Jean Vanier, la grande déception

Note: ce texte a été originellement publié sur Presence-info.ca le 21 février 2020. Il a été primé dans la catégorie « Opinion » par l’Association des médias catholiques et oecuméniques (AMeCO). Comme je parle beaucoup de Jean Vanier dans les pages de notre expérience, il va de soi que ce texte trouve aussi sa place ici.

Décédé l’an dernier à 90 ans, Jean Vanier avait eu un parcours sans tache, au point où peu doutaient de sa canonisation rapide, tellement il représentait un modèle de sainteté. Mais une plainte adressée à L’Arche internationale, en 2016, suffit à instiller une très petite brèche dans son cercueil déjà en voie de sacralisation.

Les dirigeants de L’Arche internationale ont entendu cette première accusation et n’ont pas hésité à confronter leur fondateur qui leur a donné une version contradictoire. L’affaire n’a pu aller plus loin, compte tenu que la victime n’a pas voulu intenter un procès. Mais c’est dans la foulée d’un reportage de la chaîne ARTE sur des religieuses abusées, en mars 2019, faisant état des exactions du père Thomas Philippe, qu’une deuxième accusation visant Jean Vanier a véritablement fait trembler les fondations.

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Dès lors, l’organisation créée par le Canadien allait plus loin dans ses investigations. Des premiers éléments, à partir de sources incontestables, ont conduit à des révélations inattendues. Ses dirigeants n’ont donc pas hésité à mandater un cabinet britannique spécialisé pour procéder à une enquête indépendante dont le rapport a été rendu public par L’Arche internationale le 22 février.

Une image à revoir

L’enquête externe confirme que Jean Vanier connaissait depuis 1950 les méthodes du père Thomas et ses pratiques d’abus spirituels et sexuels sur des femmes; qu’il a fait partie de l’Eau vive jusqu’à sa fermeture en 1956, une communauté de type sectaire fondée par le Père Thomas, amalgamant mysticisme et sexualité et ayant fait l’objet de condamnation par le Vatican; qu’entre 1956 et 1964, année de fondation de L’Arche, le Canadien a continué de fréquenter d’ex-membres de l’Eau vive et à correspondre avec le père Thomas, malgré l’interdiction; qu’il aurait lui-même été initié très tôt à ces rituels érotico-mystiques; plus encore, que ces pratiques se seraient poursuivies dans le plus grand secret, de connivence avec le père Thomas et d’autres ex-membres de L’Eau vive, dans les années de fondation de L’Arche à Trosly-Breuil.

Plus grave encore, au moins six femmes adultes (sans handicap) ont dénoncé Jean Vanier lui-même pour des faits présumés survenus entre 1970 et 2005, certaines ayant fait part de séquelles psychologiques importantes. Il s’agit d’allégations similaires à celles reprochées au père Thomas, soit d’abus sexuels déployés progressivement dans le cadre d’accompagnements spirituels, ce qui implique une emprise psychologique fragilisant la personne accompagnée et la rendant plus susceptible de se soumettre à des gestes intimes contre son gré. Six femmes et la question se pose: pourrait-il y en avoir d’autres?

Quand je désignais Jean Vanier, l’an dernier dans ce média, comme un géant d’humanité, je laissais aussi entrevoir une part d’ombre inconnue dans son héritage. Qu’allions-nous découvrir de ce qu’il savait, ou non, des comportements pervers du père Thomas? Personnellement, je ne voyais pas comment il pouvait ne pas avoir eu vent des exactions commises par son mentor. Mais la non-dénonciation de faits de nature vraisemblablement criminelle, si elle demeure une faute grave, n’a rien à voir avec le fait d’en être complice et même engagé dans ce que nous découvrons comme une collusion.

Le fondateur de L’Arche, tout en ayant été à l’origine d’œuvres caritatives parmi les plus inspirantes de tous les temps et un penseur hors-pair sur la dignité du corps et des plus fragiles, s’avère aussi, comme d’autres grands fondateurs avant lui, avoir été un abuseur de consciences.

Le «dernier saint vivant» aura donc vécu une double vie: l’une, exaltant son célibat, marquée par le prestige, la reconnaissance internationale et la vénération des milieux religieux grâce à ses livres, ses conférences et retraites spirituelles, le tout associé à une œuvre planétaire prodigieuse. L’autre clandestine, déréglée, à propos de laquelle il aura maintenu et imposé le secret le mieux gardé, et qu’il aura niée jusqu’à son dernier souffle, acceptant la production tardive d’œuvres biographiques complaisantes. Une vie de sainteté ternie par un mensonge qui a duré près de 70 ans!

Les organisations qu’il a créées ou inspirées comme L’Arche, Foi et Lumière, Foi et Partage et Intercordia sont plongées aujourd’hui dans un tourbillon de sentiments et de questions qui ne sauront sans doute jamais trouver de réponses satisfaisantes puisque leur saint homme les a emportées avec lui dans sa mort. Cela n’a pas empêché L’Arche internationale de prendre les moyens pour chercher à faire la vérité sachant que cela affecterait les personnes ayant un handicap et les «assistants» vivant dans les communautés ainsi que toutes les personnes et les groupes qui les soutiennent.

Cette histoire sordide s’est produite à partir d’une théologie mystique pervertie dès le départ dans laquelle Jean Vanier fut très tôt endoctriné par le Père Thomas. Elle démontre comment le pouvoir religieux, mis entre les mains d’hommes quelconques, finit souvent par se muter en syndrome narcissique prêtant le flanc aux abus (moral, sexuel, spirituel), en particulier lorsque des disciples en viennent à renoncer à leur conscience propre pour suivre ce que le maître leur suggère sournoisement «pour leur plus grand bien»!

Ce qu’il faut préserver

Il est rassurant de constater que cette affaire ne présente aucune dimension systémique, les faits ayant été circonscrits à Trosly-Breuil, et qu’elle semble n’incriminer que Jean Vanier, le Père Thomas et leur petit groupe d’anciens de L’Eau vive qui sont tous décédés.

Il faut se consoler davantage à l’effet qu’aucune personne ayant un handicap accueillie à L’Arche ou rencontrée autrement ne soit concernée.

Enfin, faut-il le rappeler, le rapport qu’entretenait Jean Vanier à l’argent pourrait l’avoir immunisé contre d’autres formes de corruption. En effet, il a, au vu de tous, mené une vie modeste, ne prenant rien pour lui-même. Ses livres rapportaient des sommes importantes tout comme les prix qu’on lui a décernés, notamment le Prix Templeton. Tout cet argent était remis pour le développement des communautés de L’Arche dans le monde, et plus spécialement dans les régions les plus pauvres.

Et pourtant, s’il y a une chose à craindre de la chute du géant, c’est malheureusement de ce côté. Des communautés situées en régions appauvries en Afrique, en Amérique du Sud dont Haïti et au Moyen-Orient n’ont pu tenir jusqu’à présent que grâce aux fonds recueillis par les communautés mieux nanties et par les subsides qui proviennent de L’Arche internationale, elle-même largement tributaire des royautés et des prix remportés par son fondateur. Comment cette structure d’assistance pourra-t-elle encore se maintenir sans son pilier central? En effet, si la célébrité et la crédibilité de Jean Vanier généraient des dons provenant de tous les coins du monde, ceux-ci risquent d’être affectés, un peu comme lorsqu’un scandale éclate dans une multinationale et que le cours des actions dégringole. Ce serait un prix injuste à payer compte tenu que l’organisation et les personnes démunies et sans voix qu’elle sert n’ont rien à voir avec la déchéance du fondateur.

Jean Vanier a créé de grandes choses et en a inspiré plus d’un à l’imiter dans cette descente de soi pour devenir pauvre avec les pauvres, handicapé avec les personnes handicapées, vulnérable avec les plus fragiles. Je fus moi-même fortement touché par cet homme. Depuis l’âge de 15 ans, je l’ai admiré et j’ai voulu le connaître, lui ressembler dans ses attitudes fraternelle, inclusive et œcuménique, dans sa pensée si profonde, si pleine d’humanisme. L’avoir côtoyé en quelques occasions me paraissait un privilège immense. Comme des milliers d’autres, il me faudra désormais faire la part des choses entre l’homme et son œuvre, entre le manipulateur et sa vision prophétique, provoquant peut-être en moi une forme de dissonance cognitive comme lui-même a dû l’expérimenter au cours des années passées à se cacher derrière sa bonté. Il devra en être ainsi pour tous ceux et toutes celles qui voudront contempler la beauté et la vérité de son action monumentale par-delà l’homme, tout en compatissant avec ces femmes victimes d’un duo soudé par une déviance spirituelle.

Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces personnes qui ont fréquenté Jean Vanier, en particulier à ceux et celles qui furent ses plus proches, tant en amitié que dans la collaboration à son œuvre. Combien d’entre eux doivent aujourd’hui se sentir trahis dans la confiance accordée? Il n’y a pas de mot pour décrire des sentiments aussi forts lorsqu’on assiste à la chute d’un dieu.

J’ai quitté L’Arche de Jean Vanier

Un grand nombre de gens qui aboutissent sur ce blogue ont inscrit dans leur moteur de recherche des mots comme « L’Arche », « secte », « endoctrinement ». Je ne sais pas trop s’ils trouvent dans mes écrits des réponses à leur question, alors je vais me permettre d’y répondre plus directement. Je le peux avec une certaine objectivité, moi qui, depuis trois ans, ai quitté L’Arche après 12 ans au sein de deux communautés dont l’une en France et l’autre à Montréal. Je comprends assez bien la question, d’ailleurs, car elle fut au coeur d’une situation particulièrement difficile à vivre et que je vous raconte.

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête, en 1999

En juillet 1998, j’annonce au propriétaire de l’entreprise qui m’emploie, au terme de quelques semaines de réflexion, que je ne vais pas poursuivre à mon poste de directeur des opérations du bureau de Paris. Je lui donne cependant un avis de six mois, afin de lui permettre de trouver une personne pour me remplacer dès l’automne et avec qui je pourrai faire le transfert de connaissances. Je lui explique que je vais me joindre à une organisation internationale, L’Arche, fondée par un Canadien en 1964 au nord de Paris. Bien qu’il soit déçu, mon patron ne me fait aucun reproche et accepte gentiment ma démission. Il sait que ma décision est ferme et connaît mon désir de rendre service dans un esprit humaniste. De Québec (l’entreprise est québécoise), il téléphone à ses associés de Paris, qui se trouvent en réalité mes voisins de bureau. L’un de ceux-ci, Paul, en entendant le mot « Arche », croit à tort qu’il s’agit en fait du « Patriarche », une association qui a eu bien des démêlés avec la justice française et dont le nom figure parmi une liste de sectes désignées telles dans le rapport d’une mission parlementaire en 1995. Bref, Paul croit que je me suis fait berner et il s’en ouvre alors à tous les gens que nous avons en commun, en prenant soin de leur demander de ne rien me dire, car, leur dit-il, pour être ainsi endoctriné, je risque de réagir de manière imprévisible. Il en est donc ainsi durant plus de deux mois. Fin septembre, mon patron de Québec finit par me parler de ses inquiétudes.

— Jocelyn, dit-il, sais-tu ce qu’on dit à ton sujet?

— Quoi donc?

— Il paraît que tu pars dans une secte et que tu es complètement endoctriné. Tous les employés (dont j’avais la charge) craignent de t’en parler par peur de ta réaction. Je te connais assez pour savoir que tu es un gars équilibré, alors dis-moi, Jocelyn, c’est quoi cette affaire-là encore?

Je lui explique de nouveau ce qu’est L’Arche, son fondateur, sa reconnaissance internationale, etc. Il comprend alors que ce que lui a raconté son associé n’a rien à voir avec ce dont je lui parle. Il décide donc de me dire d’où viennent les rumeurs… Vous comprendrez que je suis rapidement débarqué dans le bureau de mon voisin et que nous avons eu quelques échanges virils à propos de son hypocrisie, notamment! C’est là qu’il a fini par me dire qu’il devait avoir confondu le Patriarche avec L’Arche…

— Faut me comprendre, Jocelyn, c’est presque pareil. Je me faisais du souci pour toi!

— En ce qui me concerne, si j’ai du souci pour un ami, c’est à lui que j’en parle le premier, pas à quelques dizaines de bougres qui n’ont rien à voir avec le sujet!

Bref, durant des semaines, mes collègues de travail et les employés que je dirigeais me croyaient fou et n’osaient pas trop me parler… J’ai quitté ce poste à la mi-décembre, plus triste que satisfait, malgré le succès pourtant réel et reconnu de mon passage…

Une secte ?

Encore la fête !

Encore la fête !

On peut dire qu’en parlant de secte, j’étais un peu sur mes réserves, quand même… Faut savoir que j’étais chargé de cours à l’Université du Québec avant de partir à Paris et que parmi les derniers cours que j’avais donnés figurait « Sectes et gnoses contemporaines » ! On peut donc estimer que je m’y connaissais quelque peu, assez du moins pour me pas me jeter tête perdue dans une organisation qui en aurait eu les traits. Ceci dit, L’Arche, en fait on devrait dire « les arches », sont des communautés où des gens choisissent de vivre ensemble en un même lieu, pour une bonne part. Des personnes qui présentent un handicap intellectuel sont accueillies dans des petits foyers (de cinq à huit « accueillies ») où l’on tente du mieux que l’on peut de recréer une ambiance et un fonctionnement de type familial. Pour ce faire, de trois à cinq « assistants », la plupart des jeunes adultes mais aussi quelques trentenaires et d’autres parfois plus âgés, acceptent, par engagement d’une durée convenue, de venir y résider afin de partager la vie quotidienne et, il va de soi, d’aider aux différentes tâches qu’une vie communautaire implique. Si vous comptez comme moi, ça donne entre huit et 13 personnes qui vivent ensemble dans le même foyer… Dans une même communauté, pour être reconnue par la Fédération internationale, il faut compter généralement deux foyers et/ou un atelier ou un service d’activités de jour où vont s’occuper les habitants des foyers et parfois des externes. À Hauterives, dans la Drôme, L’Arche de la Vallée était composée de cinq foyers et de 40 personnes ayant un handicap et entre 12 à 18 assistants, selon la période, les « arrivages », les stages, etc. Autour de cette vie de foyers, s’est développée une communauté élargie composée de personnes, le plus souvent mariées, qui contribuaient à leur façon à différentes tâches, que ce soit la direction (comme moi), l’administration, et les différentes responsabilités autour du personnel, de l’hébergement et des activités de jour. Nous étions donc environ 80 à 85 personnes ayant un statut de membres de la communauté.

Pour être communautaire, une organisation ne peut pas se réduire à la routine quotidienne (se lever, manger, partir au boulot, revenir, manger, se laver, et aller au lit). En fait, pour être communautaire, il importe de vivre ces différents moments avec une certaine attitude, surtout les repas et les moments passés ensemble qu’on encourage fortement par ailleurs. On prend donc le temps de s’attendre, de répartir les tâches incluant une participation réelle des personnes accueillies, et de favoriser les échanges et la bonne entente. Il y a donc forcément un style de vie qu’on trouve à L’Arche et qu’on ne voit pas beaucoup ailleurs. C’est déjà un choc culturel en soi! Alors, pour que les assistants s’intègrent il leur faut un peu d’accompagnement et une bonne formation. C’est peut-être à ce niveau qu’on pourrait imaginer l’existence d’un certain « endoctrinement ». En réalité, on transmet surtout une culture organisationnelle, une manière d’être, des attitudes à développer pour l’harmonie et le respect mutuel. Et la rigueur! Car une communauté de L’Arche est aussi un établissement médico-social (une ressource institutionnelle) et doit donc rendre compte de son projet, sa gestion, sa prise en charge. Bref, si on doit parler d’endoctrinement, on doit donc aussi le dire pour n’importe quelle organisation qui impose un training à ses recrues en vue d’être pleinement intégrées à la vision de ses dirigeants !

Prière, fête

Ah oui! L’Arche reconnaît une dimension essentielle de la personne humaine, c’est-à-dire que celle-ci est naturellement appelée à développer une spiritualité. Tous et toutes sont donc occasionnellement conduits à discuter de cette dimension à l’occasion d’un accompagnement ou de rencontres de groupe. Voici donc une particularité de cette organisation: chaque personne est libre de sa propre spiritualité, qu’elle s’exprime dans une foi religieuse ou non, dans des gestes visibles ou non. C’est plutôt ouvert comme secte ! En tant que groupe, chaque communauté locale est appelée cependant à déterminer une manière collective de se situer. Ainsi, les deux communautés dans lesquelles j’ai évolué avaient des liens formels avec les paroisses catholiques dont le territoire couvrait nos foyers. Admettons que le lien entre la foi chrétienne et L’Arche est assez naturel, quand on sait que Jean Vanier est un homme qui n’a jamais caché son appartenance à l’Église catholique. Mais dès les premières fondations en dehors de la France, l’oecuménisme devint une valeur de l’organisation (fondations au Royaume-Uni et au Canada) et très rapidement l’ouverture interreligieuse fut rendue nécessaire (fondations en Inde). Bref, L’Arche a pris rapidement conscience que son unité ne venait pas d’une religion particulière, mais des personnes fragiles et vulnérables qui en constituent le centre et l’essence. C’est d’ailleurs cet aspect spécifique qui fait que L’Arche n’a jamais été reconnue comme une association catholique par le Vatican! Il est probable que son ouverture à toutes les confessions chrétiennes et à toutes les religions était bien trop avant-gardiste pour l’Église romaine… Une secte, dites-vous ?

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal, en 2003

Et il y a l’esprit de fête à L’Arche. Cette spiritualité autour de la vulnérabilité comme chemin vers sa propre humanité produit de « la croissance humaine » ! Oui, la grande majorité des gens qui viennent dans une communauté de L’Arche en sont transformées, pas endoctrinées, mais vraiment changées, pour toujours! Car ces rencontres et cette vie banale conduisent le plus souvent les gens au coeur d’eux-mêmes, là où ils touchent au meilleur de ce qu’ils sont. C’est ainsi que tous et toutes ont le goût de la fête. Et des fêtes, il y en a souvent: dans les foyers, à chaque anniversaire, à chaque visite importante comme un ancien qui passe par là; au coeur des activités de jour, que ce soit dans le cadre du travail ou d’une activité occupationnelle; et aussi au niveau de toute la communauté qui se donne des rendez-vous pour célébrer. La joie que nous rencontrons à L’Arche n’a rien d’artificiel ni de superficiel. La joie n’est pas exprimée comme une manière qui s’impose, un peu comme dans les sectes. Elle vient du bonheur et des difficultés de la vie ensemble, surtout des pardons qui sont constamment demandés et donnés de la part des uns et des autres.

Les conflits

Venons-en à ce qui peut davantage faire reposer le sentiment que L’Arche peut être perçue comme une secte. Il s’agit des conflits. Affirmons d’abord une chose: cette vie communautaire n’est pas facile! Elle n’est pas donnée naturellement à chacun. Entrer dans une communauté, intégrer son mode de vie, ses règles, remplir ses tâches, tout ceci n’est pas simple! Alors il arrive, plutôt fréquemment, qu’après un essai de deux semaines on convienne, le stagiaire et son responsable, qu’il vaut mieux ne pas poursuivre… Il peut arriver qu’on choisisse de faire un mois ou trois mois supplémentaires, selon les processus adoptés, et que la séparation arrive à ce moment. Il se peut fort bien que les personnes qui ne restent pas partent malgré tout heureuses de leur séjour et de ce qu’elles ont découvert. Mais il y a aussi celles qui sont amères. Elles ont peut-être mal su s’adapter à cette vie. Elles sont peut-être tombées sur une responsable maladroite dans ses relations. Elles ont peut-être une relation difficile à l’autorité. Elles sont peut-être arrivées à une période difficile où la sérénité habituelle n’était pas à point, lors d’une transition ou d’un manque de personnel. Elles sont peut-être venues en temps de crise. Elles peuvent même parfois avoir été à l’origine d’une crise! Tout ce que je viens d’énumérer, je l’ai vécu avec l’une ou l’autre au cours de mes 12 années de responsabilité. C’est donc dire qu’il y a une charge potentielle contre L’Arche qui ne peut qu’alimenter les rumeurs et les perceptions, ces choses qui n’ont pas comme première qualité d’être exprimées avec un certain recul, une certaine rationalité. Bref, il est possible que des gens vivent du ressentiment et même de la colère contre L’Arche.

L’Arche est une organisation humaine. À taille d’une communauté locale, c’est déjà difficile de tout harmoniser. La vie de couple est parfois lourde et complexe. Imaginez à dix ou à 13 adultes! Ajoutez une organisation qui exerce un contrôle et une direction quant à la manière dont vous vivez votre quotidien et vous avez ce qu’il faut pour rechigner de temps en temps, avec raison même ! Et ajoutez à tout cela le cadre d’une association régionale, une autre nationale et enfin un chapeau international et vous avez tout ce qu’il faut pour que tout s’écroule, comme un chateau de cartes !

Être responsable, c'est être un "bon berger"...

Être responsable, c’est être un « bon berger »…

Mais depuis 1964, L’Arche ne s’est pas écroulée. Jean Vanier a été assez sage pour partager rapidement son autorité de fondateur. Il a mis en place des structures de pouvoir et de contre-pouvoir. Il a instauré des mandats à durée déterminée, un esprit de discernement pour les nominations et les grandes orientations. La Fédération tient des rencontres régulières avec des membres de toutes les régions du globe. Avec une telle diversité, elle a de quoi se réjouir d’être un vrai fleuron parmi les oeuvres humanitaires d’envergure…

Alors oui, j’ai quitté L’Arche, mais je ne vous ai pas dit pourquoi… Pour rester dans l’esprit de ce blogue, j’ai quitté parce que j’ai dit oui. Oui à ma famille, mon épouse en particulier, qui souhaitait se rapprocher du lieu de ses origines, là où, malheureusement (pour moi), L’Arche n’a pas pris (encore) racine. Et j’ai quitté de la même manière que je l’avais fait de l’entreprise qui m’employait, douze ans plus tôt: en annonçant simplement mon départ… Il n’y a pas eu de tentative de me retenir, car on a respecté ma capacité de discerner et de décider.

Je garde donc de mon passage à L’Arche le souvenir précis de tous les membres des deux communautés que j’ai côtoyées, l’amour et l’amitié, les pleurs et les regrets, la joie d’avoir trouvé pour mon coeur une maison où je peux retourner, une maison que j’ai emportée avec moi pour le reste de ma vie.

Une secte ? N’importe quoi !

L’Arche, lieu de conflits

Pardon et fête

Avant le pardon, il y a les conflits…

Les gens qui assistent à des conférences de Jean Vanier sont généralement touchés par les expériences qu’il raconte. Tout en révélant les dons extraordinaires pour la relation des personnes « ayant un handicap mental » comme il les appelle, Jean n’hésite jamais à parler de conflits et de tensions vécus dans la communauté. Pourtant, lorsque nous recevons de ces mêmes personnes dans nos communautés, elles sont les moins préparées du monde à concevoir qu’elles pourraient, elles aussi, être éprouvées d’une quelconque façon par des conflits. Pour être un « lieu de pardon et de la fête » (titre d’un des premiers livres de Jean Vanier), il faut bien qu’il se passe des choses à pardonner!

Je voudrais donc ici raconter deux histoires que j’ai vécues et qui m’ont particulièrement été pénibles pour une raison commune: l’impuissance. Il arrive ainsi parfois que le rôle que nous avons à jouer dans un conflit ne permet pas d’en arriver à une résolution satisfaisante. Il faut soit laisser à d’autres la responsabilité de faire le travail, soit se résigner à laisser le temps faire les choses…

Une histoire de harcèlement

À Montréal, nous avions un petit atelier qui accueillait entre sept et 11 personnes durant le jour. Quand je suis arrivé dans le rôle de directeur, l’équipe de l’atelier avait vécu le départ récent de sa responsable pour des raisons de maladie. L’équipe était composée de trois personnes. Après un certain temps, une responsable d’origine hongroise fut nommée comme responsable. Nous désirions ardemment que les intervenants de notre centre de jour soient clairement « membres » de la communauté. La responsable nommée avait cependant une sensibilité à fleur de peau avec tout ce qui s’apparentait à l’autorité, probablement due à ce qu’elle avait vécu des restes du communisme dans son pays d’origine. Nous avions défini un cadre plus souple lui permettant de vivre son « engagement » selon son rythme propre. Elle faisait équipe avec une autre femme, P., et un homme dans la jeune trentaine, M. C’était un homme très intelligent et bien formé, mais il avait tendance à critiquer et à médire certains des autres membres de la communauté. Les conversations sur base de rumeurs et même de mensonges étaient donc très fréquentes dans l’équipe, car M. se plaisait à les alimenter. Les accusations qu’il lançait contre l’un ou l’autre parmi les intervenants de la communauté devinrent de jour en jour plus graves. La responsable, formée dans un pays où l’on ne doit rien dire sur les autres par crainte de représailles, se mit à être effrayée non seulement par les affirmations de M. mais également de bien d’autres membres de la communauté que M. calomniait à outrance. Elle finit par oser venir m’en parler ouvertement, ne comprenant pas qu’on laisse de telles accusations vraisemblables circuler sans faire enquête et prendre des mesures punitives.

J’étais abasourdi de découvrir tout ce que cet homme faisait courir sur le dos de mes collègues et peut-être sur moi également. Je l’avais rencontré à une ou deux reprises pour lui rappeler que ce genre de propos n’était pas acceptable dans la communauté et qu’il devrait se rétracter s’il propageait des mensonges. Il avait fait mine de s’y engager. Mais la situation s’aggrava au point où la peur était devenue intenable au sein de l’équipe. Je dus me résoudre, soutenu par le conseil d’administration, à le congédier. Tout semblait sous contrôle. Le calme revenait peu à peu dans l’équipe d’atelier.

Mais M. montra alors son vrai visage. C’était un homme mentalement déséquilibré. Il se mit à envoyer des cartes postales à caractère pornographique dans les foyers, accusant l’un ou l’autre d’être gay et de ne pas oser l’admettre et faisant des allusions évasives qui pouvaient porter préjudice. Ces cartes étaient envoyées « à l’air libre » et donc le contenu choquant (tant les photos que les textes incendiaires écrits de sa main) pouvait être aperçu par quiconque allait récupérer le courrier de la maison. De plus, de nombreux appels téléphoniques mystérieux commencèrent à se produire très fréquemment auprès de quatre personnes dont la responsable de l’atelier. C’était devenu complètement obsessionnel. Les quatre victimes devenaient certaines inquiètes, une autre terrorisée, une autre encore colérique. Nous dûmes donc porter plainte au service de police, plainte qui fut entendue et jugée. Les victimes se résolurent, sur proposition de l’avocat de l’agresseur, de lui laisser une chance en acceptant un compromis à condition que l’intimé ne s’approche aucunement des plaignants pendant un an et qu’il cesse toute forme de harcèlement. M. souhaitait cette entente et les quatre victimes avaient exprimé leur accord, car leur intention n’était pas que M. soit condamné, mais qu’il reconnaisse ses torts et qu’il en profite notamment pour se donner un suivi psychiatrique.

Nous avions cru à tort que tout était enfin terminé. M. trouva une nouvelle astuce. Il déposa une plainte en bonne et due forme au Centre de réadaptation Lisette-Dupras (CRLD) avec une accusation d’attouchement sexuel contre un responsable sur une personne adulte présentant une déficience intellectuelle profonde. L’Arche-Montréal n’avait pas développé de liens très significatifs avec le CRLD à l’exception de quelques individus dont le directeur général. Celui-ci ayant quitté, il ne restait plus d’interlocuteurs qui pouvaient un peu comprendre les particularités d’une « communauté » entourant des personnes vulnérables comme le veut la structure de L’Arche. Le CRLD, qui était responsable du contrat d’accueil des personnes fréquentant l’atelier, procéda donc rapidement à la mise en cause de notre intervenant et à une enquête fouillée. Bien entendu, j’ai tenté d’expliquer la genèse de ces accusations et qu’il y avait tout lieu de croire en une manoeuvre de vengeance du plaignant. Rien n’y fit. L’enquête fut donc menée. L’homme accusé était un membre de L’Arche depuis près de 30 ans. Il avait fondé une communauté dans un pays de l’Hémisphère sud où sa réputation avait toujours été intacte après 25 ans de direction. À Montréal, il était un véritable soutien pour moi et je pouvais lui confier des missions que seule une personne d’expérience comme lui pouvait mener avec succès. J’étais troublé par le malheur qu’il devait subir en raison de la malveillance d’un autre. Comme directeur, je devais laisser passer l’équipe d’enquêtrices qui allait poser des questions sur lui, semant ainsi le doute autour de sa personne. Nous avons dû annoncer à toute la communauté ce qui arrivait tout en réaffirmant notre confiance totale envers lui. Mais une telle manoeuvre de harcèlement faisant jouer des structures d’autorité finit par user une personne même moralement sans faille. L’homme en question devint plus sombre, plus réactif. L’enquête finit par conclure par un non-lieu. Mais le mal était fait… La personne accusée prit du temps à retrouver peu à peu sa joie de vivre. Mais elle avait connu une expérience d’avoir été accusée à tort, comme tant d’autres le sont aussi dans la société. Elle pouvait dire: « Maintenant, je sais. »

M. reprit ses appels anonymes un certain temps, mais il finit par s’épuiser ou trouver une autre victime à harceler. Ce fut une expérience profondément douloureuse à accompagner, étant si impuissant à aider plus que je ne l’ai fait…

Une histoire qui a mal tourné

Ce qui suit est plus délicat à raconter. Les personnes concernées sont toujours bien vivantes et encore très engagées au sein de L’Arche. Je le fais avec précaution, non pas pour reprocher quoi que ce soit à quiconque, mais pour illustrer comment on arrive parfois à l’impasse malgré la volonté de réparer et se réconcilier.

Parmi les assistants long terme de L’Arche-Montréal figurait un couple quasi-mythique. Le mari occupait à l’époque l’un des postes les plus visibles au sein de L’Arche international. On peut dire qu’après Jean Vanier, bien que toujours vivant et encore influent, ce personnage fait partie d’un petit groupe sélect de gens qui agissent en tant que porte-parole, représentants, rassembleurs et porteurs de la vision. Cet homme était membre de L’Arche depuis plus de 30 ans quand j’ai pris la responsabilité de la communauté à laquelle il était rattaché. Il avait pratiquement toujours occupé des rôles d’autorité. Son épouse, elle-même à L’Arche depuis plus longtemps encore, l’avait toujours soutenu dans ses différents rôles, mais n’avait jamais été nommée en tant que tel dans une responsabilité « majeure ». Tout en prenant soin de ses trois enfants, elle avait été de tous les évènements internationaux et avait participé à des instances diverses. Cette femme aux multiples talents était reconnue tout autant que son mari à travers toute la Fédération de L’Arche…

À l’occasion de l’une de mes toutes premières rencontres communautaires, en mai ou juin 2003, je crois, ce couple était venu participer à la soirée avec « leur » communauté. Je les connaissais autrement, surtout lui, ayant collaboré à un comité de communications lorsque j’étais en France. Quand j’ai pris la parole ce soir-là, j’ai mentionné leur présence comme « de la belle visite ». Je n’avais aucune arrière-pensée, j’étais heureux de les voir parmi nous. Mais puisque c’était leur première présence ensemble depuis février, mon intervention a pu avoir l’air déplacée, comme si je ne les considérais pas pleinement en tant que membres (et pourtant ils l’étaient bien plus et surtout depuis bien plus longtemps que moi!). Je n’ai su que plusieurs semaines plus tard que je les avais blessés. L’homme était occupé à bien d’autres priorités de L’Arche dans le monde. La femme avait une implication importante dans la communauté. Elle faisait partie du conseil communautaire (sorte de comité de direction) et était responsable du comité de vie spirituelle. Elle avait une relation privilégiée avec deux femmes avec un handicap de la communauté qu’elle prenait souvent chez elle. Elle venait aussi à l’atelier pour soutenir et parfois pour réaliser des projets artistiques avec les « usagers ». Bref, une personne vraiment appréciée. Ma coordinatrice régionale m’avait appris que le couple s’était senti humilié lors de cette fameuse soirée communautaire. Elle m’indiqua que je n’avais pas pris la peine de rencontrer individuellement la femme, comme j’avais annoncé que je ferais avec tous les ALT. Je crois que le délai pour cette rencontre était dû surtout à des raisons pratiques: elle n’était pas « visible » dans mon environnement quotidien comme la plupart des autres. Après toutes ces années, je ne vois toujours pas d’autres raisons, sauf peut-être que je ne sentais pas d’atomes crochus entre nous, mais j’avais des perceptions semblables avec d’autres et cela ne m’avait pas empêché de les rencontrer pour autant.

Cette histoire peut paraître banale. Et elle l’est. Mais elle a possiblement contribué à une suite de faits aux conséquences de plus en plus importantes. Cette ALT a commencé d’abord par se retirer progressivement des comités dont elle était membre, y compris le conseil communautaire. J’ai bien tenté de la retenir, mais elle ne voyait plus quelle place elle pouvait y occuper. C’est plus tard que la vraie crise éclata. Une histoire de reconnaissance. En janvier 2005, elle demandait par courriel à participer à une activité de ressourcement et souhaitait que la communauté en assume les frais. Son statut formel dans la communauté, selon nos procédures internes, voulait qu’elle en assume elle-même les coûts, si possible. Nous avions révisé tout cela quelque temps auparavant. Par équité avec d’autres, ce fut la réponse que le conseil communautaire choisit de lui donner et que je me chargeai de transmettre. Mauvaise réponse! Le conflit surgit soudainement. Elle nous reprochait de ne pas tenir compte de son ancienneté, de tout ce qu’elle avait porté sans rien demander en retour (et c’était vrai). La discussion n’était plus possible. Elle et son mari finirent par demander un retrait d’appartenance d’abord provisoire qui se transforma en définitif par la suite. Le conflit s’envenima lorsque le mari en ressentit lui-même les conséquences dans son couple et dans la confiance qu’il avait en L’Arche et ses structures pour que des anciens comme sa femme soient écoutés avec bienveillance dans l’expression de leurs besoins. Toutes les demandes de médiation de la part de la communauté et de moi-même furent refusées, le couple n’étant pas « prêt » à revenir sur ces évènements.

L’attitude de suspicion à mon endroit gagna d’autres membres de la communauté, mais plus encore de l’extérieur, car ceux-là ne connaissaient pas l’origine du conflit et étaient plus enclins à compatir avec le couple d’anciens. Partout où j’allais, je me voyais comme avec une étiquette sur le front : « Voici celui qui a provoqué un conflit qui a causé la rupture d »appartenance de untel et unetelle, des membres de L’Arche depuis 35… 40 ans! » Avec l’épouse, nous n’avons plus jamais eu aucun contact, à la suite d’une dernière tentative de dialogue avec le conseil communautaire. Quant au mari, peu de temps avant mon départ annoncé comme directeur, donc en 2010, il m’offrit de participer à la médiation que j’avais demandée depuis plusieurs mois. Nous avons eu deux séances. Après la première, nous avions l’impression que nous pourrions, un jour, « aller prendre une bière ensemble, éventuellement ». Après la seconde, sa colère avait resurgi et la conclusion ne laissait plus vraiment de place à d’éventuelles retrouvailles. J’en fus complètement peiné, car tout en reconnaissant mes maladresses et les choix que nous aurions pu faire autrement, il semble bien que le mal produit ne permettait pas d’en arriver, « si tôt », à une réconciliation.

Je raconte tout ceci parce qu’on voit souvent L’Arche comme étant une communauté exempte de conflits et où tout le monde vit en harmonie. Au contraire, sans doute en raison de l’attente qu’ont les gens de trouver cette paix, les conflits font partie de la vie quotidienne à L’Arche. Le plus souvent, le pardon est une voie possible qui est encouragée non seulement sur un plan moral, mais par des procédures concrètes lorsqu’il le faut. Mais j’ai dû me résoudre à admettre, comme bien d’autres avant moi, que parfois le pardon n’est pas prêt à être accordé. Celui des deux qui le voudrait ne peut donc pas y parvenir tant que l’autre ne le veut pas! Bien des années plus tard, je reste marqué par une phrase de la coordinatrice de L’Arche au Canada: « Jocelyn, parfois il faut renoncer à devancer par des procédures ce que seul le temps parvient à faire. » C’est là où j’en suis: dans le temps du non-pardon et de l’attente. Et j’en souffre encore.

Les lendemains qui m’émerveillent (écho)

Nathalie, une présence mystérieuse

Ce texte est en écho à Les lendemains qui déchantent et également à Je ne voulais pas ça… Vous trouverez aussi un sommaire ici: Pour une lecture suivie de ce blogue.

Après 5 semaines à ressentir des soubresauts d’effroi dans la préparation à notre arrivée à l’Arche de la Vallée, je suis allée de surprise en surprise lors de notre installation. J’allais connaître la force et la solidarité de la communauté. Nous avons été accueillis d’une façon tellement naturelle et chaleureuse chez les Guilhaume, comme si nous avions fait partie de la famille, je n’en revenais même pas ! Ils nous ont trouvé un petit appartement chez des amis et nourris pendant quelques jours, le temps que nous puissions trouver un pied à terre. Lors de notre installation dans l’ancienne école de Treigneux, j’eus la surprise de voir arriver Chantal avec seau et torchons pour m’aider à faire un peu de ménage dans cette grande maison. Je me sentais réellement gênée d’avoir l’aide d’une personne que je ne connaissais pas… Ensuite d’autres personnes sont venues donner un coup de main aussi. Je découvrais à ce moment ce qui deviendrait pour moi une famille dans la foi avec tout ce que ce lien comporte de support et de réconfort. Je n’avais encore jamais goûté de me sentir autant respectée et supportée.

Dans les mois qui ont suivi même en étant tenaillée par le doute quand à « ma place » à l’Arche, j’ai été profondément touchée par l’accueil inconditionnel qu’on me faisait. Je n’étais pas une indésirable, une nullité, une moins que rien (c’était l’idée que je me faisais de moi-même !)… Non, à l’Arche de la Vallée, j’étais une belle personne et j’avais de la valeur, quelle découverte! C’est vraiment dans cette communauté de personnes « non-désirées » de la société que je suis devenue « quelqu’un », que j’ai pris de la valeur face à moi-même… que je me suis découverte aimée de Dieu telle que je suis. Lentement, j’ai émergé, quitté la torpeur dans laquelle je m’étais enfoncée après l’arrivée des jumeaux… Je ressuscitais peu à peu, je revenais à la vie.

Je n’ai jamais cessé de rendre grâce à Dieu pour ce passage à l’Arche de la Vallée. Le fait d’être loin de nos familles (de qui je me croyais jugée, détestée et rejetée) m’a permis cette reconstruction sous le regard de gens qui, ne me connaissant pas, ne me donnaient pas le sentiment d’être jugée « mauvaise ». Avec eux, je pouvais être une autre… Je pouvais quitter celle que j’avais tant détestée, celle qui était une mauvaise mère, une mauvaise épouse, une mauvaise personne…

Je me rappelle encore à quel point j’ai été profondément touchée par Nathalie le jour où elle m’a regardée pour la première fois. Nathalie est autiste et elle passe ses journées à se promener de long en large en tirant sur ses cheveux et poussant parfois des petits cris qui peuvent devenir sonores lorsqu’elle n’est pas comprise. Tout ce temps qu’elle tourne en rond, elle regarde autour d’elle et ne semble pas voir les gens qui l’entourent. Je la saluais chaque fois que je la voyais, me disant qu’elle ne savait probablement pas que j’existe… Puis, un jour, plusieurs semaines après notre installation, de la même manière quelle le faisait parfois pour d’autres, elle s’est approchée de moi jusqu’à presque toucher mon visage avec le sien, et elle m’a regardée profondément dans les yeux. Je me rappelle encore la joie qui m’a habitée à ce moment  précis et je crois réellement que je n’aurais pas été plus émue si c’eut été le Pape lui-même qui m’avait regardée ! Nathalie m’avait VUE…  Elle savait qui j’étais : elle m’avait reconnue. Pas « reconnue » dans le sens habituel, genre : « ah, c’est Céline ». Mais plutôt dans le sens de reconnaître la valeur de l’autre. Il y a eu plusieurs personnes pour qui j’étais « quelqu’un », dont entre autres Claudette, Martine, Chantal, Mireille, Christophe… Toutes ces personnes à leur façon m’ont aidée à devenir quelqu’un pour moi-même. Elles m’ont fait voir ma valeur d’être humain : « Toute personne est une histoire sacrée »…

Merci à ces belles personnes qui forment la Communauté de l’Arche de la Vallée : vous aurez toujours une place privilégiée dans mon cœur.

Céline

La suite par ici : Responsable sans expérience—>

Les lendemains qui déchantent

Cet article fait suite à Quand toutes les barrières tombent qu’il est préférable de lire avant.

Philippe (décédé récemment), Janique et Martine

Quand on dit oui à quelque chose d’inouï, il va de soi que les réactions seront variées. Dans un premier temps, on cherche surtout les confirmations et il y en a toujours. Pour un grand maître du discernement, comme saint Ignace de Loyola, les mouvements du coeur ou de l’âme sont à écouter avec attention lorsqu’il s’agit de vocation. Il parle ainsi de consolation et de désolation. Quand on envisage une orientation à sa vie, il y aura consolation si ce qui m’habite est la joie, l’enthousiasme, des réactions positives des autres. Il y aura désolation si la tristesse m’envahit, les gens se détournent de moi, etc. Ceci dit, ni la consolation, ni la désolation ne sont les repères finaux pour les choix. Ils sont des indications à prendre en compte, sans plus. Dans mon cas, après avoir dit oui à L’Arche, les consolations ont été importantes surtout par les nombreuses barrières qui se sont effacées littéralement de la route. Mais un tel choix qui provoque un retournement à 180° ne peut pas ne pas faire de vagues.

Quitter à un sommet

Il y a eu les premières réactions et les autres. Dans un premier temps, les membres de nos familles respectives ont plutôt accueilli notre choix de nous engager à L’Arche avec bienveillance. Par la suite, les interrogations se sont faites plus insistantes. En quoi consiste un engagement? Est-ce pour la vie? Avez-vous le droit de sortir? Pourra-t-on vous voir? Toutes ces questions qui témoignent de la méconnaissance d’un mouvement international qui est pourtant largement reconnu en dehors des frontières d’origine de Jean Vanier, son fondateur. Les réponses apportées semblaient le plus souvent rassurantes.

Dans l’entreprise, il en fut autrement. Julien, mon patron de Québec avait semblé à demi-surpris. Il connaissait mes « penchants » pour la religion, la justice sociale, etc. Il me connaissait également pour mon empathie, mes valeurs humaines. Le temps n’était pas favorable à ce que je quitte, mais en homme d’affaires expérimenté, il avait déjà envisagé une suite. Les collègues de mon bureau à Paris ont été moins subtils. MTLI partageait ses locaux avec des associés de Julien qui travaillaient dans divers domaines connexes. Ils étaient partenaires. Ce sont eux, le plus souvent, qui ouvraient les portes pour que nous puissions démarcher les clients. J’avais établi une relation de confiance avec les uns et les autres, même si on me considérait évidemment comme le jeune Canadien encore en apprentissage, ce qui était juste. Michel avait peu réagi à mon annonce. C’était un homme peu loquace sur ses sentiments, comme tant d’autres. Il semblait quand même avoir un certain intérêt pour mon choix, d’autant qu’il avait une fille adulte qui nécessitait un accompagnement soutenu. Paul était un homme charmeur, chaleureux, ouvert. Il fit comme si l’annonce de mon choix ne l’atteignait pas et se réjouit rapidement pour moi.

Le mois de septembre me parut bizarre. J’étais fort engagé dans l’entreprise, en semaine, mais je quittais prématurément le vendredi pour me rendre à Hauterives, y retrouver ma famille. Il est possible qu’en raison de ces allers-retours, j’ai été moins conscient de ce qui se tramait derrière mon dos. Nadia fut envoyée de Québec pour me seconder. Julien avait prévu qu’elle me succéderait. Ne me connaissant pas, elle s’investit rapidement auprès des partenaires pour la continuité. Mais elle entendit également des choses à mon propos. Fin novembre, Julien vint à Paris. Nous primes le temps de parler un peu. À un moment, il m’interrogea sur ce que c’était réellement l’endroit où je m’en allais. Il avait visiblement besoin de vérifier des choses. Lorsqu’il fut rassuré, il me demanda si j’avais entendu ce qu’on racontait à mon propos. Il me dit que le bruit courait abondamment que j’avais été endoctriné et que je partais dans une secte religieuse répertoriée dans une liste officielle. Je finis par savoir que l’auteur de ces rumeurs n’était autre que Paul. Après m’être assuré que rien ne liait L’Arche de Jean Vanier à un quelconque répertoire de sectes en France, je m’en vins confronter Paul. J’étais en colère. Il s’était dit mon ami. Il me souriait chaque matin. Et pendant des semaines, il encourageait les gens à me voir comme un faible qui s’était laissé endoctriné. Je lui démontrai qu’il avait tout faux. L’Arche, loin d’être vue comme une secte, était un partenaire reconnu par l’État et les nombreux Départements dans lesquels elle était implantée. Si L’Arche faisait une place centrale à la dimension spirituelle, ce n’était certainement pas pour brimer les consciences et limiter les libertés, mais au contraire pour en déployer tout leur potentiel! La longue démonstration qu’il subit et les reproches au nom de l’amitié finirent par l’atteindre et il se montra alors fort malheureux d’avoir ainsi causé du tort. Il me promit qu’il allait réparer auprès des gens à qui il avait parlé afin de rétablir les faits. Je ne sais pas s’il l’a fait effectivement, mais sa promesse me suffisait.

J’avais surtout mal du fait que la plupart des employés que j’avais accompagnés, soutenus et défendus m’avaient peu à peu tourné le dos. Seules quelques personnes, dont Annie, Michel et Pierre sont demeurées loyales et le sont toujours après ces années. La fête de départ qu’on me fit à la mi-décembre avait le goût amer de la désolation. Mais pour embrasser un choix vocationnel, ne faut-il pas aussi qu’il comporte de telles conséquences?

Arriver dans un monde inconnu

Chaque fois qu’il était possible, je venais à L’Arche de la Vallée le vendredi pour pouvoir assister au conseil communautaire qui était l’équivalent d’un comité de direction. Je n’étais pas encore le directeur, mais on avait eu pour moi cet égard de déplacer la réunion au vendredi afin de me permettre d’y être de temps en temps. J’ai eu droit à quelques tests. Le premier jour, en début de réunion, Geneviève me remit le Prions en Église et me demanda « Tu veux bien nous faire prier, Jocelyn? » Comme j’ai dû paraître nul à cette occasion. Oui, j’étais croyant. Oui, j’avais étudié en théologie. Oui, j’allais à la messe hebdomadaire. Mais faire prier un groupe ne faisait pas partie de mes expériences majeures, surtout pas récentes!

On nous avait proposé de faire les vacances de Noël avec un groupe de la communauté, histoire de nous apprivoiser avec quelques membres et pour mieux connaître la réalité d’un groupe de L’Arche. Un de ces groupes devait passer 10 jours à Cuise-la-Motte, tout près de Trosly-Breuil, le lieu où tout a commencé pour L’Arche. Céline et les enfants avaient accepté sans gaieté de coeur. Pour moi, c’était une chance de poursuivre ce que j’avais commencé avec L’Arche à Paris depuis quatre mois. Le responsable de ce groupe était un homme dans la jeune trentaine avec une courte expérience de L’Arche et plusieurs années de vie communautaire en silence complet, chez les Chartreux! Il y avait dans le groupe David, un jeune adulte trisomique avec de graves problèmes de comportement. Pour un rien, David se mettait en colère et frappait tout ce qui bougeait autour de lui. Un soir, au restaurant, il poussa violemment toute la vaisselle qui était disposée devant lui, suscitant un silence gêné de tous les clients. Le responsable du groupe le poussa fermement dehors pendant qu’on ramassait les objets avec la serveuse apeurée. J’étais le futur directeur. J’étais complètement incompétent à gérer ce genre de situations, encore moins habile à évaluer la réaction vive du responsable. Je découvrais une partie de la réalité que j’aurais à gérer dans quelques jours et j’étais effrayé. Je doutais alors de l’appel que j’avais reçu. Dieu peut-il vraiment nous appeler à une telle chute hors de nos zones de confort et de compétences?

Le 3 janvier, je prenais ma première journée de travail. Ce que j’avais vécu dans ce restaurant aurait dû me préparer à ce qui surviendrait. Yolande, l’une des toutes premières femmes accueillies dans un foyer de l’Arche de la Vallée, était absolument ingérable depuis quelques semaines. Comme bien d’autres personnes vivant avec une déficience intellectuelle, la perspective du changement de directeur l’affectait sérieusement. Ce petit bout de femme avec laquelle j’avais versé quelques larmes, le 24 juillet, lorsque je fus présenté à toute la communauté, s’avérait d’une tyrannie phénoménale. L’équipe des assistants de son foyer n’en pouvait plus. Yolande était passée à la douche froide presque chaque jour. J’étais estomaqué devant les récits qu’on me faisaient et des méthodes employées. Dès le deuxième jour, j’avais à prendre une décision: il fallait que Yolande quitte pour un temps, sinon nous allions perdre toute l’équipe d’intervenants. Qui étais-je donc pour prendre une telle décision? C’est Marie-Paule qui fut ma plus grande conseillère. Elle était responsable des foyers et donc des personnes accueillies. Elle me suggéra d’envoyer Yolande passer un temps de retrait dans la communauté de Lyon. J’organisai les choses avec Georgette, la responsable. Yolande quitta non sans recevoir des remontrances de ma part et des objectifs précis sur lesquels réfléchir. L’équipe souffla un peu. Je leur demandais de voir comment chacun pourrait réaccueillir Yolande à son retour, mais j’avais devant moi des gens brisés par la violence de Y0lande et leur propre violence qu’ils avaient eux-mêmes extériorisée. Brice, par exemple, fut pris à un moment d’une telle colère qu’il frappa violemment dans une armoire dont il fracassa la porte! Ce petit bout de femme, minuscule même, avait le pouvoir de faire surgir la violence d’un apôtre de Gandhi comme Brice…

Peu de temps avant que je prenne mon poste, Jacques, un ancien de L’Arche qui avait beaucoup souffert de décisions de responsables, m’avait invité à « donner ma vision » lorsque je prendrais mon rôle. Donner ma vision? Quelle était donc ma vision? Et qu’est-ce qu’une vision? J’ai été tourmenté par cette question durant plusieurs jours. En prévision de ma première soirée communautaire, j’avais tenté d’écrire un beau « discours de vision », mais je ne pouvais rien dire d’autre que de la théorie. Lorsque l’occasion arriva, je quittai mon texte et me limitai à déclarer à tous que ma vision, ce serait d’être à l’écoute pendant au moins six mois. J’allais rencontrer tous les membres de la communauté, individuellement ou en groupes, afin de les connaître et de prendre connaissance de leurs visions! À mon avis, c’était sans doute la meilleure vision à donner à ce moment-là! J’avais dû être inspiré.

Mais ça n’avait pas convaincu tout le monde. Geneviève était l’une des fondatrices de la communauté qui allait célébrer 25 ans cette année-là. Elle avait quitté quelques années pour Trosly-Breuil, mais était revenue pour assumer à mi-temps le rôle de responsable des assistants (du personnel) et celui de coordinatrice régionale. Elle avait donc une autorité supérieure à la mienne en ce qui regarde toutes les communautés du sud-est de la France, mais une autorité qui ne s’exerçait pas sur la nôtre en raison de son appartenance. C’était certainement une situation frustrante pour elle qui voyait un jeunot étranger prendre un rôle aussi important. De plus, comme elle partait sans cesse à l’extérieur pour accompagner les communautés, un grand nombre d’assistants venait me rencontrer pour des problèmes qu’ils devaient régler. Mon sens pratique et ma propension à rendre service me commandaient alors de leur donner des réponses ou de poser des gestes qui relevaient normalement de Geneviève. En début de février, Geneviève demanda à me voir. Elle était doublement en colère. Elle était fâchée contre l’équipe de discernement. Elle ne croyait pas que c’était un bon choix de confier une grande communauté comme celle-ci à un homme inexpérimenté et qui ne connaissait rien à la vie communautaire ni au handicap. Elle m’en voulait aussi parce que j’avais pris des initiatives en rapport avec son rôle de responsable des assistants. Ce jour-là, je m’en rappelle fort bien, j’ai d’abord tout admis tout ce qu’elle disait. Oui, l’équipe avait peut-être fait erreur. Oui, j’avais joué dans ses plates-bandes. Mais j’ai eu cette inspiration qui l’a démontée: « Ce n’est ni toi ni moi qui ai voulu que je me retrouve ici à ce poste. Tu crois comme moi en la puissance de l’Esprit Saint. Tu as prié avec toute la communauté pour qu’il envoie un berger. C’est moi qui suis arrivé là. Toi et moi n’avons qu’une chose à faire: faire confiance que son choix a pu être le bon et faire en sorte que ça soit vrai. » Geneviève a quitté mon bureau. Notre collaboration s’est améliorée nettement après cette altercation (et parce que je me suis mêlé de mes affaires!).

En fait, cette transition fut réellement pénible. Je parlerai une autre fois de l’adaptation de nos jumeaux qui n’a en rien aidé notre intégration à cette région. Chaque jour, je me demandais ce que je faisais là. Je devais prendre les bouchées doubles pour apprendre mon rôle, apprendre L’Arche, apprendre les lois et règlements sur le handicap, les règles administratives sur la tenue d’un établissement pour adultes handicapés, la gestion des ressources financières, matérielles, humaines, les relations avec les élus, le voisinage, etc. Il me semble qu’en moins d’un an, j’ai fait l’équivalent d’au moins deux maîtrises!

Une seule chose m’habitait tout ce temps: je ne savais pas pourquoi j’étais là, je me savais incompétent, limité, maladroit, je n’aimais pas mon travail comme j’avais aimé le précédent, j’avais si peu de gratifications en fait… Mais, compte tenu des circonstances qui m’avaient conduit là, j’avais la conviction la plus intime que j’étais à ma place, car c’était là que Dieu m’avait voulu. Et être assuré de ça, ce n’est pas rien!

La suite par ici : un écho de Céline Les lendemains qui m’émerveillent—>