cadeau que tu m’as donné et que tu as sans cesse renouvelé, même depuis que tu es devenu plus grand. À cela s’ajoute la fierté que je ressens en te regardant aujourd’hui.

Mais voilà, il y a autre chose aussi. Était-ce le traumatisme de l’abandon? Était-ce la part de ta génétique qui te rendait si différent? Était-ce simplement le garçon que tu allais devenir peu importe le papa que tu aurais eu? Je ne sais pas pourquoi, même si j’ai beaucoup cherché des explications, mais « ta différence » m’inquiétait, tout comme elle angoissait ta mère.

Dès que nous avons trouvé un peu d’espace pour parler de ce que nous vivions, nous avons surtout parlé de nos limites, de nos difficultés, de nos blessures. Mais nous ne l’avons pas fait toujours de la bonne manière. Nous avons le plus souvent décrit tes comportements, tes attitudes, tes mauvais coups, les commentaires que nous recevions de l’école et de partout. Je reconnais que j’ai grandement contribué à donner une image négative de toi. Chaque fois qu’on me demandait de parler de toi, je le faisais souvent en mettant de l’avant ce que je trouvais dur. Je ne vais pas le répéter ici, car tous les articles de ce blogue en disent déjà trop. Je veux juste reconnaître qu’en me mettant à ta place, si j’avais entendu le quart de tout ce que mon papa et ma maman on dit de moi, je vivrais probablement un grave problème d’estime personnelle. Je peux comprendre, de ton point de vue, que tout ce que j’ai pu dire et partager de ma vie avec toi puisse te paraître comme du « rabaissement ». Je peux saisir à quel point tu n’en peux plus de me voir parler de toi dans la famille ou à mes amis, et encore moins en public, comme sur ce blogue, en te pointant du doigt comme « un problème ». Je sais bien que ta blessure est profonde. Ton papa, celui qui t’a choisi, qui t’a adopté, n’a cessé de te présenter comme « un problème à corriger ». Je ne peux pas t’empêcher de ressentir cela, mais comme je le voudrais!

62IMGP1315Je ne sais pas si cela t’est possible, en ce moment, mais je voudrais que tu fasses toi aussi l’exercice de te mettre à ma place. La première chose que j’aimerais que tu retiennes, et peut-être la seule, c’est que depuis le premier moment de notre rencontre, je t’ai aimé et je n’ai jamais cessé de t’aimer toujours plus. On ne le dit jamais assez, je le sais bien, mais je te le redis ici, une fois de plus, et devant ce public qui a pu lire tout ce que j’ai écrit sur toi. Aimer ne veut pas dire être capable de tout assumer… Je suis un papa anxieux. J’ai toujours été inquiet pour toi, pour ton avenir. J’ai toujours voulu te soutenir, être là quand tu avais besoin. Je t’ai accompagné lorsque tu faisais des choix contre ma volonté. Je t’ai recueilli lorsque tu te remettais en question. Je t’ai ouvert mon coeur et j’ai pris soin du tien.

Mais je n’étais que moi-même. Ni un saint ni un surhomme. Rien que moi. J’avais choisi avant toi la femme de ma vie, celle qui a accepté après un long cheminement de devenir mère adoptive, avec tout ce qu’elle était elle aussi. Rien qu’elle. Ensemble, bien imparfaitement, nous avons été là. Nous avons cherché à comprendre. Nous avons demandé de l’aide. Nous avions besoin d’être compris dans ce que nous vivions. Pour cela, il a fallu parler de toi de telle manière que maintenant nous devons vivre avec ce sentiment que tu vis. Je te dirais bien que j’ai moi-même quelques doléances envers mes parents, mais ça ne changerait rien à ce que tu ressens à mon égard.

Alors je veux aujourd’hui te demander pardon pour le mal que je t’ai fait. Je t’ai mal-aimé, en opposition au titre de cette lettre. Je t’ai mal-aimé parce que je suis incomplet, imparfait, un peu névrosé et souvent tourmenté par mes propres démons intérieurs. Je suis ce que je suis, le père que tu as eu. Je me présente aujourd’hui à toi comme un être démuni, mendiant de ton pardon.

Ne guérissez pas (tout) son coeur!

Aurélie

Même à l’hôpital on s’éclate!

Ma petite-fille Aurélie, qui présente une trisomie 21, subira dès que possible une opération à cœur ouvert. Aurélie est une véritable petite boule de bonheur. Elle a cependant quatre malformations cardiaques de même qu’une artère qui fuit, laissant s’accumuler du sang dans les poumons. Elle est donc très fatigable et cette intervention est nécessaire. Puisqu’elle vit à bonne distance de nous, nous suivons son développement par l’intermédiaire de ses parents, mon fils et ma belle-fille. Ceux-ci ne cessent de nous laisser dans l’émerveillement face à la bonne humeur constante d’Aurélie, sa curiosité, son intelligence, ses interactions avec les gens, les animaux, l’environnement. Avec ses deux sœurs et son frère, elle a tout ce qu’il faut pour grandir bien entourée.

Je suis confiant pour l’opération à venir, tout se déroulera parfaitement. Les chirurgiens, aujourd’hui, maîtrisent des techniques de pointe et les protocoles sont bien éprouvés. Toutefois, j’ai une petite crainte secrète. Aurélie est née au cœur d’une famille vivant dans une situation complexe. La première fille est arrivée rapidement alors que les parents n’avaient pas encore atteint 20 ans! Et les autres ont suivi, aux deux ans, dans des conditions qui ne pouvaient que paraître défavorables à tout observateur extérieur. J’aurais préféré que mon fils puisse devenir papa à un moment plus adéquat. J’aurais souhaité qu’il ait un travail stable, bien rémunéré; qu’ils aient un logis convenable, qu’ils soient un peu épargnés de la précarité. J’aurais aussi voulu qu’avec mon épouse nous soyons davantage présents et surtout plus proches géographiquement pour accomplir notre part de grands-parents, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Voilà, l’idéal ne s’est pas pointé le nez, comme c’est souvent le cas!

Mon « inquiétude »

Ma petite-fille est assurément une véritable bénédiction pour le monde. Lorsque mon fils nous a téléphoné pour annoncer sa naissance et qu’il s’est mis à hésiter après avoir annoncé son sexe, son poids et sa taille, il a dit « Euh… et puis d’après le docteur, elle pourrait être trisomique (21) ». Sans hésiter, je lui ai lancé : « Quelle bonne nouvelle! » Il s’est montré surpris de ma réaction vive. J’ai ajouté que sa mère et lui n’auraient que du bonheur à la voir grandir et à recevoir d’elle un amour contagieux. Sans me tromper, je peux dire que depuis 13 mois, je vois beaucoup de changements dans la famille : rapprochements au sein du couple, plus de respect, plus de capacité à mettre en priorité la famille immédiate, plus d’attention à chacun des enfants. Je ne dis pas qu’Aurélie est responsable de tout ceci, mais en tant qu’elle est le point d’attraction de tous les autres membres de la famille, son bonheur de savourer chaque instant d’éveil (elle dort beaucoup pour compenser la fatigue cœur-poumons) ne peut que se communiquer à tous les autres. Je ne peux pas tout nommer de ce que je perçois, mais je vois une transformation progressive et je suis persuadé qu’Aurélie y est pour quelque chose. Elle apporte dans sa famille quelque chose de puissant : le pouvoir de la vulnérabilité.

De nombreuses familles savent de quoi je parle. Lorsque la maladie chronique touche un enfant, toute la famille devient fragile. Tout l’univers de proximité se concentre sur cette fragilité. Si certains enfants dans la fratrie en sont parfois éprouvés en raison du manque d’attention sur eux-mêmes, la plupart apprennent grâce à leur frère ou leur sœur fragile ce qu’est la compassion et surtout combien une personne qui présente une différence ou encore de grandes limitations peut influencer positivement l’environnement où elle grandit.

Je prie pour que l’opération lui redonne un cœur comme il faut pour qu’elle grandisse et se développe « normalement ». Ma crainte à propos de cette chirurgie n’a rien de rationnel. Mais comme je sais que la principale qualité des personnes présentant une trisomie 21 se situe au niveau du cœur, je me permets d’exprimer le souhait qu’en guérissant son cœur malade, les médecins laissent intact ce « je ne sais quoi » qui fait qu’un bonheur contagieux en jaillit sans cesse! La trisomie n’est pas une maladie, c’est un don inestimable qui produit du « meilleur humain garanti à 100% »! Alors s’il vous plaît, docteurs, ramenez-nous là avec son chromosome de bonheur!

 

 

Une demande qui fait du bien

Je n’ai pas eu l’occasion si souvent d’être parrain. Dans ma famille, certains accumulent ces rôles auprès de plusieurs enfants, parfois jusqu’à six, huit fois! Bon, je l’ai quand même été quatre fois: pour ma soeur Hélène, alors que j’avais 14 ans; pour Alexandra, la première fille de mon frère Nicolas; pour le fils d’un ami dont le lien s’est rompu trop tôt pour demeurer dans sa vie, malheureusement; et enfin pour ma première petite-fille Mélodie. Les trois premiers sont aujourd’hui des adultes et n’ont plus guère besoin d’un parrain… En fait, je ne sais pas trop, je ne peux pas le dire à leur place.

En ce qui me concerne, même si mes grandes filleules sont devenues adultes et qu’elles se débrouillent bien, je garde pour elles un attachement singulier, c’est plus fort que moi. Il ne m’arrive pas une seule fois de rencontrer l’une ou l’autre sans que quelque chose ne vienne me rappeler que j’ai ce lien mystérieux avec elles. J’appellerais cela une sorte de sollicitude, une attention qui traverse le temps, un souci de savoir qu’elles vont bien. En acceptant d’être leur parrain, je savais que je devais être prêt, s’il le fallait, à me rendre disponible pour elles. À part quelques petites interventions bien insignifiantes, la vie ne m’a rien demandé de plus que de me faire proche, même à distance, et de leur garder ma sollicitude bien vivante.

Une autre fois…

Récemment, au « shower » de ma nouvelle nièce, sa grand-maman me demandait si j’avais été surpris d’avoir été demandé comme parrain. J’ai hésité à répondre. Pour comprendre mon hésitation, je dois vous renseigner quelque peu sur le contexte. Avec mon épouse, nous sommes parents de cinq enfants adoptés. Les deux derniers nous ont été confiés par l’entremise de deux associations apparentées appelées Emmanuel (voir Emmanuel France et Emmanuel Québec). À la suite de notre retour au Québec, en 2003, avec notre petit François, trisomique 21 d’origine africaine, nous avons appris à connaître notre nouvelle belle-soeur. Celle-ci s’était montrée sensible à la différence de notre fils, car elle a une soeur présentant une déficience intellectuelle. Tout comme Céline, ma femme, ma belle-soeur n’a jamais pu être enceinte. Avec mon frère, elle caressait le désir de pouvoir adopter un enfant. François leur est apparu comme un être unique, une véritable boule d’amour. L’adoption d’un enfant présentant une trisomie 21 est devenue pour eux d’abord une possibilité, puis un projet. Grâce à Emmanuel, ils ont pu adopter un petit garçon qui a maintenant quatre ans. On peut dire qu’il respire l’amour à pleins poumons! Et le couple attendait depuis belle lurette l’appel d’Emmanuel pour un nouvel enfant. À leur âge, ils s’étaient donné certains critères, mais avec le temps qui passe, ils commençaient peut-être à envisager qu’il n’y aurait pas de suite. Voici que cet automne, ils ont reçu le coup de fil qui chavire le coeur, à vie! Un bébé naissant, une petite fille, porteuse de la trisomie 21 et « sauvée » grâce à sa gémellité, exactement comme notre François…

Nous avons été parmi les premiers à nous réjouir avec eux de cette nouvelle. Quand on est « parent adoptant », on vit par empathie tout ce que le couple devra traverser. L’attente est la pire des tortures, car il ne suffit pas de recevoir la nouvelle d’un enfant pour nous. La plupart du temps, il y a un délai administratif, d’abord frustrant, qui finit par mettre en colère! Mais tout cela se répare généralement lorsque l’enfant est enfin dans les bras de son parent pour la première fois. Bref, mon frère et ma belle-soeur ont enfin accueilli cette petite merveille depuis quelques semaines. J’avais osé, dans la période d’attente, tendre une perche à mon frère: « Pensez à nous parmi votre liste de parrains-marraines! » Au fond, j’avais l’intuition que la perche n’avait pas besoin d’être tendue. Le lien que nous avons avec ce couple et l’amitié qui s’est développée au cours des années avec mon frère me permettait cet espoir. Alors « surpris »? Non, mais avec la grand-mère, le mot juste n’est pas venu à mes lèvres. Je crois que j’aurais dû tout simplement lui répondre: « ça fait du bien ».

Le début d’une relation fidèle

filleuleOui, du bien! Je serai donc parrain de nouveau, avec ma femme pour m’épauler et pour « doubler » la très jeune marraine choisie, une autre de mes nièces qui a une probabilité d’un plus long parcours de vie avec sa première filleule. Pour elle comme pour moi, je crois que le véritable sentiment qui vient avec « les honneurs » serait celui qui prend source dans la reconnaissance. Être reconnu, ça ne peut que faire du bien. Car bien avant d’être une responsabilité, c’est un geste de reconnaissance de la part des parents. Parmi tous les possibles, c’est mon nom qui a été tiré du sac, non pas au hasard, mais après mûre réflexion. De la part de mon frère et de ma belle-soeur, c’est comme si j’entendais de leur bouche : « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (cf. Isaïe 43, 4) C’est presque déjà le baptême!

Être reconnu, c’est aussi le premier moment d’un mouvement qui va jusqu’à l’action de grâce. Et mon action de grâce, en ce jour, la voici…

Je te rends grâce, Père, pour la vie de cette petite chose toute fragile que j’ai tenue dans mes bras comme un trésor précieux. Je te dis merci d’avoir inventé une telle astuce pour qu’elle puisse naître, en permettant qu’elle cohabite aux jours de son engendrement avec une soeur qu’elle ne connaîtra jamais. Je te dis merci de l’avoir préparée pour mon frère et ma belle-soeur, comme un projet confié qu’il leur reviendra d’accomplir selon ton désir. Je te rends grâce pour ta confiance, à travers eux, que Céline et moi sommes capables d’ouvrir à nouveau notre coeur, non plus pour un enfant à nous, mais pour aimer celle-là d’une manière particulière. Et je te demande de nous soutenir, de me tenir la main pour ne pas faillir, afin que je puisse à jamais lui réserver ma plus tendre sollicitude. Et par dessus-tout, comme elle sera pour toujours une personne au coeur d’enfant, je te demande de rendre sa vie féconde, comme tu le fais pour tous tes préférés, et ainsi, en faisant se tourner les coeurs vers elle, pour être touchés par elle, qu’à travers elle ces êtres en viennent à croire que ta toute-puissance divine n’est rien d’autre que l’amour fou qui nous embrase, comme lorsque nous tenons dans nos bras, pour quelques instants, un être si vulnérable. N’est-ce pas ce que tu nous donnes de vivre encore et encore à chaque Noël, quand nous célébrons la mémoire de ce petit être divin posé sur la paille, ton propre Fils confié à l’humanité?

« Pourquoi pas ??? » (écho)

OLYMPUS DIGITAL CAMERAFidèle à mon habitude, j’ai longuement réfléchi avant d’écrire mon « écho » au dernier article de Jocelyn. Je trouve toujours difficile d’écrire quelque chose d’intelligent à la suite de Jocelyn dont l’écriture coule aussi facilement qu’un ruisseau ! Je vous confie donc humblement ces quelques réflexions.

J’étais, moi aussi, très excitée à l’annonce de la naissance de cette petite Aurélie que nous attendions depuis longtemps. Les parents ayant déjà choisi son prénom, il était agréable de nous préparer le coeur à sa venue. Elle était désirée… Je n’ai d’abord pas vraiment cru qu’elle pouvait être née trisomique: après tout, le sang « indien » de ses ancêtres maternels pouvait bien être à l’origine de son faciès un peu différent! Bien entendu, le fait qu’elle soit porteuse de la trisomie 21 ne me dérangeait nullement. Je l’ai d’ailleurs tout de suite surnommée « ma précieuse ». Bien entendu aussi, je me faisais un peu (vraiment juste un peu !) de souci pour notre fils et sa conjointe : comment accueilleraient-ils cette réalité? Qu’auraient-ils à vivre à cause de cette différence? Sauraient-ils y faire face? Mais à part ces questions, je n’avais aucun doute sur leur ouverture face à la personne différente qu’est et que sera Aurélie. Je connais leur coeur : ils savent aimer sans conditions. Et j’ai vibré à la joie de Steve qui se sentait plus proche de nous à cause de cette enfant. Il nous demandait déjà des conseils… et cette reconnaissance de nos compétences, pour un parent, c’est toujours gratifiant!

Je sais un peu à quoi Annie et Steve devront faire face. Heureusement, j’étais moi-même assez « âgée » quand nous avons adopté François. Par ce fait, et par le fait de notre expérience de parents, j’étais un peu préparée à assumer le regard des gens. J’avoue avoir été (presque) toujours amusée du regard que posent les gens, surtout les enfants, sur François… Ils sont intrigués, voire effrayés par ses comportements un peu « bizarres ». Parfois un enfant risque une question… Et je choisis de leur expliquer sa différence lorsque je le juge nécessaire. Mais toujours je trouve cela intéressant d’observer leurs réactions.

Ce qui me fait dire « Pourquoi pas? » à l’arrivée d’Aurélie, c’est en premier lieu parce qu’Annie et Steve avaient déjà, dans le passé, dit qu’ils seraient ouverts, même désireux d’ouvrir leur foyer à un enfant différent. Pour eux, à ce moment là, il s’agissait d’adopter un enfant. Mais la Vie leur a fait ce cadeau, sans avoir à passer dans le « collimateur » des démarches exigeantes et parfois blessantes pour en arriver au « droit » à l’adoption!

Ces personnes différentes ont tant à nous offrir ! Elles sont comme la vague qui façonne lentement les rochers, les amenant à perdre leurs contours pointus et coupants pour leur donner une brillance et une douceur où il fait bon se poser. Ils sont comme la meule qui fait lentement émerger le diamant d’une pierre en apparence ordinaire.

On nous dit souvent que nous sommes « admirables, bons, généreux…  » Mais, toujours, je résiste à me voir ainsi, à me péter les bretelles de contentement. Nous sommes… JE suis d’abord et avant tout une petite personne bien bien bien ORDINAIRE. Pas admirable. Pas généreuse. Pas extraordinaire. Non. ORDINAIRE. Je suis toujours fascinée par les gens qui font des choses hors de l’ordinaire. Je me questionne souvent sur leurs motivations. Par exemple, qu’est-ce qui peut pousser un gars à sauter d’une navette spatiale à partir de l’espace? Pour quelle raison devient-on champion olympique? Qu’est-ce que ça rapporte de perfectionner l’art de la conduite en F1? Pour qui décide-t-on de grimper l’Everest? Tous ces gens sont des personnes « ordinaires » au départ… Il leur faut endurer bien des sacrifices, des difficultés, de l’incompréhension parfois. Il leur faut se donner une discipline de vie pour atteindre leurs objectifs. Mais ils le font parce qu’ils ont un rêve. Un rêve plus grand que nature parfois ! Ces « héros » que l’on admire sont devenus des personnes hors du commun un jour à la fois… un petit pas à la fois…  un OUI à la fois… un jour à la fois… dans la joie ou dans la peine; dans la souffrance ou l’exaltation. Mais toujours un pas à la fois.

Il y a aussi ces gens plus « ordinaires » qui acceptent renoncements et sacrifices pour être les meilleurs dans leur domaine, ou tout simplement se dépasser continuellement. Chacun de nous poursuit un but. Chacun de nous a son rêve et fait tous les efforts requis pour y correspondre. Moi, mon rêve était d’être la meilleure maman que je puisse être. Parfois j’y arrive et je me sens à la hauteur… Mais bien plus souvent qu’autrement, je suis déçue de mes performances ! Cependant je garde le cap. Tous les jours je me rappelle mon OUI. Et c’est ce qui me pousse à accepter les contraintes et les renoncements reliés à mon choix de vie.

Annie-AurélieC’est cette attitude à la base qui m’a amenée à être capable de dire OUI à ce défi d’accueillir des enfants différents. On y arrive un renoncement à la fois; un oui à la fois; un bonheur à la fois… C’est pourquoi j’ai envie de dire « Aurélie, trisomique? Pourquoi pas? » Elle leur apprendra à eux aussi à dire oui, malgré l’envie de dire non parfois. À avancer, malgré la tentation de renoncer souvent. À découvrir les  grands bonheurs cachés dans les petites choses. À se voir capables là où ils doutaient d’eux. À ressentir la fierté de voir cette enfant se frayer un chemin dans le cœur des plus endurcis. Mais d’abord et surtout, ils goûteront l’amour inconditionnel et le pardon sans retour que nous offrent ces êtres dépourvus de rancœur et de malice. Et ça, c’est sans aucun doute le plus beau cadeau que nous puissions trouver sur terre !

J’ai quitté L’Arche de Jean Vanier

Un grand nombre de gens qui aboutissent sur ce blogue ont inscrit dans leur moteur de recherche des mots comme « L’Arche », « secte », « endoctrinement ». Je ne sais pas trop s’ils trouvent dans mes écrits des réponses à leur question, alors je vais me permettre d’y répondre plus directement. Je le peux avec une certaine objectivité, moi qui, depuis trois ans, ai quitté L’Arche après 12 ans au sein de deux communautés dont l’une en France et l’autre à Montréal. Je comprends assez bien la question, d’ailleurs, car elle fut au coeur d’une situation particulièrement difficile à vivre et que je vous raconte.

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête, en 1999

En juillet 1998, j’annonce au propriétaire de l’entreprise qui m’emploie, au terme de quelques semaines de réflexion, que je ne vais pas poursuivre à mon poste de directeur des opérations du bureau de Paris. Je lui donne cependant un avis de six mois, afin de lui permettre de trouver une personne pour me remplacer dès l’automne et avec qui je pourrai faire le transfert de connaissances. Je lui explique que je vais me joindre à une organisation internationale, L’Arche, fondée par un Canadien en 1964 au nord de Paris. Bien qu’il soit déçu, mon patron ne me fait aucun reproche et accepte gentiment ma démission. Il sait que ma décision est ferme et connaît mon désir de rendre service dans un esprit humaniste. De Québec (l’entreprise est québécoise), il téléphone à ses associés de Paris, qui se trouvent en réalité mes voisins de bureau. L’un de ceux-ci, Paul, en entendant le mot « Arche », croit à tort qu’il s’agit en fait du « Patriarche », une association qui a eu bien des démêlés avec la justice française et dont le nom figure parmi une liste de sectes désignées telles dans le rapport d’une mission parlementaire en 1995. Bref, Paul croit que je me suis fait berner et il s’en ouvre alors à tous les gens que nous avons en commun, en prenant soin de leur demander de ne rien me dire, car, leur dit-il, pour être ainsi endoctriné, je risque de réagir de manière imprévisible. Il en est donc ainsi durant plus de deux mois. Fin septembre, mon patron de Québec finit par me parler de ses inquiétudes.

— Jocelyn, dit-il, sais-tu ce qu’on dit à ton sujet?

— Quoi donc?

— Il paraît que tu pars dans une secte et que tu es complètement endoctriné. Tous les employés (dont j’avais la charge) craignent de t’en parler par peur de ta réaction. Je te connais assez pour savoir que tu es un gars équilibré, alors dis-moi, Jocelyn, c’est quoi cette affaire-là encore?

Je lui explique de nouveau ce qu’est L’Arche, son fondateur, sa reconnaissance internationale, etc. Il comprend alors que ce que lui a raconté son associé n’a rien à voir avec ce dont je lui parle. Il décide donc de me dire d’où viennent les rumeurs… Vous comprendrez que je suis rapidement débarqué dans le bureau de mon voisin et que nous avons eu quelques échanges virils à propos de son hypocrisie, notamment! C’est là qu’il a fini par me dire qu’il devait avoir confondu le Patriarche avec L’Arche…

— Faut me comprendre, Jocelyn, c’est presque pareil. Je me faisais du souci pour toi!

— En ce qui me concerne, si j’ai du souci pour un ami, c’est à lui que j’en parle le premier, pas à quelques dizaines de bougres qui n’ont rien à voir avec le sujet!

Bref, durant des semaines, mes collègues de travail et les employés que je dirigeais me croyaient fou et n’osaient pas trop me parler… J’ai quitté ce poste à la mi-décembre, plus triste que satisfait, malgré le succès pourtant réel et reconnu de mon passage…

Une secte ?

Encore la fête !

Encore la fête !

On peut dire qu’en parlant de secte, j’étais un peu sur mes réserves, quand même… Faut savoir que j’étais chargé de cours à l’Université du Québec avant de partir à Paris et que parmi les derniers cours que j’avais donnés figurait « Sectes et gnoses contemporaines » ! On peut donc estimer que je m’y connaissais quelque peu, assez du moins pour me pas me jeter tête perdue dans une organisation qui en aurait eu les traits. Ceci dit, L’Arche, en fait on devrait dire « les arches », sont des communautés où des gens choisissent de vivre ensemble en un même lieu, pour une bonne part. Des personnes qui présentent un handicap intellectuel sont accueillies dans des petits foyers (de cinq à huit « accueillies ») où l’on tente du mieux que l’on peut de recréer une ambiance et un fonctionnement de type familial. Pour ce faire, de trois à cinq « assistants », la plupart des jeunes adultes mais aussi quelques trentenaires et d’autres parfois plus âgés, acceptent, par engagement d’une durée convenue, de venir y résider afin de partager la vie quotidienne et, il va de soi, d’aider aux différentes tâches qu’une vie communautaire implique. Si vous comptez comme moi, ça donne entre huit et 13 personnes qui vivent ensemble dans le même foyer… Dans une même communauté, pour être reconnue par la Fédération internationale, il faut compter généralement deux foyers et/ou un atelier ou un service d’activités de jour où vont s’occuper les habitants des foyers et parfois des externes. À Hauterives, dans la Drôme, L’Arche de la Vallée était composée de cinq foyers et de 40 personnes ayant un handicap et entre 12 à 18 assistants, selon la période, les « arrivages », les stages, etc. Autour de cette vie de foyers, s’est développée une communauté élargie composée de personnes, le plus souvent mariées, qui contribuaient à leur façon à différentes tâches, que ce soit la direction (comme moi), l’administration, et les différentes responsabilités autour du personnel, de l’hébergement et des activités de jour. Nous étions donc environ 80 à 85 personnes ayant un statut de membres de la communauté.

Pour être communautaire, une organisation ne peut pas se réduire à la routine quotidienne (se lever, manger, partir au boulot, revenir, manger, se laver, et aller au lit). En fait, pour être communautaire, il importe de vivre ces différents moments avec une certaine attitude, surtout les repas et les moments passés ensemble qu’on encourage fortement par ailleurs. On prend donc le temps de s’attendre, de répartir les tâches incluant une participation réelle des personnes accueillies, et de favoriser les échanges et la bonne entente. Il y a donc forcément un style de vie qu’on trouve à L’Arche et qu’on ne voit pas beaucoup ailleurs. C’est déjà un choc culturel en soi! Alors, pour que les assistants s’intègrent il leur faut un peu d’accompagnement et une bonne formation. C’est peut-être à ce niveau qu’on pourrait imaginer l’existence d’un certain « endoctrinement ». En réalité, on transmet surtout une culture organisationnelle, une manière d’être, des attitudes à développer pour l’harmonie et le respect mutuel. Et la rigueur! Car une communauté de L’Arche est aussi un établissement médico-social (une ressource institutionnelle) et doit donc rendre compte de son projet, sa gestion, sa prise en charge. Bref, si on doit parler d’endoctrinement, on doit donc aussi le dire pour n’importe quelle organisation qui impose un training à ses recrues en vue d’être pleinement intégrées à la vision de ses dirigeants !

Prière, fête

Ah oui! L’Arche reconnaît une dimension essentielle de la personne humaine, c’est-à-dire que celle-ci est naturellement appelée à développer une spiritualité. Tous et toutes sont donc occasionnellement conduits à discuter de cette dimension à l’occasion d’un accompagnement ou de rencontres de groupe. Voici donc une particularité de cette organisation: chaque personne est libre de sa propre spiritualité, qu’elle s’exprime dans une foi religieuse ou non, dans des gestes visibles ou non. C’est plutôt ouvert comme secte ! En tant que groupe, chaque communauté locale est appelée cependant à déterminer une manière collective de se situer. Ainsi, les deux communautés dans lesquelles j’ai évolué avaient des liens formels avec les paroisses catholiques dont le territoire couvrait nos foyers. Admettons que le lien entre la foi chrétienne et L’Arche est assez naturel, quand on sait que Jean Vanier est un homme qui n’a jamais caché son appartenance à l’Église catholique. Mais dès les premières fondations en dehors de la France, l’oecuménisme devint une valeur de l’organisation (fondations au Royaume-Uni et au Canada) et très rapidement l’ouverture interreligieuse fut rendue nécessaire (fondations en Inde). Bref, L’Arche a pris rapidement conscience que son unité ne venait pas d’une religion particulière, mais des personnes fragiles et vulnérables qui en constituent le centre et l’essence. C’est d’ailleurs cet aspect spécifique qui fait que L’Arche n’a jamais été reconnue comme une association catholique par le Vatican! Il est probable que son ouverture à toutes les confessions chrétiennes et à toutes les religions était bien trop avant-gardiste pour l’Église romaine… Une secte, dites-vous ?

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal, en 2003

Et il y a l’esprit de fête à L’Arche. Cette spiritualité autour de la vulnérabilité comme chemin vers sa propre humanité produit de « la croissance humaine » ! Oui, la grande majorité des gens qui viennent dans une communauté de L’Arche en sont transformées, pas endoctrinées, mais vraiment changées, pour toujours! Car ces rencontres et cette vie banale conduisent le plus souvent les gens au coeur d’eux-mêmes, là où ils touchent au meilleur de ce qu’ils sont. C’est ainsi que tous et toutes ont le goût de la fête. Et des fêtes, il y en a souvent: dans les foyers, à chaque anniversaire, à chaque visite importante comme un ancien qui passe par là; au coeur des activités de jour, que ce soit dans le cadre du travail ou d’une activité occupationnelle; et aussi au niveau de toute la communauté qui se donne des rendez-vous pour célébrer. La joie que nous rencontrons à L’Arche n’a rien d’artificiel ni de superficiel. La joie n’est pas exprimée comme une manière qui s’impose, un peu comme dans les sectes. Elle vient du bonheur et des difficultés de la vie ensemble, surtout des pardons qui sont constamment demandés et donnés de la part des uns et des autres.

Les conflits

Venons-en à ce qui peut davantage faire reposer le sentiment que L’Arche peut être perçue comme une secte. Il s’agit des conflits. Affirmons d’abord une chose: cette vie communautaire n’est pas facile! Elle n’est pas donnée naturellement à chacun. Entrer dans une communauté, intégrer son mode de vie, ses règles, remplir ses tâches, tout ceci n’est pas simple! Alors il arrive, plutôt fréquemment, qu’après un essai de deux semaines on convienne, le stagiaire et son responsable, qu’il vaut mieux ne pas poursuivre… Il peut arriver qu’on choisisse de faire un mois ou trois mois supplémentaires, selon les processus adoptés, et que la séparation arrive à ce moment. Il se peut fort bien que les personnes qui ne restent pas partent malgré tout heureuses de leur séjour et de ce qu’elles ont découvert. Mais il y a aussi celles qui sont amères. Elles ont peut-être mal su s’adapter à cette vie. Elles sont peut-être tombées sur une responsable maladroite dans ses relations. Elles ont peut-être une relation difficile à l’autorité. Elles sont peut-être arrivées à une période difficile où la sérénité habituelle n’était pas à point, lors d’une transition ou d’un manque de personnel. Elles sont peut-être venues en temps de crise. Elles peuvent même parfois avoir été à l’origine d’une crise! Tout ce que je viens d’énumérer, je l’ai vécu avec l’une ou l’autre au cours de mes 12 années de responsabilité. C’est donc dire qu’il y a une charge potentielle contre L’Arche qui ne peut qu’alimenter les rumeurs et les perceptions, ces choses qui n’ont pas comme première qualité d’être exprimées avec un certain recul, une certaine rationalité. Bref, il est possible que des gens vivent du ressentiment et même de la colère contre L’Arche.

L’Arche est une organisation humaine. À taille d’une communauté locale, c’est déjà difficile de tout harmoniser. La vie de couple est parfois lourde et complexe. Imaginez à dix ou à 13 adultes! Ajoutez une organisation qui exerce un contrôle et une direction quant à la manière dont vous vivez votre quotidien et vous avez ce qu’il faut pour rechigner de temps en temps, avec raison même ! Et ajoutez à tout cela le cadre d’une association régionale, une autre nationale et enfin un chapeau international et vous avez tout ce qu’il faut pour que tout s’écroule, comme un chateau de cartes !

Être responsable, c'est être un "bon berger"...

Être responsable, c’est être un « bon berger »…

Mais depuis 1964, L’Arche ne s’est pas écroulée. Jean Vanier a été assez sage pour partager rapidement son autorité de fondateur. Il a mis en place des structures de pouvoir et de contre-pouvoir. Il a instauré des mandats à durée déterminée, un esprit de discernement pour les nominations et les grandes orientations. La Fédération tient des rencontres régulières avec des membres de toutes les régions du globe. Avec une telle diversité, elle a de quoi se réjouir d’être un vrai fleuron parmi les oeuvres humanitaires d’envergure…

Alors oui, j’ai quitté L’Arche, mais je ne vous ai pas dit pourquoi… Pour rester dans l’esprit de ce blogue, j’ai quitté parce que j’ai dit oui. Oui à ma famille, mon épouse en particulier, qui souhaitait se rapprocher du lieu de ses origines, là où, malheureusement (pour moi), L’Arche n’a pas pris (encore) racine. Et j’ai quitté de la même manière que je l’avais fait de l’entreprise qui m’employait, douze ans plus tôt: en annonçant simplement mon départ… Il n’y a pas eu de tentative de me retenir, car on a respecté ma capacité de discerner et de décider.

Je garde donc de mon passage à L’Arche le souvenir précis de tous les membres des deux communautés que j’ai côtoyées, l’amour et l’amitié, les pleurs et les regrets, la joie d’avoir trouvé pour mon coeur une maison où je peux retourner, une maison que j’ai emportée avec moi pour le reste de ma vie.

Une secte ? N’importe quoi !

Quand les miracles s’accumulent

4 jours avant le notre départ, déjà mal en point

Cet article fait suite à Un vrai bébé pour colorer notre vie. Pour un sommaire de tous les chapitres, veuillez consulter Pour une lecture suivie de ce blogue

François était dans notre vie depuis trois mois et déjà nous nous préparions à quitter la France pour notre nouveau chez nous, Montréal. La communauté de L’Arche-Montréal nous y accueillerait et je prendrais la succession de la directrice d’alors, Agathe Dupuis. En septembre 2002, j’avais passé une semaine à Montréal pour me familiariser avec la communauté qui fêtait son 25e anniversaire et, surtout, pour procéder au choix d’une maison pour notre famille dans le quartier où j’aurais à travailler, histoire de ne pas avoir besoin d’une deuxième voiture.

Le vendredi 15 février 2003, une semaine avant de prendre l’avion, l’entreprise de déménagement était venue déposer un conteneur de 30 mètres cubes que nous avions rempli à pleine capacité. Notre appartement étant vidé, nous nous étions alors réfugiés dans un gîte pour y passer notre dernière semaine. Le weekend fut très stressant. François n’allait de nouveau pas très bien. Il ne retrouvait pas rapidement ses réflexes suite au traitement contre le Syndrome de West et il développait probablement une autre bronchiolite. Ce n’était vraiment pas le moment d’envisager une hospitalisation, à quelques jours de notre départ. Céline tentait de le dégager plusieurs fois par jour, avec des  techniques de clapping et avec la fameuse « mouchette » pour tirer les sécrétions.

Une situation catastrophique

En fait, en fin de journée, le vendredi, je me suis mis à douter des démarches que j’avais entreprises pour emmener avec nous nos deux enfants Français au Canada. J’ai alors appelé à l’Ambassade du Canada pour être rassuré. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. Quand j’ai raconté l’histoire de nos adoptions, la personne à qui j’ai parlé m’a demandé si j’avais obtenu les permis de séjour provisoire pour mes enfants. Euh… Non! Je venais de comprendre que quelque chose de grave allait se passer.

Dans la folie des derniers mois, l’adoption de Christianle placement de François, les nombreux échanges de documents avec les services adoption, les deux hospitalisations de François, le suivi des grands à l’école, la transaction à distance pour une maison, l’achat d’une voiture usagée qui nous attendrait sur place, le travail à terminer bien entendu, j’avais oublié une chose essentielle: les démarches d’immigration au Canada. Depuis le début, je m’étais concentré sur les procédures d’adoption. J’avais demandé à Me Dandavino, l’avocate montréalaise, si j’avais d’autres choses à faire pour l’adoption et je me rappelle qu’elle m’avait dit que tout avait était réglé! Mais elle parlait d’adoption, pas d’immigration. J’avais donc omis ces formalités, à mon grand désarroi, car la personne de l’ambassade me dit qu’il fallait généralement un an pour les compléter. Elle m’avertit vigoureusement: « Ne tentez surtout pas d’entrer au Canada avec deux enfants qui n’ont pas leur permis de séjour, ils seront refoulés sur un vol de retour, sans droit d’appel! »

Donc, ce vendredi-là, soit 7 jours avant notre rentrée au pays, je venais d’apprendre que deux de mes enfants ne pourraient venir avec nous. Vous pouvez imaginer mon état de panique à ce moment précis. Le soir venu, au gîte, je fis un appel à Agathe, la directrice de L’Arche que je devais remplacer pour lui faire part de notre malheur. Elle me dit qu’elle en parlerait au responsable de L’Arche Canada, car c’est à ce  niveau des structures que les ententes liées à l’immigration d’étrangers à L’Arche sont mieux connues. Je n’avais jamais rencontré Zoël Breau, mais depuis ce jour-là, son nom est resté bien gravé dans ma mémoire! Ce dernier m’appela durant le weekend, le dimanche soir, je pense. Il avait une piste. Le père d’une des personnes accueillies à l’Arche-Montréal était un député fédéral, M. Clifford Lincoln. Il me fit part d’un appel qu’il avait laissé à son bureau. Il y avait peut-être un peu d’espoir…

Lundi en début d’après-midi, j’avais un rendez-vous très important avec le président du Conseil général de la Drôme, à Valence, pour discuter des besoins de L’Arche de la Vallée. Le président et le vice-président de notre conseil d’administration m’accompagnaient pour plaider en faveur de notre établissement. En pleine séance de travail, je reçus un appel du Canada. Je quittai sans ménagement le lieu de réunion en m’excusant à peine. M. Clifford Lincoln, député fédéral, était à l’autre bout du fil. Il me demanda gentiment: « M. Girard, qu’est-ce que je peux faire pour vous aider? »

Je lui fis part de tout ce qui nous arrivait. Il me promit qu’il demanderait à son attachée politique de consacrer tout son temps dans les jours qui suivraient afin de nous aider. Celle-ci m’appela plus tard, en soirée et prit toutes les informations utiles. Le lendemain, mardi après-midi, elle me fournit une liste de tous les papiers déjà formalisés qu’elle pourrait transmettre au bureau du ministre de l’Immigration. Je procédai avec la plus grande diligence: preuves de notre situation, documents d’adoption, démarches prouvant notre bonne foi, une lettre qui confirmait que je n’avais plus d’emploi à partir du vendredi, que tous nos effets personnels avaient quitté le territoire, que nous avions procédé aux démarches d’adoption sans nous soucier du versant immigration, que nous avions des billets d’avion « aller seulement » et non remboursables, etc. Il y eut d’autres appels, on lui demandait des précisions que je devais lui expliquer clairement. En soirée, l’attachée me rappela une dernière fois pour me dire qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour tenter de convaincre le bureau du ministre de nous accorder une permission spéciale pour entrer au pays. Elle m’avertit pour me dire qu’il n’y avait pas vraiment de chance pour que ça marche, puisqu’il s’agissait d’une procédure exceptionnelle utilisée dans des cas d’extrême urgence. Il fallait attendre la décision. Stress intense. Prières…

Le mercredi, rien de toute la journée, décalage oblige. En toute fin d’après-midi, alors que j’étais à transmettre à mon successeur tout ce que je pouvais au sujet de la communauté dont j’avais pris soin depuis quatre ans, je reçus un appel du consulat canadien de Paris. L’agente me demandait de me présenter le lendemain avec des photos d’identité de mes deux enfants. Il était déjà trop tard pour faire ces photos car tout était fermé pour la soirée et la nuit. Il me fallait attendre au lendemain matin pour aller le plus tôt possible faire les photos avec les enfants, les ramener à la maison, aller prendre le TGV à 11h afin d’être à Paris en début d’après-midi. Une véritable course contre la montre. Après avoir réussi à faire les photos, j’appelai à l’ambassade pour avertir du moment de mon arrivée. La dame me dit alors que le bureau consulaire serait fermé comme à chaque après-midi et qu’il me faudrait donc venir le vendredi. Je lui répliquai que notre vol était le vendredi matin et qu’il était impossible à modifier. Elle me dit alors qu’elle ne pouvait plus rien pour moi. Je me rappelle d’avoir pleuré au téléphone, avoir prié le ciel de m’aider pour la convaincre de trouver une autre solution. Je ne sais par quel miracle, mais elle finit par me dire: « Monsieur, je vais faire pour vous une chose que je ne fais jamais, je vais rester au bureau pour vous attendre afin de vous rendre ce service. » Ouf!

Je vins donc comme prévu le jour-même. Je complétai toutes les formalités, des formulaires longs à remplir. J’y passai tout l’après-midi et déposai le tout à l’endroit spécifié. Il me fallait attendre. Je fus convoqué, vers 16h30 par l’agente consulaire qui m’avait accordé le privilège de rester pour moi. Elle me remit des documents signés par le ministre de l’Immigration qui allaient me permettre, au pays, d’obtenir des « Permis de séjour provisoire pour motif humanitaire ». Une fois tout accompli, alors que je la remerciais encore, elle me demanda: « Je peux vous poser une questions? En 12 ans, je n’ai jamais eu à faire ce que je viens de faire pour vous. Nous n’avons jamais délivré de tels permis durant toutes ces années. Pouvez-vous me dire quelle est votre relation avec le ministre Coderre qui nous a imposé cette procédure? Je lui répondit simplement: « Avant aujourd’hui, madame, je ne connaissais même pas le nom de notre ministre de l’Immigration! » Elle répliqua: « Comment alors avez-vous fait? » Je répondis en levant les yeux vers le ciel: « Il doit y avoir un bon Dieu pour des gens comme nous! » J’avais les larmes aux yeux. Je suis persuadé qu’elle fut touchée au coeur…

Un ange…

Une dernière photo avant de quitter la France

Le vendredi matin, notre avion partait de Lyon en matinée. Des amis avaient réquisitionné un camion de L’Arche pour nous conduire à l’aéroport. Au moment d’enregistrer nos bagages, nous avons voulu faire monter notre chien, Milou, bien installé dans sa cage de transport. L’hôtesse nous dit alors que notre correspondance à Londres imposait une quarantaine pour notre animal qui ne pourrait donc pas nous suivre jusqu’à Montréal avant quelques semaines et moyennant beaucoup d’argent… Nous avons pris notre chien, lui avons dit au revoir (imaginez la peine des enfants…) et l’avons confié à nos amis en leur disant qu’on y verrait plus tard.

Nous sommes montés dans l’avion et là, dès le décollage, Céline et moi avons éclaté en sanglot. Cette semaine avait été si intense, si anxiogène, que nous avions l’impression d’avoir raté nos adieux à toute la communauté. Nous quittions une famille, une bonne centaine de personnes que nous avions côtoyées, aimées et desquelles nous nous étions sentis réellement appréciés. C’était atroce.

Nos peines n’étaient cependant pas terminées. François était souffrant. Ses difficultés respiratoires nous inquiétaient. Nous avions gardé la poussette avec nous pour l’embarquement car nous souhaitions l’utiliser à Heathrow pour le déplacement vers notre vol intercontinental. Je demandai à l’hôtesse en débarquant où je pourrais la récupérer et elle m’orienta vers le comptoir de réclamation des bagages. J’installai toute la famille, Céline et les quatre enfants, dans un couloir en leur demandant de m’attendre. Je les quittai tous en emportant avec moi tous les passeports… Or, la zone de bagage était à l’extérieur de l’espace international. Je demandai à récupérer ma poussette, mais je ne connaissais pas le nom anglais pour la décrire! Les gens à qui je parlais n’ont jamais compris ce que je leur demandais. Je finis par renoncer. Ce n’était qu’une poussette après tout. Je tentai alors de revenir en arrière pour retrouver ma famille, mais un géant me bloqua l’accès et me repoussa vers la sortie. Je tentai de lui expliquer que ma famille était là, juste à côté, à m’attendre, sans succès. Je dus donc quittai l’espace de récupération des bagages. Je me retrouvai alors dans un immenses centre commercial (je ne sais si vous connaissez cet aéroport, c’est l’un des plus grands du monde, une vraie jungle pour un gars perdu). Comment faire pour entrer de nouveau dans l’espace international et retrouver le chemin jusqu’à ma famille?

J’étais paniqué, comme une poule sans tête. Je courais dans tous les sens. Je ne voyais plus rien qui ressemblait à une indication pour m’orienter. Et là, je me rappelle comme si c’était hier, je me suis arrêté. J’ai baissé la tête et j’ai crié (je pense avoir crié): « Seigneur, viens à mon aide, je suis perdu ». J’ai vu apparaître à cet instant deux pieds devant moi. J’ai relevé la tête. Il y avait un homme. Très grand. Mes yeux se sont arrêtés à la hauteur de sa poitrine. J’ai vu un pin sur lequel il était écrit: « You need help? » Un ange m’était apparu. Je lui ai dit « You’re an angel! » Il m’a souri. Je lui baragouinai en anglais ce qui m’arrivait. Il ne m’a pas demandé de répéter. Il a dit simplement « Follow me ». Il me conduisit vers les mesures de sécurité, passa devant tous les passagers dans la file d’attente, présenta sa carte aux contrôleurs qui me firent passer devant tous les autres, me posa une question relativement à l’origine de mon vol, et m’amena directement dans le couloir où m’attendait ma famille. 45 minutes s’étaient écoulées. Je le remerciai du plus profond de mon coeur et il disparut rapidement. Nous étions sur le point de manquer notre correspondance. Il nous fallut courir à toutes jambes pour accéder à notre rampe de départ. Le pauvre Christian avec ses deux béquilles canadiennes, n’avait jamais couru comme ça de toute sa vie! Sur le chemin, je le pris sur mon dos à quelques reprises pour aller plus vite encore. J’étais essoufflé comme un marathonien à la ligne d’arrivée. Nous sommes parvenus à rejoindre notre vol, juste à temps, on nous attendait… Miracle? Quoi d’autres alors?

Et encore…

Nous étions enfin sur le vol transatlantique. Cette fois-ci, c’était pour vrai que nous rentions. François était vraiment mal. Nous avions hâte que le supplice aérien se termine, car avec sa difficulté à respirer, la pression devait le faire souffrir encore davantage. À notre arrivée à Montréal, il fallait passer par les douanes afin d’obtenir le fameux permis de séjour pour nos deux enfants. Deux heures encore d’attente. J’ai plaidé notre cause et celle de notre enfant malade pour que les choses s’accélèrent, mais la douanière, sévère, me répondit: « Monsieur, vous avez le privilège d’entrer au Canada, ce n’est pas quelques minutes de plus qui vous feront mal. Veuillez reprendre votre place dans la file. » Le douanier qui nous remit nos documents nous regardait étrangement… Il devait bien se demander qui nous étions pour être admis au Canada avec des permis si rares pour nos enfants spéciaux.

Cela faisait déjà plus de 15 heures que nous avions quitté notre gîte. Nos trois grands avaient été exemplaires de patience et de compréhension. Dès que nous avons pu quitter la zone des douanes canadiennes, nous avons rencontré Agathe, la directrice de l’Arche-Montréal, venue nous accueillir avec Lynn et Jadwiga, deux femmes présentant une déficience intellectuelle. Quel bonheur de voir ces gens, un indice de toute la chaleur humaine que nous trouverions dans la communauté. Il y avait aussi Rémi, le frère de Céline et sa conjointe Nathalie qui étaient venus nous livrer notre voiture, une Mercury Villager 1995, achetée via Internet. Rémi n’avait pas pensé que nous aurions autant de bagages et avait laissé les pneus d’été dans la voiture! Nous avons chargé tous ces bagages littéralement sur nos enfants pour réussir à tout emporter. Heureusement, il ne fallait que 45 minutes pour nous rendre à Boucherville où nous attendait Michel, un ami que nous avions connu en France et qui avait accepté de nous héberger quelques jours, le temps de pouvoir emménager dans la maison que j’avais achetée quelques semaines plus tôt. Nous étions le vendredi soir. Le lendemain, après une très courte nuit sans sommeil, surprise : ma mère et ma soeur étaient venues nous dire bienvenue au pays et me souhaiter bon anniversaire (eh oui, c’était mon anniversaire le 22 !). Nous étions vidés de fatigue. Mais François était malade et avait besoin de soins. Encore là, Agathe nous vint en aide. Un ancien administrateur de L’Arche-Montréal était médecin. Elle l’appela pour lui demander ce que nous pouvions faire. Il nous pria de venir chez lui, à sa résidence, où il put ausculter sommairement François. Il téléphona à l’urgence de l’Hôpital Ste-Justine pour les avertir que nous venions avec l’enfant, en profondes difficultés respiratoires. Dès notre arrivée à l’hôpital, François fut accueilli et hospitalisé. Lorsqu’il fut installé et pris en charge, on me demanda d’aller faire les formalités d’admission…

Nous n’avions, bien sûr, pas eu le temps de faire les démarches pour obtenir nos cartes d’assurance-maladie, un samedi en plus! On m’indiqua que la facture s’élèverait déjà à plus de 1600 $ et on me donnait jusqu’au lundi midi pour régulariser la situation… Tout en accompagnant François à l’hôpital, Céline et moi devions nous occuper des autres garçons, laissés à eux-mêmes chez notre ami. Le lundi matin, nous nous sommes dirigés avec les trois grands vers le bureau de la Régie de l’Assurance-maladie du Québec. Une autre surprise nous y attendait. Un permis de séjour provisoire ne permettait pas d’émettre une couverture d’assurance-maladie pour des étrangers. L’agente était formelle. Céline, nos deux Canadiens et moi-même purent obtenir nos cartes, mais pas Christian ni François. Dans un moment d’inspiration, je sortis la lettre que le directeur général de la RAMQ avait rédigé pour donner à la France la garantie de couverture maladie qui avait été requise. Je plaidai encore une fois la cause de mes deux enfants adoptés. On me rétorqua qu’il s’agissait d’une lettre générique qui ne précisait pas que c’était en faveur de mes deux enfants. Je répondis à l’agente que nous ne serions pas venus au Canada si ce document n’avait pas été émis en garantie de couverture! Elle eut un doute et décida d’aller parler à un responsable. Nous avons patienté, un certain temps, interminable. Elle finit par revenir avec son responsable qui nous demanda de répéter, encore une fois, notre interprétation de la lettre fournie.  Je lui dit avec force: « Demandez à votre grand patron lui-même ce qu’il voulait dire lorsqu’il a rédigé cette lettre! Nous avons fait toutes nos démarches pour venir ici avec la garantie que nos enfants seraient couverts. » Et comme on lui mentionna que François était hospitalisé, il dut y avoir un petit doute assorti d’une dose de compassion. Le responsable donna l’ordre à l’agente d’émettre les cartes. Nous étions sauvés, une fois de plus…

Première photo en sol canadien

Si vous n’avez pas la foi et ne croyez pas aux miracles et si vous avez lu ce témoignage jusqu’à la fin, vous ne pouvez pas ne pas en être troublé. Céline et moi sommes croyants. Lorsque nous avons dit oui à l’adoption de Christian et François, nous avions la conviction que les obstacles se pousseraient devant le passage de la Providence divine. Depuis la surprise de découvrir Christian alors que nous cherchions un bébé, les obstacles se sont bel et bien éliminés l’un après l’autre, non sans combat ni des tonnes de démarches à accomplir, mais nous nous retrouvions au Canada, dans notre nouveau chez nous, avec tous nos enfants. Une semaine avant, rien ne permettait d’imaginer que cela était possible… Nous n’avions aucun plan B. À vous de décider si tout ceci n’est qu’une série de hasards ou bien une intervention divine au coeur de notre histoire. En ce qui nous concerne, nous savons et nous rendons grâce…

PS: Pour ceux et celles qui veulent connaître la suite pour notre chien Milou, sachez que nos amis Ghislaine et Jean-Marc lui ont trouvé une famille d’accueil où il est resté jusqu’à la fin de sa vie. Il n’est jamais devenu Canadien!

Il m’a donné d’être une vraie mère (écho)

Ce texte fait suite à Un vrai bébé pour colorer notre vie qu’il est préférable d’avoir lu avant. Pour un sommaire de tous les articles, consulter Pour une lecture suivie de ce blogue.

Que dire de différent à propos de l’adoption de François?

J’ai vécu les événements à peu près comme Jocelyn. Je me rappelle ce fameux coup de fil de M. Alingrin, nous annonçant qu’il avait un petit garçon trisomique… noir. Je me souviens avoir eu envie de dire oui de suite, mais d’avoir pris le temps de me demander si je disais oui de peur de ne pas avoir d’autre proposition avant de quitter la France, ou que mon oui était sincèrement profond. Je crois que pour être « vraie » dans une démarche d’adoption, on se doit de rester ouvert à accueillir autant un garçon qu’une fille. Et c’est dans cette disposition du cœur que je me suis placée, dans la foi. J’ai prié, j’ai sondé mon cœur… Et le OUI est venu, naturellement, sans le forcer.

Aussi, lorsque je suis revenue vers Jocelyn pour lui partager ma réflexion, c’était comme si François faisait déjà partie de notre famille. Il était déjà mon enfant. C’est un sentiment très fort que celui qui nous anime lorsqu’on « adopte » un enfant dès la proposition. C’est très certainement aussi fort que ce moment magique où une femme apprend qu’elle est enceinte. Et cet enfant, même si on le « perd », sera le nôtre pour toujours, comme dans le cas d’une fausse couche.

Le jour de la rencontre de François fut pour moi un jour de joie, teintée quand même d’inquiétude. Rien ne peut nous préparer à l’avance à ce qu’on devra traverser pour rendre un enfant à sa vie d’adulte. Et encore moins quand cet enfant a une particularité qui nous est totalement inconnue ! Mais malgré tout, même aujourd’hui, sachant tout ce que nous avons dû traverser d’épreuves et de maladies avec François, je ne regrette rien et je redirais OUI encore une fois !

Ce que François m’a permis de découvrir est précieux pour moi. Je n’avais jamais encore très bien compris cet amour inconditionnel que les autres parents portaient à leurs petits. Non pas que je n’aimais pas les jumeaux. Mais l’attachement était différent. Et c’est l’arrivée de François qui m’a permis de le découvrir. J’étais fascinée de ressentir un attachement à ce petit être tout fragile et vulnérable à mesure que je lui prodiguais des soins. C’était donc ça le « secret » : ce qui nous pousse à aimer nos enfants d’un amour vrai et fort se révèle à travers les soins quotidiens. Je ressentais fortement un « instinct » protecteur, comme une poule couveuse ! J’avais envie de le protéger de tout malheur, de rendre sa vie la plus confortable possible et ça me procurait tellement de joie ! Je n’en revenais même pas. Voilà la sorte d’amour que François m’a permis de découvrir. Et pour ça, je lui en serai toujours redevable.

Un vrai bébé pour colorer notre vie

Si vous arrivez ici pour la première fois, sachez que cet article s’inscrit dans un récit de vie. Si vous voulez commencer par le début, allez voir les chapitres à Pour une lecture suivie de ce blogue.

Durant le voyage vers sa nouvelle demeure

En août 2002, avec notre agrément d’adoption bien en mains, nous avons relancé l’association Emmanuel SOS Adoption fondée en 1975 par le couple Lucette et Jean Alingrin. Nous connaissions quelques familles qui avaient procédé à une adoption par l’entremise de ce couple quasi mythique dans le milieu de l’adoption d’enfants avec des particularités, notamment des enfants présentant une trisomie 21. Nous avions exprimé une préférence pour une fille et M. Alingrin souhaitait respecter notre choix. Il faut dire que la plupart des couples ont la même préférence alors que, souvent, les petits garçons ne trouvent pas aussi facilement de familles disposées à les accueillir. M. Alingrin avait parlé à Céline de deux petits garçons pour lesquels il cherchait une famille, mais ce n’était pas encore mûr. Il comprenait bien notre sentiment d’urgence. Il avait terminé la conversation en proposant de porter ce projet dans la prière.

Pendant plus d’un mois, nous avons patienté. Nous avons cherché d’autres associations, mais quelque chose nous freinait intérieurement à l’idée d’aller ailleurs. À la mi-septembre, M. Alingrin nous rappelait. Il voulait nous parler d’un enfant, même si c’était un petit garçon. Il croyait que nous aurions l’ouverture pour au moins entendre sa proposition et y réfléchir sérieusement. Il était peiné car parmi les familles en attente d’un enfant, personne ne voulait de celui-là. Il nous parla de deux handicaps. Le premier, bien sûr, était sa trisomie 21. Nous attendions l’annonce du second handicap avec appréhension. Il nous dit: « il est noir ». Vous ne pouvez pas imaginer quel fut notre sentiment!

– Noir? Un handicap?

– Ça peut paraître surprenant, mais des familles ouvertes à l’enfant handicapé peuvent quand même éprouver une certaine forme de racisme. En tout cas assez pour ne pas s’imaginer parents d’un enfant noir.

Il a suffi d’un simple regard entre Céline et moi:

– Bien sûr que nous le prenons!

M. Alingrin n’avait pas voulu nous parler du petit Haronne avant, car son statut légal ne serait pas réglé avant la fin septembre. Il faut en effet trois mois de carence entre le moment de l’abandon par les parents et le statut d’adoptabilité, un délai qui permet aux parents biologiques de changer éventuellement d’idée. Le délai de carence approchait de sa fin, la maman n’avait donné aucun signe de vie, ce qui allait donc dans le sens de l’abandon légal. Haronne est né le 27 juin 2002 à Lagny-sur-Marne d’une mère et d’un père d’origine congolaise. Né jumeau, son frère était « normal » et fut gardé par ses parents alors que le petit trisomique leur avait semblé trop lourd à garder, d’où l’abandon et le placement à l’association Emmanuel. L’abandon d’un enfant paraît terrible, bien sûr, mais lorsqu’il peut être accueilli dans une famille qui l’aimera pour ce qu’il est, c’est aussi une bonne nouvelle… Les parents qui adoptent savent de quoi je parle.

Nous avions convenu de faire toutes les démarches en accéléré, car notre départ de la France était déjà fixé, nos billets d’avion achetés! Nous allions quitter ce pays et ces gens que nous avons profondément aimés le 22 février 2003, jour de mon 41e anniversaire… Il ne restait donc que cinq mois pour parvenir à réaliser les formalités. Avant d’aller voir l’enfant, il nous fallait rassurer le conseil de famille et la responsable départementale de Seine-et-Marne sur la possibilité d’avoir un suivi au Canada, et surtout d’être évalués convenablement par les services sociaux québécois car même si le placement était consenti, il faut encore au moins six mois avant un jugement d’adoption. Enfin, le jugement d’adoption lui-même devait pouvoir être prononcé au Québec, alors que les procédures initiales, incluant l’agrément, avaient toutes été faites en France. Je cherchai à joindre quelqu’un, au Québec, qui pouvait nous aider. Je fis quelques appels au hasard, dans des bureaux d’avocat dont je trouvais l’adresse sur Internet. Je finis par parler à une femme, Me Louise Dandavino. Lorsque je lui confiai le motif de mon appel, elle me dit simplement: « Vous êtes tombé sur la bonne personne, c’est justement ma spécialité, l’adoption! » En fait, elle travaillait pour le cabinet d’avocats du contentieux au Centre jeunesse de Montréal. Me Dandavino fut un ange pour nous. Elle nous a aidés généreusement. Elle a présenté à M. Alingrin et à Mme Le Fol, du Département de Seine-et-Marne, toutes les garanties dont ils avaient besoin pour que nous puissions prendre cet enfant avec nous. Me Dandavino a notamment obtenu du directeur général de la Régie de l’assurance-maladie du Québec une lettre de « garantie » de couverture sociale qui était une exigence pour que l’enfant quitte le pays, lettre qui deviendra très importante quelques mois plus tard (à lire dans un autre chapitre).

Premier contact

Peu avant que tout cela soit accompli,  nous avions été invités à venir à Montjoie, le domaine de Lucette et Jean Alingrin, afin qu’ils nous connaissent mieux. L’association se porte garante auprès du conseil de famille et des services sociaux du bon jumelage entre l’enfant et la famille, d’où cette étape de la rencontre en personnes. Il y avait bien 600 km entre chez nous et le petit village de Clefs (49). Nous y sommes venus une première fois sans les enfants. Le couple disposait d’une petite maison pour les amis attenante à leur résidence principale. Nous y étions bien. Nous avons été reçus par le couple à deux ou trois reprises durant notre court séjour. Nous leur avons raconté notre parcours de vie. Lucette nous regardait avec tendresse et témoignait de son amour pour ses enfants, 16 au total si je ne me trompe pas. Jean se faisait pédagogue. Il nous expliqua en long et en large tout ce que nous devions savoir sur la trisomie 21, les complications, les soins, les risques pour la santé, les particularités, etc. Beaucoup de notions en très peu de temps. Nous savions que Haronne était dans la crèche, à quelques pas de là. Mais leur protocole ne prévoyait pas de mettre en contact un couple et l’enfant lors de la première rencontre. Il n’était pas prévu non plus qu’ils nous parlent de l’enfant, ou très peu. Nous en étions très frustrés, mais il n’y avait aucun passe-droit. Pourtant, il était là, tout près…

La première fois, c'est magique!

La prochaine étape consistait à venir passer un week-end en famille pour pouvoir nous approcher progressivement de Haronne, et poser quelques gestes. Étant donné la distance, le couple Alingrin avait consenti à tout faire en un seul week-end de trois jours et, d’obtenir, si possible de la part du Département, de pouvoir partir avec l’enfant dès le lundi, en parfaite conformité. Nous étions donc de nouveau à Montjoie, avec Steve, Stéphan et Christian, ce 15 novembre 2002. Vu l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous n’avons eu droit, ce soir-là, qu’à une photo, pas très bonne d’ailleurs. Nous avions si hâte de voir notre bébé que la nuit a été peu propice au sommeil.

Il nous a été possible, tôt le matin, de nous rendre à la crèche pour voir Haronne, histoire de faire un premier contact. Je me rappelle cette petite pièce avec deux lits. Marie, la fille aînée du couple Alingrin, était en charge de cette petite crèche. Elle avait été pratiquement la seule personne à prendre soin de ce bébé-là. C’était un peu son bébé à elle… Haronne était là, tout propre et bien emmailloté dans son siège et il nous dévisageait avec attention. Quelle différence entre la photo et l’original! Nous l’avons trouvé beau, parfait. C’était notre fils, notre premier bébé, à 4 mois et demi.

Les journées du samedi et du dimanche, il fallait venir s’occuper de lui aux heures qui correspondaient à ses besoins, soit les boires, les changes, le bain, etc. C’était ce qu’on attendait surtout de la maman. Les autres membres de la famille découvraient le domaine. À un moment, nous avons pu tous venir dans la chambre et prendre Haronne chacun de nous, tour à tour. Céline avait accepté ma proposition de le prénommer François, en gardant aussi son prénom d’origine. C’était un bébé calme. Il se laissait prendre. Nous étions tous les cinq sous le charme.

Lundi matin, nous devions reprendre la route pour rentrer chez nous à une heure raisonnable. Après les soins du matin, les adieux touchants entre Marie et son Haronne, et les consignes de M. Alingrin, voilà que nous repartions à six. Notre famille s’était de nouveau agrandie. François a dormi une bonne partie du trajet. Il nous fallait cependant nous arrêter pour le repas du midi. Nous avons choisi un McDo, quelque part sur la route. Imaginez alors un bébé de moins de cinq mois qui n’avait connu jusqu’alors qu’une seule nounou et vécu tous ses jours dans une petite pièce intime et chaleureuse, se retrouver soudainement entouré de cinq inconnus et devoir subir l’atmosphère bruyante d’un restaurant fast-food, en pleine heure de pointe, un dimanche. François se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela nous crevait le coeur. Il n’était pas encore en sécurité auprès de nous. Je m’empressai de le prendre dans mes bras, ce que je ferais très souvent, par la suite, dès qu’il exprimerait des pleurs. Nous avons choisi de terminer le plus rapidement possible le repas afin de reprendre la route sans trop de haltes. Il a cessé de pleurer et s’est de nouveau endormi.

En fin d’après-midi, nous arrivions à la maison. Fatigués. Épuisés même. Un nouveau rythme de vie nous attendait. François allait nous donner le ton.

Premiers soins

Nous avons entrepris de le faire voir rapidement par un médecin , le Dr Farge de qui on disait que parmi les omnipraticiens de notre secteur il était celui le plus apprécié des parents de jeunes enfants. François faisait souvent des rhumes qui tournaient mal. Beaucoup de sécrétions l’étouffaient. Des séances de kinésithérapie l’aidaient à libérer ses poumons de ce qui l’encombrait. Il avait même été hospitalisé une fois pour une bonchiolite sévère (et il y en aura bien d’autres par la suite). À la mi-décembre, François commença à nous inquiéter, avec des drôles de spasmes qui allaient en augmentant. Il lui arrivait de se plier en deux, les jambes rejoignant presque le visage et ensuite il se dépliait rapidement, parfois avec un petit cri. Nous avons consulté de nouveau notre médecin qui nous disait simplement que François était un peu « tonique ». Cette réponse manifestait une certaine méconnaissance de la réalité des enfants trisomiques 21, reconnus pour leur caractéristique d’hypotonie, c’est-à-dire plutôt mous…

Entre-temps, nous avions reçu une brochure d’une association sur la trisomie 21 que nous avions commandée et qui mentionnait un point qui a piqué notre curiosité, soit: « entre 5 et 7 mois, évaluer suspicion de Syndrome de West ». Cela ne nous aurait rien dit si, à la fin de la même brochure, dans le sommaire, on redisait, cette fois-ci autrement: « entre 5 et 7 mois, spasme infantile précoce (syndrome de West). C’est le mot « spasme » qui a intéressé Céline d’abord et qui l’a amenée à chercher sur Internet. Rapidement, elle est tombée sur un site allemand qui présentait des photos de la séquence des mouvements d’un bébé en plein spasme. C’était exactement ce que nous observions chez François. Nous avons vite demandé un rendez-vous une fois de plus avec notre médecin.

Le Dr Farge se voulait de nouveau rassurant: « Les parents s’inquiètent tout le temps, c’est normal. Fiez-vous au professionnel, cet enfant est tout à fait normal. » Nous n’avons pas été rassurés pour autant. Nous avons exigé, tel que notre documentation y incitait, qu’il passe un ECG en urgence. Le médecin finit par accéder à notre demande. Il appela lui-même à Romans et prit un rendez-vous qu’on lui fixa dans trois semaines. La documentation parlait d’urgence de traiter ce syndrome « dans l’heure qui suit le diagnostic » pour éviter que des dommages permanents soient causés au cerveau. C’est ce que nous avons redit à notre médecin qui nous a de nouveau renvoyés à sa compétence. De retour à la maison, nous avons cherché un département de neurologie à Lyon. En appelant là-bas, nous avions gagné une semaine de délai. Et finalement, un coup de fil du Dr Farge nous surprit. Il nous dit que, par acquit de conscience, il avait parlé directement au neurologue du centre hospitalier de Romans, le Dr Pierre, qui, devant l’évocation possible d’un tel syndrome lui a répondu: « Si c’est cette saleté, il faut que je vois l’enfant tout de suite ». Nous avions une demi-heure pour nous rendre à l’hôpital, le médecin nous y attendrait avant de quitter pour son long congé. Dès notre arrivée, François a été déposé sur la table. Une fois les connections installées, le tracé de l’ECG ne laissait planer aucun doute au spécialiste. Il nous a regardé intensément et a demandé: « Alors, c’est vous qui faites des diagnostics de syndrome de West? » Gênés, nous avons répondu que nous étions inquiets et qu’il ne nous revenait pas de diagnostiquer… Il nous tendit la main et nous félicita: « Vous savez, un médecin généraliste n’est pas bien formé pour détecter ce genre de maladie rare. Que des parents l’aient identifiée et aient insisté pour venir jusqu’ici, chapeau! » Nous étions certes flattés, mais surtout anxieux par rapport à l’avenir de François. Il réagit au traitement effectué sur place avec rapidité. Le tracé redevint immédiatement normal, selon le neurologue. Un traitement allait donc lui être prescrit et un suivi très serré devrait être assuré. Le Dr Pierre nous communiqua le nom d’une neurologue qu’il connaissait personnellement à l’Hôpital Ste-Justine, le Dr Lortie, et à qui il parlerait avant que nous n’ayons quitté la France, c’est-à-dire dans quelques jours…

Tous ces tracas avec un nouveau bébé nous avaient beaucoup pris la tête depuis trois mois. Nous avions vécu le jugement d’adoption de Christian, le 27 novembre. Une hospitalisation pour François. Nous devions faire des adieux à toute la communauté et je devais transmettre ce que je pouvais à mon successeur. Il avait fallu obtenir les autorisations de quitter le territoire pour François, envoyer nos affaires dans un conteneur en partance pour le Canada, nous réfugier dans un gîte pour quelques jours… Et je travaillais toujours à temps plein, jusqu’au dernier jour! Tout cela avait été bien fait, mais j’avais omis une chose majeure qui allait avoir des conséquences très graves… Je vous raconte dans le prochain chapitre.

Prendre un enfant… ça change la donne

Cet article fait suite à La vie avec un « bébé » de 12 ans… et surtout à Un oui doublement initié par nos enfants qu’il convient de lire préalablement. Pour un sommaire de tous les articles publiés dans l’ordre, voir Pour une lecture suivie de ce blogue.

Était-il mieux avec nous, dans une vraie famille?

L’histoire de l’adoption de Christian est arrivée si soudainement dans nos vies que nous avions omis de faire une chose très importante avant de dire oui et de le prendre chez nous: en discuter avec la personne chargée de l’adoption dans notre Département. De fait, le fameux agrément pour une adoption d’un bébé  ne nous avait toujours pas été accordé par la Commission départementale Enfance-Famille puisqu’il restait une dernière étape. Dès lors que la personne chargée de l’adoption, Mme Cattin-Brugière, a appris la nouvelle de l’arrivée de Christian à la maison, elle s’est montrée très vexée. L’expression qu’elle a utilisée, compte tenu que notre dossier avait très bien progressé, était « Vous nous avez floués ». J’ai bien tenté de lui expliquer les circonstances dans lesquelles Christian était apparu chez nous, mais visiblement, nous avions manqué de respect par rapport à son pouvoir de recommandation auprès de la Commission départementale et elle ne se montrerait plus favorable à notre égard.

La dernière étape consistait en une évaluation sociale, les autres étant médicale et psychologique. Une travailleuse sociale, Céline Bonnet, nous a rencontrés à deux reprises en octobre 2001, au plus fort des difficultés vécues avec Christian et des conséquences avec ses deux grands frères. Le rapport d’évaluation qu’elle rédigea est éloquent. J’en cite quelques passages:

En ce qui concerne Cristian, Steve trouve qu’il est pénible. Il n’aime pas la façon dont il parle à ses parents. Il dit néanmoins « J’ai pas envie qu’il parte parce qu’il va se retrouver sans famille. Je le considère comme un ami, pas comme un frère. »

Stéphan dit: « Avec Cristian, au début, c’était cool. Maintenant, finalement, c’est pas si bien. Il est trop rebelle. Maintenant, il fait un peu plus d’effort mais il discute pas. J’ai pas envie qu’il parte, mais en même temps, parfois, je veux pas qu’il reste. »

À propos de Cristian: « Selon les psychologues, il n’est certainement pas prêt à vivre dans une famille. » Cristian dit lui-même: « je ne sais pas si je veux rester. C’est trop dur. Il y a des crises des fois, il y a trop de règles. Céline est exigeante. D’un côté, j’aimerais rester. De l’autre je ne sais pas si je veux qu’ils m’adoptent. Ils sont gentils avec moi. Ils me lisent des histoires. Ils font des efforts avec moi pour m’aider. J’aimais bien aussi être au centre. »

Monsieur et Madame Girard disent que la vie au quotidien avec Cristian est difficile. « Il a beaucoup de mal à accepter les limites. On dirait qu’il ne trouve pas de sens à vivre en famille. Parfois, on a l’impression qu’il veut tout détruire autour de lui. Il s’oppose beaucoup et il est en même temps charmant. Cristian conçoit la famille comme un lieu où on le gâte et c’est tout.  Il souhaiterait pouvoir être seul, sans autre enfant. On se demande souvent si nous on pourra tenir et surtout si lui il tiendra. »

Avec toutes ces remarques, on comprend bien que la conclusion de la travailleuse sociale fut assez réservée:

La venue de Cristian au sein de leur foyer est très récente. Son statut est encore flou et son avenir incertain. De par ses troubles, Cristian a perturbé l’équilibre existant et chacun des membres de la famille doit retrouver sa place.  […] Face à ces éléments, j’émets un avis réservé pour l’agrément de Monsieur et Madame Girard pour l’accueil d’un bébé à particularité. Un délai supplémentaire permettrait à cette famille d’accueillir un enfant dans les meilleures conditions possibles.

Lorsque nous avons pris connaissance de ce rapport, nous y avions vu un certain espoir. Il allait de soi que nous n’avions pas agi de la meilleure manière en prenant Christian avec nous sans consulter les services sociaux. Céline regrettait parfois que nous ayons fait ce choix. Je m’entêtais le plus souvent à repousser ce jugement sur nous-mêmes en me raccrochant à la conviction d’avoir accueilli Christian à la suite de ce que j’avais senti comme une interpellation évangélique.

Malheureusement, le pire scénario s’avéra. En décembre 2001, Mme Cattin-Brugière nous appela pour nous annoncer que la Commission fermait notre dossier. Elle continuait de nous reprocher de l’avoir flouée. Il faut savoir qu’un refus d’agrément nous obligeait à attendre deux ans avant de pouvoir formuler une nouvelle demande, ce qui, dans notre cas, n’était pas envisageable puisque nous savions que nous ne serions plus en France dans cet horizon de temps.

Je fis donc appel de cette décision. Dans une lettre sans doute convaincante, je demandais à la présidente de la Commission de nous entendre en personne pour expliquer nos choix et pour que les membres nous accordent un délai de temps plutôt que sanctionner par une décision définitive. La présidente accéda à notre requête. Le 14 janvier 2002, nerveux et tendus, nous attendions dans un couloir froid que les dignes membres de la Commission daignent nous recevoir. Nous avions demandé à la communauté de prier pour que cette audience se passe bien. Il devait y avoir une bonne douzaine de commissaires autour de la table. Lorsque nous sommes entrés, peu de sourires, peu de regards. La présidente a formellement rappelé les faits, notamment le refus de nous accorder un agrément pour cause de changement dans la composition familiale ayant perturbé l’équilibre et rendu l’accueil d’un nouvel enfant incertain. Céline et moi avons alors raconté notre histoire, comme si nous faisions un témoignage sur nos choix, ce qui nous avait conduit à accueillir Christian à l’insistance de nos jumeaux, notre âge qui commençait à se faire sentir, notre projet probable de départ de la France en 2003 et la possibilité que nous n’ayons plus accès à l’adoption dans notre pays, etc. Nous avons également parlé du changement d’attitudes de Christian durant notre voyage au Québec. Je ne sais plus combien de temps nous avons parlé, trois-quart d’heure, peut-être plus. La qualité d’écoute était touchante. Après quelques questions, nous avons renouvelé notre demande: donnez-nous six mois et réévaluez ensuite notre famille pour constater si les conditions seront devenues plus favorables à l’intégration d’un autre enfant. On nous a remerciés, cette fois-ci avec des sourires et des poignées de main. C’était bon signe. Le lendemain, Mme Cattin-Brugière nous écrivait pour nous annoncer ceci:

Suite à la commission du 14 janvier, et à votre présence ce jour là, je vous confirme que nous avons senti et apprécié vos qualités de coeur, votre disponibilité à l’égard des enfants présents et à venir, et que l’opinion de la Commission est plutôt favorable. Néanmoins, au regard de l’agrément, la Commission a estimé que les deux projets que vous poursuivez sont en « téléscopage » aujourd’hui. Je vous propose donc de réétudier votre situation en commission au mois de juillet 2002.

La Commission avait donc consenti à renverser sa décision en nous donnant le fameux sursis qui permettrait, peut-être, d’obtenir une évaluation, cette fois-ci plus concluante. Nous étions dans une joie immense, comme si nous avions gagné quelque chose de grand. Nous étions surtout dans l’action de grâce. Il paraissait possible que l’intuition que nous avions eue d’avoir été « appelés » à accueillir Christian dans notre famille ferait en sorte que les barrières tomberaient une à une…

Une deuxième chance

Au début de juin 2002, nous recevions la visite d’une autre travailleuse sociale, Christina Laporte. Celle-ci avait pris connaissance de notre cheminement et de la décision de la Commission. Naturellement, elle avait aussi lu le rapport de sa collègue. Elle souhaita néanmoins ne pas tenir compte de manière trop déterminante du passé pour se faire une idée de la famille que nous formions à ce moment-là. Son rapport traite longuement de l’évolution de Christian dans la famille et notamment de son passage au Québec. Entre autres, Mme Laporte y mentionne ceci, en nous citant:

« Déjà l’arrivée de Cristian a été positive. Elle a permis d’ouvrir le carré, le face à face d’avec nos jumeaux. Cristian a ouvert une brèche. Grâce à lui, Steve et Stéphan se sont apaisés. Ils ont compris qu’il y avait une cohérence dans l’éducation que nous leur donnions, dans la mesure où nous donnions la même à Cristian. Les jumeaux se sont beaucoup responsabilisés […] Ce qui est important c’est que nous soyons disponibles pour chacun de nos enfants. »

En conclusion, la travailleuse sociale affirme ceci:

Leur projet d’adoption apparaît réalisable. Ils ont su prendre du recul par rapport à leur situation et le délai demandé par la commission leur a été profitable. […] L’équilibre familial des Girard est récent, donc encore fragile. Cependant, ils sauront apporter à un enfant de l’amour et un foyer serein, équilibré. Leur réflexion est riche, mûrie concernant l’accueil d’un enfant. Ils sauront faire face au fait que l’arrivée d’un autre enfant nécessitera de trouver de nouveaux repères. […] Face à ces éléments, j’émets un avis favorable pour l’agrément d’un enfant âgé de deux ans au maximum, pupille de l’État ou étranger, à particularité ou pas.

Cette nouvelle évaluation répondait entièrement à nos attentes. Ne restait plus que la décision de la Commission, attendue en juillet. La lettre datée du 30 juillet 2002 confirmait la décision favorable:

M. et Mme Girard sont agréés pour l’accueil en vue d’adoption d’un enfant, pupille de l’état ou étranger, âgé de zéro à deux ans. Cet agrément est valable 5 ans à compter du 29 juillet 2002. […] M. et Mme Girard remplissent les conditions requises par la législation française pour adopter.

Nous nagions dans le bonheur! Mais les choses pouvaient encore se compliquer, car notre décision de quitter la France venait d’être prise et annoncée à la communauté de L’Arche de la Vallée. Mon rôle de directeur s’arrêterait fin février 2003, soit deux mois après la date prévue du mandat. Le conseil d’administration avait refusé ma demande de prolonger mon mandat ou me confier un autre rôle jusqu’à la fin de l’année scolaire. Nous allions donc déménager en plein hiver, avec ou sans un autre enfant.

Les nouvelles étapes à accomplir formaient une autre montagne gigantesque : trouver une association qui pourrait rapidement nous confier un enfant, terminer les procédures d’adoption de Christian, nous lancer dans celles du nouveau bébé sans qu’il soit possible de les compléter en France, obtenir, donc que les évaluations post-placement faites à partir du Québec soient validées par la France, réaliser les démarches en vue de l’immigration canadienne, etc. Bref, l’automne s’annonçait chaud! Je vous raconte tout ça dans le prochain article…