Jean Vanier, la grande déception

Note: ce texte a été originellement publié sur Presence-info.ca le 21 février 2020. Il a été primé dans la catégorie « Opinion » par l’Association des médias catholiques et oecuméniques (AMeCO). Comme je parle beaucoup de Jean Vanier dans les pages de notre expérience, il va de soi que ce texte trouve aussi sa place ici.

Décédé l’an dernier à 90 ans, Jean Vanier avait eu un parcours sans tache, au point où peu doutaient de sa canonisation rapide, tellement il représentait un modèle de sainteté. Mais une plainte adressée à L’Arche internationale, en 2016, suffit à instiller une très petite brèche dans son cercueil déjà en voie de sacralisation.

Les dirigeants de L’Arche internationale ont entendu cette première accusation et n’ont pas hésité à confronter leur fondateur qui leur a donné une version contradictoire. L’affaire n’a pu aller plus loin, compte tenu que la victime n’a pas voulu intenter un procès. Mais c’est dans la foulée d’un reportage de la chaîne ARTE sur des religieuses abusées, en mars 2019, faisant état des exactions du père Thomas Philippe, qu’une deuxième accusation visant Jean Vanier a véritablement fait trembler les fondations.

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Dès lors, l’organisation créée par le Canadien allait plus loin dans ses investigations. Des premiers éléments, à partir de sources incontestables, ont conduit à des révélations inattendues. Ses dirigeants n’ont donc pas hésité à mandater un cabinet britannique spécialisé pour procéder à une enquête indépendante dont le rapport a été rendu public par L’Arche internationale le 22 février.

Une image à revoir

L’enquête externe confirme que Jean Vanier connaissait depuis 1950 les méthodes du père Thomas et ses pratiques d’abus spirituels et sexuels sur des femmes; qu’il a fait partie de l’Eau vive jusqu’à sa fermeture en 1956, une communauté de type sectaire fondée par le Père Thomas, amalgamant mysticisme et sexualité et ayant fait l’objet de condamnation par le Vatican; qu’entre 1956 et 1964, année de fondation de L’Arche, le Canadien a continué de fréquenter d’ex-membres de l’Eau vive et à correspondre avec le père Thomas, malgré l’interdiction; qu’il aurait lui-même été initié très tôt à ces rituels érotico-mystiques; plus encore, que ces pratiques se seraient poursuivies dans le plus grand secret, de connivence avec le père Thomas et d’autres ex-membres de L’Eau vive, dans les années de fondation de L’Arche à Trosly-Breuil.

Plus grave encore, au moins six femmes adultes (sans handicap) ont dénoncé Jean Vanier lui-même pour des faits présumés survenus entre 1970 et 2005, certaines ayant fait part de séquelles psychologiques importantes. Il s’agit d’allégations similaires à celles reprochées au père Thomas, soit d’abus sexuels déployés progressivement dans le cadre d’accompagnements spirituels, ce qui implique une emprise psychologique fragilisant la personne accompagnée et la rendant plus susceptible de se soumettre à des gestes intimes contre son gré. Six femmes et la question se pose: pourrait-il y en avoir d’autres?

Quand je désignais Jean Vanier, l’an dernier dans ce média, comme un géant d’humanité, je laissais aussi entrevoir une part d’ombre inconnue dans son héritage. Qu’allions-nous découvrir de ce qu’il savait, ou non, des comportements pervers du père Thomas? Personnellement, je ne voyais pas comment il pouvait ne pas avoir eu vent des exactions commises par son mentor. Mais la non-dénonciation de faits de nature vraisemblablement criminelle, si elle demeure une faute grave, n’a rien à voir avec le fait d’en être complice et même engagé dans ce que nous découvrons comme une collusion.

Le fondateur de L’Arche, tout en ayant été à l’origine d’œuvres caritatives parmi les plus inspirantes de tous les temps et un penseur hors-pair sur la dignité du corps et des plus fragiles, s’avère aussi, comme d’autres grands fondateurs avant lui, avoir été un abuseur de consciences.

Le «dernier saint vivant» aura donc vécu une double vie: l’une, exaltant son célibat, marquée par le prestige, la reconnaissance internationale et la vénération des milieux religieux grâce à ses livres, ses conférences et retraites spirituelles, le tout associé à une œuvre planétaire prodigieuse. L’autre clandestine, déréglée, à propos de laquelle il aura maintenu et imposé le secret le mieux gardé, et qu’il aura niée jusqu’à son dernier souffle, acceptant la production tardive d’œuvres biographiques complaisantes. Une vie de sainteté ternie par un mensonge qui a duré près de 70 ans!

Les organisations qu’il a créées ou inspirées comme L’Arche, Foi et Lumière, Foi et Partage et Intercordia sont plongées aujourd’hui dans un tourbillon de sentiments et de questions qui ne sauront sans doute jamais trouver de réponses satisfaisantes puisque leur saint homme les a emportées avec lui dans sa mort. Cela n’a pas empêché L’Arche internationale de prendre les moyens pour chercher à faire la vérité sachant que cela affecterait les personnes ayant un handicap et les «assistants» vivant dans les communautés ainsi que toutes les personnes et les groupes qui les soutiennent.

Cette histoire sordide s’est produite à partir d’une théologie mystique pervertie dès le départ dans laquelle Jean Vanier fut très tôt endoctriné par le Père Thomas. Elle démontre comment le pouvoir religieux, mis entre les mains d’hommes quelconques, finit souvent par se muter en syndrome narcissique prêtant le flanc aux abus (moral, sexuel, spirituel), en particulier lorsque des disciples en viennent à renoncer à leur conscience propre pour suivre ce que le maître leur suggère sournoisement «pour leur plus grand bien»!

Ce qu’il faut préserver

Il est rassurant de constater que cette affaire ne présente aucune dimension systémique, les faits ayant été circonscrits à Trosly-Breuil, et qu’elle semble n’incriminer que Jean Vanier, le Père Thomas et leur petit groupe d’anciens de L’Eau vive qui sont tous décédés.

Il faut se consoler davantage à l’effet qu’aucune personne ayant un handicap accueillie à L’Arche ou rencontrée autrement ne soit concernée.

Enfin, faut-il le rappeler, le rapport qu’entretenait Jean Vanier à l’argent pourrait l’avoir immunisé contre d’autres formes de corruption. En effet, il a, au vu de tous, mené une vie modeste, ne prenant rien pour lui-même. Ses livres rapportaient des sommes importantes tout comme les prix qu’on lui a décernés, notamment le Prix Templeton. Tout cet argent était remis pour le développement des communautés de L’Arche dans le monde, et plus spécialement dans les régions les plus pauvres.

Et pourtant, s’il y a une chose à craindre de la chute du géant, c’est malheureusement de ce côté. Des communautés situées en régions appauvries en Afrique, en Amérique du Sud dont Haïti et au Moyen-Orient n’ont pu tenir jusqu’à présent que grâce aux fonds recueillis par les communautés mieux nanties et par les subsides qui proviennent de L’Arche internationale, elle-même largement tributaire des royautés et des prix remportés par son fondateur. Comment cette structure d’assistance pourra-t-elle encore se maintenir sans son pilier central? En effet, si la célébrité et la crédibilité de Jean Vanier généraient des dons provenant de tous les coins du monde, ceux-ci risquent d’être affectés, un peu comme lorsqu’un scandale éclate dans une multinationale et que le cours des actions dégringole. Ce serait un prix injuste à payer compte tenu que l’organisation et les personnes démunies et sans voix qu’elle sert n’ont rien à voir avec la déchéance du fondateur.

Jean Vanier a créé de grandes choses et en a inspiré plus d’un à l’imiter dans cette descente de soi pour devenir pauvre avec les pauvres, handicapé avec les personnes handicapées, vulnérable avec les plus fragiles. Je fus moi-même fortement touché par cet homme. Depuis l’âge de 15 ans, je l’ai admiré et j’ai voulu le connaître, lui ressembler dans ses attitudes fraternelle, inclusive et œcuménique, dans sa pensée si profonde, si pleine d’humanisme. L’avoir côtoyé en quelques occasions me paraissait un privilège immense. Comme des milliers d’autres, il me faudra désormais faire la part des choses entre l’homme et son œuvre, entre le manipulateur et sa vision prophétique, provoquant peut-être en moi une forme de dissonance cognitive comme lui-même a dû l’expérimenter au cours des années passées à se cacher derrière sa bonté. Il devra en être ainsi pour tous ceux et toutes celles qui voudront contempler la beauté et la vérité de son action monumentale par-delà l’homme, tout en compatissant avec ces femmes victimes d’un duo soudé par une déviance spirituelle.

Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces personnes qui ont fréquenté Jean Vanier, en particulier à ceux et celles qui furent ses plus proches, tant en amitié que dans la collaboration à son œuvre. Combien d’entre eux doivent aujourd’hui se sentir trahis dans la confiance accordée? Il n’y a pas de mot pour décrire des sentiments aussi forts lorsqu’on assiste à la chute d’un dieu.

Dis-nous à quoi ressemble…

val_notre-dame1Après avoir passé trois jours et trois nuits au rassemblement annuel des familles Emmanuel au Camp Papillon dans les Basses Laurentides, Il descendit de la montagne et se rendit, à leur invitation, chez les moines de Saint-Jean-de-Matha. Une foule immense ayant entendu qu’il allait s’y rendre le précéda.

À son arrivée, on lui bloqua le passage. Alors un ancien s’avança et lui demanda : « Maître, nous sommes vieillissants et nous venons en ce lieu pour être rassurés. Dis-nous à quoi ressemble le royaume de Dieu ».

Il leur répondit :

Le royaume de Dieu est comparable à une fête anniversaire d’une association modeste où des familles de tous les coins du pays s’étaient rendues pour répondre à un appel les poussant à être ensemble avec leurs semblables. On y trouvait les anciennes familles ayant des enfants biologiques et d’autres adoptés. Ces familles avaient été des pionnières à regarder autrement les enfants différents, ceux qui avaient la réputation d’être inadoptables et qu’on laissait le plus souvent aux soins des institutions charitables, parce que, minimalement, il ne convenait pas de les laisser mourir. Ces familles avaient en commun la conviction qu’à un moment de leur histoire et à ce moment de l’histoire de l’humanité, le cœur de certains couples avait été préparé à cette nouveauté qui consiste à regarder autrement les enfants rejetés, ceux dont le pronostic annonçait une vie misérable et de qui l’on disait qu’ils ne pourraient jamais rien faire de bon. Ce regard – sans doute un reflet du regard de Dieu – leur indiquait qu’il y avait la même dignité dans ces enfants que pour n’importe quel autre enfant de Dieu. Il y a trente ans, ces familles ont donc commencé à adopter de tels enfants.

Leur entourage s’étonnait de leur naïveté. On allait jusqu’à les ridiculiser parfois, mais, en secret, on admirait leur courage et, au fond, on sentait bien qu’elles avaient raison… Ces enfants n’étaient pas nés pour rien, mais comme on ne savait qu’en faire, on avait choisi la voie la plus simple en les mettant à l’écart.

À leur suite, d’autres familles sentirent l’appel à s’ouvrir à l’enfant différent. C’était, le plus souvent, à la suite d’un témoignage ou du récit de l’histoire de tel ou tel enfant Emmanuel. C’est ainsi que d’autres couples se mirent à croire en la dignité de ces enfants différents, à croire surtout qu’ils avaient droit, eux aussi, à une vraie famille. Et ils en adoptèrent à leur tour. L’association avait grandi. Aucun de ses membres n’avait le sentiment de faire de grandes choses, mais seulement ce que leur cœur leur commandait.

19961499_1795496653808655_8922479787487327694_nDans le réseau des professionnels des services sociaux, on se mit à se passer le mot : peut-être qu’une option nouvelle s’était ouverte pour ces enfants qu’on ne savait pas caser… Ces enfants avaient tous une ou plusieurs particularités : handicap physique, anomalie génétique comme la trisomie 21, traumatisme à la naissance, maladie héréditaire, parfois aussi des séquelles du mode de vie de parents biologiques. Le réseau se mit aussi à parler de cette association et à référer plus systématiquement les cas d’enfants qu’ils ne parvenaient pas à placer.

Et puis un jour, approchant les 30 ans d’existence de cette association, des dizaines d’enfants adoptés par les premières familles étaient devenus des adultes, avaient trouvé leur voie et certains s’ouvraient eux-mêmes à l’adoption, poursuivant ainsi le cycle commencé par leurs parents.

Imaginez donc un weekend de ressourcement pour toutes ces familles rassemblées dans un lieu qu’on appelle le Camp Papillon. C’est un havre de joie et de paix pour les petits et grands ayant des particularités. Tout y est accessible pour toute personne ayant une quelconque limitation. Et considérez le personnel de ce camp, constitué de jeunes fous et folles inspirées par la joie communiquée par ces enfants et adultes différents. Prenez ces moniteurs et monitrices et offrez-leur de venir soutenir les familles Emmanuel le temps d’un week-end pour que les parents puissent se ressourcer et que les enfants y trouvent leur bonheur.

21390577_10155114364768471_1563375497_o (1)Et lorsque le soir de la fête arrive, imaginez le bonheur de les voir tous s’extasier devant la performance de jeunes présentant une déficience intellectuelle imiter un spectacle d’Elvis. Regardez-les se lever d’un bond tous ensemble lorsque le DJ lance la danse. Voyez-les se mélanger sans distinction de leurs différences : debout ou assis sur un fauteuil, marchant avec un déambulateur ou des cannes; les yeux bridés de toutes les couleurs; la peau brune ou dans tous les tons de rose ou de jaune; des enfants tout petits et d’autres aussi grands que des géants; et des adultes qui n’ont rien d’autre à partager que leur joie visible sur leur visage souriant, leurs cris de ravissement et leurs déhanchements. Rien de tout cela n’est harmonieux pour un œil étranger à leur bonheur. Mais pour quiconque a saisi que le royaume de Dieu est là dans ces visages, dans cette manifestation de joie, tout devient parfait.

La création de Dieu est parfaite dans ses imperfections. La nature comporte tout autant de merveilles à contempler que de chaos à craindre. Les humains sont façonnés à l’image et à la ressemblance de Dieu non pas pour se laisser diviser par leurs différences, mais pour les embrasser comme on embrasserait le corps du Christ total, car il est bien celui qui n’a « perdu » aucun de ceux et de celles que son Père lui a confiés. Ainsi il n’y a plus ni handicapé ni valide, ni enfant ni parent, ni malade ni bien portant, ni famille monoparentale ni couple traditionnel, ni hétéro ni homo, car tous sont les mêmes sous le regard bienveillant de ce Dieu qui est la source de toute parentalité.

Oui, le royaume de Dieu est comparable à une telle fête à laquelle les familles Emmanuel sont le signe de cette espérance qui est donnée à tous.

Mais à cette fête, il y avait aussi quelques individus plus gênés qui demeuraient assis sur leur chaise. Certains, par pudeur, n’osaient pas rejoindre la communauté célébrante. D’autres, plus loin encore, ne s’y voyaient même pas y participer, préférant les tâches à accomplir pendant que les premiers festoyaient. En vérité je vous le dis : ceux-là et celles-là ne trouveront pas de cette manière la voie qui conduit au paradis, car elles se sont empêchées de goûter à cette joie céleste quand elle passait dans leur vie.

Ce jour-là, dans le parking des Trappistes, plusieurs personnes dans la foule étaient touchées par les paroles du Maître. Certaines désiraient le suivre pour vivre de telles fêtes. D’autres se levèrent et lui dire :

Nous avons fait tout ce chemin pour t’entendre dire que nous devrions aimer ces pauvres gens qui n’ont rien à offrir? Nous avons été de bons citoyens et de bons pratiquants. Mais si le royaume de Dieu est tel que tu le décris, nous ne pourrons pas te suivre, car il ne nous est pas donné d’aimer ces enfants et ces adultes différents. Cela n’est donné qu’à certains qui en ont reçu la vocation.

Et le Maître de répondre :

Il ne vous suffisait que d’un premier pas pour vous laisser toucher par ces plus petits qui sont mes petits frères et mes petites soeurs afin de pouvoir appartenir à votre tour à la famille de mon Père. Mais voilà que votre cœur s’est habillé d’orgueil. Le royaume de Dieu n’est pas fait pour les cœurs trop plein d’eux-mêmes. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Après ces paroles, beaucoup se détournèrent de lui, croyant qu’il n’était qu’un autre idéaliste rêveur. D’autres cherchèrent à le faire taire en le menaçant de poursuites judiciaires. Mais lui, mettant ses écouteurs, passa son chemin et sourit en regardant cette vidéo:

Lettre à mon fils bien-aimé

steve-stef-15Je t’écris cette lettre à toi, mais elle s’adresse autant à toi qu’à l’un ou l’autre de tes quatre frères. Je l’écris pour tenter de corriger ce qui t’est probablement apparu comme une perception négative de la personne que tu es, à travers toutes mes paroles, les témoignages que j’ai donnés ou que j’ai mis par écrit ici sur ce blogue ou ailleurs. Je te dois des excuses et je vais profiter de cette tribune pour le faire. J’espère que tu le liras jusqu’à la fin.

Au cours des derniers jours, alors que j’ai exprimé à quel point je me sentais éprouvé par ce qui m’arrivait, je n’ai pas eu le bon réflexe du papa qui devrait d’abord se mettre à la place du fils pour comprendre ce qui arrive à partir de son point de vue. Je vais alors tenter de le faire ici.

Tu as été adopté, c’est un fait. Si cela t’est arrivé, c’est parce que ta mère (ton père aussi forcément) n’a pu te garder auprès d’elle. Difficile de déterminer si c’est vraiment elle qui a fait ce choix ou si ce sont plutôt les circonstances qui l’ont forcée à l’assumer. Je penche plutôt pour les circonstances. Tu es donc le fils d’une mère et d’un père qui ne sont ni ta mère adoptive ni moi-même. Nous avons toujours respecté ta mère, car grâce à elle tu es venu en ce monde et à cause d’elle (et d’autres facteurs) c’est à moi (à nous) que tu as été confié.

Tu es arrivé déjà un peu « fait ». Ton identité était déjà bien claire. Tu avais un passé dans lequel je n’avais pas d’entrée, c’était ton mystère. Tu te présentais avec de belles qualités. Sur le plan physique, tu étais joli garçon, attirant, habile en toutes sortes de choses. Les gens ne cessaient de dire à quel point j’avais eu de la chance de tomber sur toi! Tu étais vif, intelligent, curieux, joueur. Tu avais le don de me toucher au plus profond de mon être. Je t’ai bercé de longues heures, je t’ai raconté des histoires, j’ai inventé pour toi des chansons, je t’ai défendu. Tu donnais du sens à ma vie. Tu m’as apporté ce qui allait devenir l’élément principal de ma vocation en tant qu’être humain, celle d’être papa.

Tant que j’étais dans cette dynamique où tout se passait entre toi et moi, je n’avais que du bonheur. Tu me rendais heureux, c’est le cadeau que tu m’as donné et que tu as sans cesse renouvelé, même depuis que tu es devenu plus grand. À cela s’ajoute la fierté que je ressens en te regardant aujourd’hui.

Mais voilà, il y a autre chose aussi. Était-ce le traumatisme de l’abandon? Était-ce la part de ta génétique qui te rendait si différent? Était-ce simplement le garçon que tu allais devenir peu importe le papa que tu aurais eu? Je ne sais pas pourquoi, même si j’ai beaucoup cherché des explications, mais « ta différence » m’inquiétait, tout comme elle angoissait ta mère.

Dès que nous avons trouvé un peu d’espace pour parler de ce que nous vivions, nous avons surtout parlé de nos limites, de nos difficultés, de nos blessures. Mais nous ne l’avons pas fait toujours de la bonne manière. Nous avons le plus souvent décrit tes comportements, tes attitudes, tes mauvais coups, les commentaires que nous recevions de l’école et de partout. Je reconnais que j’ai grandement contribué à donner une image négative de toi. Chaque fois qu’on me demandait de parler de toi, je le faisais souvent en mettant de l’avant ce que je trouvais dur. Je ne vais pas le répéter ici, car tous les articles de ce blogue en disent déjà trop. Je veux juste reconnaître qu’en me mettant à ta place, si j’avais entendu le quart de tout ce que mon papa et ma maman on dit de moi, je vivrais probablement un grave problème d’estime personnelle. Je peux comprendre, de ton point de vue, que tout ce que j’ai pu dire et partager de ma vie avec toi puisse te paraître comme du « rabaissement ». Je peux saisir à quel point tu n’en peux plus de me voir parler de toi dans la famille ou à mes amis, et encore moins en public, comme sur ce blogue, en te pointant du doigt comme « un problème ». Je sais bien que ta blessure est profonde. Ton papa, celui qui t’a choisi, qui t’a adopté, n’a cessé de te présenter comme « un problème à corriger ». Je ne peux pas t’empêcher de ressentir cela, mais comme je le voudrais!

62IMGP1315Je ne sais pas si cela t’est possible, en ce moment, mais je voudrais que tu fasses toi aussi l’exercice de te mettre à ma place. La première chose que j’aimerais que tu retiennes, et peut-être la seule, c’est que depuis le premier moment de notre rencontre, je t’ai aimé et je n’ai jamais cessé de t’aimer toujours plus. On ne le dit jamais assez, je le sais bien, mais je te le redis ici, une fois de plus, et devant ce public qui a pu lire tout ce que j’ai écrit sur toi. Aimer ne veut pas dire être capable de tout assumer… Je suis un papa anxieux. J’ai toujours été inquiet pour toi, pour ton avenir. J’ai toujours voulu te soutenir, être là quand tu avais besoin. Je t’ai accompagné lorsque tu faisais des choix contre ma volonté. Je t’ai recueilli lorsque tu te remettais en question. Je t’ai ouvert mon coeur et j’ai pris soin du tien.

Mais je n’étais que moi-même. Ni un saint ni un surhomme. Rien que moi. J’avais choisi avant toi la femme de ma vie, celle qui a accepté après un long cheminement de devenir mère adoptive, avec tout ce qu’elle était elle aussi. Rien qu’elle. Ensemble, bien imparfaitement, nous avons été là. Nous avons cherché à comprendre. Nous avons demandé de l’aide. Nous avions besoin d’être compris dans ce que nous vivions. Pour cela, il a fallu parler de toi de telle manière que maintenant nous devons vivre avec ce sentiment que tu vis. Je te dirais bien que j’ai moi-même quelques doléances envers mes parents, mais ça ne changerait rien à ce que tu ressens à mon égard.

Alors je veux aujourd’hui te demander pardon pour le mal que je t’ai fait. Je t’ai mal-aimé, en opposition au titre de cette lettre. Je t’ai mal-aimé parce que je suis incomplet, imparfait, un peu névrosé et souvent tourmenté par mes propres démons intérieurs. Je suis ce que je suis, le père que tu as eu. Je me présente aujourd’hui à toi comme un être démuni, mendiant de ton pardon.

Voici mon coach de vie

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François et moi sur notre chemin de vie… Qui accompagne qui?

À la suite d’un court témoignage que j’ai rédigé pour les Carnets du Parvis, je me suis dit qu’il fallait peut-être que je sois plus explicite sur la contribution positive de mon fils trisomique à ma croissance en tant qu’humain et sur le plan spirituel. De cette manière, je souhaite que l’on comprenne mieux des affirmations souvent entendues comme « ils nous apportent plus que ce que nous leur apportons », en parlant des personnes présentant des handicaps variés. Je me permets donc de partager des aspects intimes de ma relation à mon fils François, trisomique 21, d’origine africaine.

François est un être limité. Nous le sommes tous me direz-vous. Oui, mais ses limites sont importantes: il a appris à marcher malgré des raideurs aux tendons, ce qui donne une démarche bien surprenante pour un adolescent de 13 ans. Il présente une déficience intellectuelle moyenne à sévère selon les tests de QI, ce qui empêche l’accès à des réflexions de second degré ou à certaines généralisations. Il a été très malade dans les premières années de sa vie, très souvent hospitalisé, subissant plusieurs opérations. Il ne saura jamais lire ou écrire et s’exprime comme il peut, avec sa langue beaucoup trop grosse pour sa petite bouche! Bref, on pourrait dire, selon une certaine manière de considérer ce type de personnes, qu’il est une charge lourde à porter… Et pourtant, ce qu’il a produit en moi m’a rendu moi-même bien plus léger…

Il m’entraîne à développer l’empathie

Par sa différence, qui implique une certaine lenteur, une difficulté à communiquer ses besoins ou ses désirs, beaucoup de résistances, un besoin d’être constamment sécurisé et de rester dans le domaine du connu, François m’amène à transposer les attitudes que je développe vers d’autres personnes que je rencontre et qui ne sont pas toujours « aptes » ou « compétentes ». Nous avons tous et toutes des carences, des limites. Parfois, nous jugeons les autres à partir de nos savoir-faire plutôt de que saisir que chaque personne est différente et qu’elle a des forces et aussi des dimensions qui sont encore à développer ou qui ne le seront jamais. Il m’invite à dépasser mes propres limites. Par exemple, son apprentissage de l’hygiène corporelle est loin d’être linéaire! S’il doit s’essuyer après une selle, il est fréquent qu’on en retrouve des traces partout… S’il doit se laver les mains, le savon et l’eau seront sur toutes les surfaces. S’il doit se brosser les dents, la pâte dentifrice sera répandue dans le tiroir et sur tout ce qu’il touchera ensuite! Ma patience est mise à l’épreuve par toutes ces petites bêtises qui, cumulées ensemble, finissent par atteindre ma propre limite… Par contre, je deviens tout à coup plus compréhensif quand je passe derrière quelqu’un dans les les toilettes publiques ! Il m’arrive fréquemment de nettoyer pour que le prochain trouve un lieu moins dégoûtant… Tout simplement parce que François m’y a entraîné… Mon empathie s’étend peu à peu aux personnes lentes: j’accepte de réduire le rythme; à celles qui ne comprennent pas du premier coup, à celles qui s’entêtent face à certaines situations. François est l’un des meilleurs coachs personnels qui soient.

Il me recadre dans mon rôle de père

Mon « tricomique » est notre quatrième garçon. Il a beaucoup demandé d’attention depuis son adoption et j’en retire énormément d’affection en retour. J’ai appris qu’un fils reste un fils toute sa vie. Grâce à lui, je regarde mes quatre autres fils différemment. Je porte une attention à l’un ou à l’autre en fonction de ce qu’il attend de moi plutôt que de ce je voudrais qu’il soit ou qu’il fasse. François m’invite à me détendre, à prendre du temps gratuit. Sa bonne humeur est contagieuse, même si elle est un peu atténuée par le passage de l’adolescence. Rigoler ensemble est un véritable bonheur. J’ai appris un peu grâce à lui qu’il ne suffisait pas d’inscrire un enfant à une activité pour qu’il s’y adonne, mais qu’il valait mieux, quand c’est possible, la réaliser ensemble. C’est ainsi qu’avec son petit frère, je me suis mis au taekwondo afin d’encourager celui-ci à persévérer tout en nous donnant deux fois par semaine ce temps privilégié ensemble. J’ai pourtant toujours détesté les arts martiaux et me voilà en train de franchir progressivement les étapes avec le petit dernier… Je me dis que c’est ce que j’aurais dû faire avec les aînés. J’apprends. Encore.

Il m’invite à aimer sans condition

François est aussi mon « très unique ». En particulier, je n’ai jamais vu un être aussi peu rancunier. Si je me fâche et que je crie sur lui pour une bêtise (oui, ça m’arrive), il revient sans cesse m’inviter à la réconciliation en me disant « pas fâché ». Il est très rare que lui-même se fâche contre moi. Je crois que je n’en ai aucun souvenir, même si parfois je l’ai bousculé un peu. Si son petit frère lui a fait du mal, ce qui arrive passablement souvent, c’est lui le premier que François nommera dans sa prière du soir. Il se rappelle de presque toutes les personnes qui sont passées dans sa vie. Il m’étonne toujours lorsqu’il voit une photo ou que nous rencontrons quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps et qu’il le reconnaît. Sa loyauté est indéfectible. Je suis loin d’avoir atteint un tel niveau!

Il me fait m’accepter tel que je suis

François est l’exemple même de l’enfant qui ne craint pas l’image qu’il renvoie de lui-même. Sortir avec lui, c’est s’exposer à tous les regards. D’abord vers lui, ensuite vers son parent. Et puis, chaque fois, ce point d’interrogation sur le visage de l’autre, qu’il soit enfant ou adulte. J’aime bien l’emmener avec moi à l’épicerie, par exemple. Si j’accepte d’être entièrement avec lui sans me soucier des autres, alors nous passons un temps magique ensemble. Nous chantonnons, nous commentons sur les produits, nous faisons la course. Il est comme un enfant plus jeune qui met parfois le parent mal à l’aise. Mais je choisis d’être avec lui, bizarre avec lui, heureux avec lui. Au diable les autres!

Il me relie à Dieu dans la simplicité

J’ai déjà mentionné sa prière toute simple. Il aime bien se rappeler les « wow » de la journée. C’est si inspirant de le voir se réjouir d’avoir fait de la cuisine à l’école ou jouer dans la cour; fait un tour de vélo avec papa ou manger de la croustade aux pommes! Il est l’image de ce que Jésus devait avoir en tête lorsqu’il disait qu’il faut devenir comme ces petits-enfants pour entrer dans le Royaume. Sa relation avec moi en est une de confiance et de saine dépendance. Il peut lui arriver de me harceler pour que je lui accorde de l’attention, mais n’est-ce pas cette attitude envers le Père que Jésus lui-même nous encourage à avoir? À travers lui comme enfant de son papa, j’ai un modèle de l’enfant que je dois moi-même être avec le Père céleste. Et je me surprends, peu à peu, à devenir comme lui, à me réjouir de n’être qu’un petit enfant qui met toute sa confiance en celui qui m’a aimé avant même que je n’existe et qui m’aimera ainsi jusque dans l’éternité.

François est un coach et un modèle. Mon véritable accompagnateur spirituel, c’est lui. Je rends grâce à Dieu de l’avoir mis sur mon chemin.


Un petit cadeau pour vous qui avez lu jusqu’à la fin…

Pourquoi? Pour quoi?

Quand notre fils nous a appris sa naissance, au lendemain de cette fin de soirée du 21 septembre 2013, je me suis réjoui comme n’importe quel grand-papa l’aurait fait. Aurélie était née. Notre fils nous a raconté les circonstances, comme n’importe quel bon fils. Il a gardé un « détail » pour la fin: la gynécologue est quasi certaine qu’Aurélie présente une trisomie 21. Silence. Et puis la surprise. Et la joie. Trisomie 21, et alors?

Un trisomique, ça pimente la vie!

Un trisomique, ça pimente la vie!

Notre fils Steve est un jumeau. Nous l’avons adopté lui et son frère alors qu’ils avaient 2 ans et 8 mois. Après eux, nous avons adopté trois autres garçons, tous avec des « particularités ». Christian, un Roumain avec un handicap physique, un fonctionnement intellectuel déficient et une santé mentale fragile; François, lui-même jumeau, adopté seul à 5 mois car il présentait lui aussi une trisomie 21; et Xavier, deuxième enfant d’une mère déclarée incapable parentale, avec des séquelles de négligence dans les premiers mois de sa vie, accueilli chez nous à 16 mois. Steve et sa conjointe Annie avaient déjà trois beaux enfants avant le début de cette grossesse. À 26 ans, Annie ne fait pas partie des femmes à risque et n’a donc pas été « investie » pour subir les tests qui sont devenus systématiques dès qu’une femme est enceinte à 30 ans et plus. Mais la nature joue des tours! Aurélie est apparue avec son minois de triso classique.

Pourquoi?

Steve n’a cessé de nous dire et nous redire, en crescendo comme dans le Boléro de Ravel, qu’il était content de sa petite fille, qu’il était content de sa trisomie 21. Annie n’a pas eu de réaction catastrophique non plus. Son souci premier était le regard des autres. Comment sa petite Aurélie vivrait ce regard, surtout des autres enfants. Ce fut donc une surprise, sans pourquoi.

Pourquoi est la première question qui vient à l’esprit des parents « normaux » devant l’arrivée d’un cadeau « mal emballé » par la nature. Tous les couples qui mettent au monde un bébé qui présente une ou des particularités, génétiques ou non, se la posent constamment: Pourquoi? Et vient ensuite les autres questions, plus ravageuses: Pourquoi cela arrive à nous? Qu’avons-nous fait pour mériter cela? Et ce sont des questions qui étouffent la joie de la naissance. L’enfant naît et est accueilli avec des questions plutôt que dans le bonheur. Oh! Le bonheur finit généralement par venir aussi, car ces petits coeurs savent charmer et gagner même les plus endurcis. Il suffit simplement de demeurer avec eux, quelques jours, quelques semaines, et puis voilà. La joie succède au malheur.

Dans le cas de Steve et Annie, pas de pourquoi. Juste de la joie. Et pour nous, grands-parents, une joie supérieure, car notre François va pouvoir montrer le chemin à sa nièce, le chemin d’une vie normale avec une différence.

Pour quoi?

Notre état fébrile nous donnait envie de partir immédiatement pour aller à la rencontre de notre petite-fille, de ses soeurs et son frère, et bien sûr de leurs parents. En êtres raisonnables, nous nous sommes retenus. Cela viendrait en son temps, car les 500 km qui nous séparent exigent une certaine préparation… Mais voilà qu’un appel survient, à midi le vendredi. Notre fils en larmes cherche à expliquer à sa mère ce qui se passe. Elle décode… Problème au coeur. Il n’est pas séparé en deux. Une valve ne se referme pas. Elle est aux soins intensifs. Misère! Nous finissons par comprendre qu’elle n’a qu’un seul ventricule. C’est une situation relativement fréquente, peut-on comprendre lorsqu’on cherche un peu sur l’internet. Mais cette valve qui ne se referme pas est plus inquiétante pour le moment. C’est la valve qui donne sur l’aorte, donc l’artère principale. Le sang vicié se mélange à celui qui est purifié. Nous appelons nos familles, nos amis, même une communauté Facebook à se mettre en communion avec Aurélie pour la soutenir. Un tourbillon d’ondes positives et de prières se met en branle.

Samedi matin, ma femme revient de sa marche et me dit: « Si je trouve une solution pour les enfants, on monte tous les deux aller-retour? » Je dis oui sans hésiter. Elle trouve rapidement une solution. Nous partons. Après un certain flottement sur place, à l’Hôpital de Montréal pour enfants, car on ne trouve plus les parents, nous parlons à une infirmière qui accepte malgré le protocole de nous dire tout ce qui se passe. Nous entendons cette version plus technique et nous sommes mieux rassurés. Steve et Annie nous rejoignent et obtiennent que nous puissions passer quelques minutes avec Aurélie. Un si petit bébé. Une merveille. Son état et ses nombreux tubes et fils nous rappellent les nombreuses hospitalisations avec nos propres enfants, François surtout, qui a passé plus de cinq semaines au total aux soins intensifs.

C'est qui cette dame? Bonjour Mamie!

C’est qui cette dame? Bonjour Mamie!

Quand j’écris ces lignes, la situation est inchangée. Les trois échographies du coeur n’indiquent toujours pas que la valve se referme naturellement. L’équipe médicale préfère attendre un peu. Aurélie est née deux semaines avant terme, c’est sans doute une question de temps pour que la valve prenne sa fonction. Rien n’altère notre confiance, car une conviction nous habite: cette vie-là n’est pas pour rien. Elle a un sens, comme toutes les vies humaines.

Ce que nous savons par expérience, c’est que les personnes qui présentent des différences, surtout dans leur intelligence, ont de tout temps marqué les sociétés. Pendant des siècles, on les a le plus souvent mis au rancart, cachés dans les placards, à l’abri des regards. Mais on ne compte plus les histoires vraies qui ont donné naissance à des récits mettant au centre ces personnes d’abord comme les méprisés ou les bouc-émissaires qui peuvent devenir des vecteurs de changement et d’humanisation.

Ayant vécu dans deux communautés de l’Arche, en France et à Montréal, j’ai acquis cette certitude que « le plus petit » est celui qui a le plus grand pouvoir. Lorsque tous les yeux se tournent vers le petit, quelque chose se passe. Le petit peut s’y prendre de diverses manières. Il peut jouer, pleurer, crier. Il peut souffrir, mendier, mourir. Chaque fois qu’un petit ou une petite fait se tourner les regards vers lui ou elle, un peu d’humanité peut commencer à surgir. Elle est toute là, la fécondité des petits…

Je ne sais pas « pour quoi » Aurélie est venue en ce monde, maintenant, dans la famille de mon fils, dans ma famille. Je n’arrive pas à cesser de me réjouir et de rendre grâce pour cette vie qui sera protégée et aimée dans ce cadre précis alors que le monde se montre généralement hostile à l’endroit de ces petits êtres qu’on préfère souvent ne pas laisser naître. Et pourtant, je me répète, chaque vie porte en elle sa propre fécondité. Chaque vie humaine est porteuse d’une mission, d’un projet à accomplir. Dieu a fait les choses ainsi.

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Avec son oncle François et son petit-cousin Yohan, Aurélie viendra agrandir le cercle de nos « tricomiques 21 ». Mon frère et ma belle-soeur sont aussi heureux que nous le sommes à cette idée. Vraiment, ce ne sont pas nos enfants, mais plutôt nous-mêmes qui sommes un peu « gogols ». Que voulez-vous, quand on a goûté à l’amour de ces êtres magiques, on sait… On sait que sans eux, le monde ne serait plus pareil. Il serait froid comme l’hiver.

Pour vous prouver ce que j’avance, je vous fais ce petit cadeau en terminant. Imaginez un monde où ceci n’existerait pas… Mon neveu Yohan avec sa maman, sur scène:

J’ai quitté L’Arche de Jean Vanier

Un grand nombre de gens qui aboutissent sur ce blogue ont inscrit dans leur moteur de recherche des mots comme « L’Arche », « secte », « endoctrinement ». Je ne sais pas trop s’ils trouvent dans mes écrits des réponses à leur question, alors je vais me permettre d’y répondre plus directement. Je le peux avec une certaine objectivité, moi qui, depuis trois ans, ai quitté L’Arche après 12 ans au sein de deux communautés dont l’une en France et l’autre à Montréal. Je comprends assez bien la question, d’ailleurs, car elle fut au coeur d’une situation particulièrement difficile à vivre et que je vous raconte.

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête, en 1999

En juillet 1998, j’annonce au propriétaire de l’entreprise qui m’emploie, au terme de quelques semaines de réflexion, que je ne vais pas poursuivre à mon poste de directeur des opérations du bureau de Paris. Je lui donne cependant un avis de six mois, afin de lui permettre de trouver une personne pour me remplacer dès l’automne et avec qui je pourrai faire le transfert de connaissances. Je lui explique que je vais me joindre à une organisation internationale, L’Arche, fondée par un Canadien en 1964 au nord de Paris. Bien qu’il soit déçu, mon patron ne me fait aucun reproche et accepte gentiment ma démission. Il sait que ma décision est ferme et connaît mon désir de rendre service dans un esprit humaniste. De Québec (l’entreprise est québécoise), il téléphone à ses associés de Paris, qui se trouvent en réalité mes voisins de bureau. L’un de ceux-ci, Paul, en entendant le mot « Arche », croit à tort qu’il s’agit en fait du « Patriarche », une association qui a eu bien des démêlés avec la justice française et dont le nom figure parmi une liste de sectes désignées telles dans le rapport d’une mission parlementaire en 1995. Bref, Paul croit que je me suis fait berner et il s’en ouvre alors à tous les gens que nous avons en commun, en prenant soin de leur demander de ne rien me dire, car, leur dit-il, pour être ainsi endoctriné, je risque de réagir de manière imprévisible. Il en est donc ainsi durant plus de deux mois. Fin septembre, mon patron de Québec finit par me parler de ses inquiétudes.

— Jocelyn, dit-il, sais-tu ce qu’on dit à ton sujet?

— Quoi donc?

— Il paraît que tu pars dans une secte et que tu es complètement endoctriné. Tous les employés (dont j’avais la charge) craignent de t’en parler par peur de ta réaction. Je te connais assez pour savoir que tu es un gars équilibré, alors dis-moi, Jocelyn, c’est quoi cette affaire-là encore?

Je lui explique de nouveau ce qu’est L’Arche, son fondateur, sa reconnaissance internationale, etc. Il comprend alors que ce que lui a raconté son associé n’a rien à voir avec ce dont je lui parle. Il décide donc de me dire d’où viennent les rumeurs… Vous comprendrez que je suis rapidement débarqué dans le bureau de mon voisin et que nous avons eu quelques échanges virils à propos de son hypocrisie, notamment! C’est là qu’il a fini par me dire qu’il devait avoir confondu le Patriarche avec L’Arche…

— Faut me comprendre, Jocelyn, c’est presque pareil. Je me faisais du souci pour toi!

— En ce qui me concerne, si j’ai du souci pour un ami, c’est à lui que j’en parle le premier, pas à quelques dizaines de bougres qui n’ont rien à voir avec le sujet!

Bref, durant des semaines, mes collègues de travail et les employés que je dirigeais me croyaient fou et n’osaient pas trop me parler… J’ai quitté ce poste à la mi-décembre, plus triste que satisfait, malgré le succès pourtant réel et reconnu de mon passage…

Une secte ?

Encore la fête !

Encore la fête !

On peut dire qu’en parlant de secte, j’étais un peu sur mes réserves, quand même… Faut savoir que j’étais chargé de cours à l’Université du Québec avant de partir à Paris et que parmi les derniers cours que j’avais donnés figurait « Sectes et gnoses contemporaines » ! On peut donc estimer que je m’y connaissais quelque peu, assez du moins pour me pas me jeter tête perdue dans une organisation qui en aurait eu les traits. Ceci dit, L’Arche, en fait on devrait dire « les arches », sont des communautés où des gens choisissent de vivre ensemble en un même lieu, pour une bonne part. Des personnes qui présentent un handicap intellectuel sont accueillies dans des petits foyers (de cinq à huit « accueillies ») où l’on tente du mieux que l’on peut de recréer une ambiance et un fonctionnement de type familial. Pour ce faire, de trois à cinq « assistants », la plupart des jeunes adultes mais aussi quelques trentenaires et d’autres parfois plus âgés, acceptent, par engagement d’une durée convenue, de venir y résider afin de partager la vie quotidienne et, il va de soi, d’aider aux différentes tâches qu’une vie communautaire implique. Si vous comptez comme moi, ça donne entre huit et 13 personnes qui vivent ensemble dans le même foyer… Dans une même communauté, pour être reconnue par la Fédération internationale, il faut compter généralement deux foyers et/ou un atelier ou un service d’activités de jour où vont s’occuper les habitants des foyers et parfois des externes. À Hauterives, dans la Drôme, L’Arche de la Vallée était composée de cinq foyers et de 40 personnes ayant un handicap et entre 12 à 18 assistants, selon la période, les « arrivages », les stages, etc. Autour de cette vie de foyers, s’est développée une communauté élargie composée de personnes, le plus souvent mariées, qui contribuaient à leur façon à différentes tâches, que ce soit la direction (comme moi), l’administration, et les différentes responsabilités autour du personnel, de l’hébergement et des activités de jour. Nous étions donc environ 80 à 85 personnes ayant un statut de membres de la communauté.

Pour être communautaire, une organisation ne peut pas se réduire à la routine quotidienne (se lever, manger, partir au boulot, revenir, manger, se laver, et aller au lit). En fait, pour être communautaire, il importe de vivre ces différents moments avec une certaine attitude, surtout les repas et les moments passés ensemble qu’on encourage fortement par ailleurs. On prend donc le temps de s’attendre, de répartir les tâches incluant une participation réelle des personnes accueillies, et de favoriser les échanges et la bonne entente. Il y a donc forcément un style de vie qu’on trouve à L’Arche et qu’on ne voit pas beaucoup ailleurs. C’est déjà un choc culturel en soi! Alors, pour que les assistants s’intègrent il leur faut un peu d’accompagnement et une bonne formation. C’est peut-être à ce niveau qu’on pourrait imaginer l’existence d’un certain « endoctrinement ». En réalité, on transmet surtout une culture organisationnelle, une manière d’être, des attitudes à développer pour l’harmonie et le respect mutuel. Et la rigueur! Car une communauté de L’Arche est aussi un établissement médico-social (une ressource institutionnelle) et doit donc rendre compte de son projet, sa gestion, sa prise en charge. Bref, si on doit parler d’endoctrinement, on doit donc aussi le dire pour n’importe quelle organisation qui impose un training à ses recrues en vue d’être pleinement intégrées à la vision de ses dirigeants !

Prière, fête

Ah oui! L’Arche reconnaît une dimension essentielle de la personne humaine, c’est-à-dire que celle-ci est naturellement appelée à développer une spiritualité. Tous et toutes sont donc occasionnellement conduits à discuter de cette dimension à l’occasion d’un accompagnement ou de rencontres de groupe. Voici donc une particularité de cette organisation: chaque personne est libre de sa propre spiritualité, qu’elle s’exprime dans une foi religieuse ou non, dans des gestes visibles ou non. C’est plutôt ouvert comme secte ! En tant que groupe, chaque communauté locale est appelée cependant à déterminer une manière collective de se situer. Ainsi, les deux communautés dans lesquelles j’ai évolué avaient des liens formels avec les paroisses catholiques dont le territoire couvrait nos foyers. Admettons que le lien entre la foi chrétienne et L’Arche est assez naturel, quand on sait que Jean Vanier est un homme qui n’a jamais caché son appartenance à l’Église catholique. Mais dès les premières fondations en dehors de la France, l’oecuménisme devint une valeur de l’organisation (fondations au Royaume-Uni et au Canada) et très rapidement l’ouverture interreligieuse fut rendue nécessaire (fondations en Inde). Bref, L’Arche a pris rapidement conscience que son unité ne venait pas d’une religion particulière, mais des personnes fragiles et vulnérables qui en constituent le centre et l’essence. C’est d’ailleurs cet aspect spécifique qui fait que L’Arche n’a jamais été reconnue comme une association catholique par le Vatican! Il est probable que son ouverture à toutes les confessions chrétiennes et à toutes les religions était bien trop avant-gardiste pour l’Église romaine… Une secte, dites-vous ?

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal, en 2003

Et il y a l’esprit de fête à L’Arche. Cette spiritualité autour de la vulnérabilité comme chemin vers sa propre humanité produit de « la croissance humaine » ! Oui, la grande majorité des gens qui viennent dans une communauté de L’Arche en sont transformées, pas endoctrinées, mais vraiment changées, pour toujours! Car ces rencontres et cette vie banale conduisent le plus souvent les gens au coeur d’eux-mêmes, là où ils touchent au meilleur de ce qu’ils sont. C’est ainsi que tous et toutes ont le goût de la fête. Et des fêtes, il y en a souvent: dans les foyers, à chaque anniversaire, à chaque visite importante comme un ancien qui passe par là; au coeur des activités de jour, que ce soit dans le cadre du travail ou d’une activité occupationnelle; et aussi au niveau de toute la communauté qui se donne des rendez-vous pour célébrer. La joie que nous rencontrons à L’Arche n’a rien d’artificiel ni de superficiel. La joie n’est pas exprimée comme une manière qui s’impose, un peu comme dans les sectes. Elle vient du bonheur et des difficultés de la vie ensemble, surtout des pardons qui sont constamment demandés et donnés de la part des uns et des autres.

Les conflits

Venons-en à ce qui peut davantage faire reposer le sentiment que L’Arche peut être perçue comme une secte. Il s’agit des conflits. Affirmons d’abord une chose: cette vie communautaire n’est pas facile! Elle n’est pas donnée naturellement à chacun. Entrer dans une communauté, intégrer son mode de vie, ses règles, remplir ses tâches, tout ceci n’est pas simple! Alors il arrive, plutôt fréquemment, qu’après un essai de deux semaines on convienne, le stagiaire et son responsable, qu’il vaut mieux ne pas poursuivre… Il peut arriver qu’on choisisse de faire un mois ou trois mois supplémentaires, selon les processus adoptés, et que la séparation arrive à ce moment. Il se peut fort bien que les personnes qui ne restent pas partent malgré tout heureuses de leur séjour et de ce qu’elles ont découvert. Mais il y a aussi celles qui sont amères. Elles ont peut-être mal su s’adapter à cette vie. Elles sont peut-être tombées sur une responsable maladroite dans ses relations. Elles ont peut-être une relation difficile à l’autorité. Elles sont peut-être arrivées à une période difficile où la sérénité habituelle n’était pas à point, lors d’une transition ou d’un manque de personnel. Elles sont peut-être venues en temps de crise. Elles peuvent même parfois avoir été à l’origine d’une crise! Tout ce que je viens d’énumérer, je l’ai vécu avec l’une ou l’autre au cours de mes 12 années de responsabilité. C’est donc dire qu’il y a une charge potentielle contre L’Arche qui ne peut qu’alimenter les rumeurs et les perceptions, ces choses qui n’ont pas comme première qualité d’être exprimées avec un certain recul, une certaine rationalité. Bref, il est possible que des gens vivent du ressentiment et même de la colère contre L’Arche.

L’Arche est une organisation humaine. À taille d’une communauté locale, c’est déjà difficile de tout harmoniser. La vie de couple est parfois lourde et complexe. Imaginez à dix ou à 13 adultes! Ajoutez une organisation qui exerce un contrôle et une direction quant à la manière dont vous vivez votre quotidien et vous avez ce qu’il faut pour rechigner de temps en temps, avec raison même ! Et ajoutez à tout cela le cadre d’une association régionale, une autre nationale et enfin un chapeau international et vous avez tout ce qu’il faut pour que tout s’écroule, comme un chateau de cartes !

Être responsable, c'est être un "bon berger"...

Être responsable, c’est être un « bon berger »…

Mais depuis 1964, L’Arche ne s’est pas écroulée. Jean Vanier a été assez sage pour partager rapidement son autorité de fondateur. Il a mis en place des structures de pouvoir et de contre-pouvoir. Il a instauré des mandats à durée déterminée, un esprit de discernement pour les nominations et les grandes orientations. La Fédération tient des rencontres régulières avec des membres de toutes les régions du globe. Avec une telle diversité, elle a de quoi se réjouir d’être un vrai fleuron parmi les oeuvres humanitaires d’envergure…

Alors oui, j’ai quitté L’Arche, mais je ne vous ai pas dit pourquoi… Pour rester dans l’esprit de ce blogue, j’ai quitté parce que j’ai dit oui. Oui à ma famille, mon épouse en particulier, qui souhaitait se rapprocher du lieu de ses origines, là où, malheureusement (pour moi), L’Arche n’a pas pris (encore) racine. Et j’ai quitté de la même manière que je l’avais fait de l’entreprise qui m’employait, douze ans plus tôt: en annonçant simplement mon départ… Il n’y a pas eu de tentative de me retenir, car on a respecté ma capacité de discerner et de décider.

Je garde donc de mon passage à L’Arche le souvenir précis de tous les membres des deux communautés que j’ai côtoyées, l’amour et l’amitié, les pleurs et les regrets, la joie d’avoir trouvé pour mon coeur une maison où je peux retourner, une maison que j’ai emportée avec moi pour le reste de ma vie.

Une secte ? N’importe quoi !

L’Arche, lieu de conflits

Pardon et fête

Avant le pardon, il y a les conflits…

Les gens qui assistent à des conférences de Jean Vanier sont généralement touchés par les expériences qu’il raconte. Tout en révélant les dons extraordinaires pour la relation des personnes « ayant un handicap mental » comme il les appelle, Jean n’hésite jamais à parler de conflits et de tensions vécus dans la communauté. Pourtant, lorsque nous recevons de ces mêmes personnes dans nos communautés, elles sont les moins préparées du monde à concevoir qu’elles pourraient, elles aussi, être éprouvées d’une quelconque façon par des conflits. Pour être un « lieu de pardon et de la fête » (titre d’un des premiers livres de Jean Vanier), il faut bien qu’il se passe des choses à pardonner!

Je voudrais donc ici raconter deux histoires que j’ai vécues et qui m’ont particulièrement été pénibles pour une raison commune: l’impuissance. Il arrive ainsi parfois que le rôle que nous avons à jouer dans un conflit ne permet pas d’en arriver à une résolution satisfaisante. Il faut soit laisser à d’autres la responsabilité de faire le travail, soit se résigner à laisser le temps faire les choses…

Une histoire de harcèlement

À Montréal, nous avions un petit atelier qui accueillait entre sept et 11 personnes durant le jour. Quand je suis arrivé dans le rôle de directeur, l’équipe de l’atelier avait vécu le départ récent de sa responsable pour des raisons de maladie. L’équipe était composée de trois personnes. Après un certain temps, une responsable d’origine hongroise fut nommée comme responsable. Nous désirions ardemment que les intervenants de notre centre de jour soient clairement « membres » de la communauté. La responsable nommée avait cependant une sensibilité à fleur de peau avec tout ce qui s’apparentait à l’autorité, probablement due à ce qu’elle avait vécu des restes du communisme dans son pays d’origine. Nous avions défini un cadre plus souple lui permettant de vivre son « engagement » selon son rythme propre. Elle faisait équipe avec une autre femme, P., et un homme dans la jeune trentaine, M. C’était un homme très intelligent et bien formé, mais il avait tendance à critiquer et à médire certains des autres membres de la communauté. Les conversations sur base de rumeurs et même de mensonges étaient donc très fréquentes dans l’équipe, car M. se plaisait à les alimenter. Les accusations qu’il lançait contre l’un ou l’autre parmi les intervenants de la communauté devinrent de jour en jour plus graves. La responsable, formée dans un pays où l’on ne doit rien dire sur les autres par crainte de représailles, se mit à être effrayée non seulement par les affirmations de M. mais également de bien d’autres membres de la communauté que M. calomniait à outrance. Elle finit par oser venir m’en parler ouvertement, ne comprenant pas qu’on laisse de telles accusations vraisemblables circuler sans faire enquête et prendre des mesures punitives.

J’étais abasourdi de découvrir tout ce que cet homme faisait courir sur le dos de mes collègues et peut-être sur moi également. Je l’avais rencontré à une ou deux reprises pour lui rappeler que ce genre de propos n’était pas acceptable dans la communauté et qu’il devrait se rétracter s’il propageait des mensonges. Il avait fait mine de s’y engager. Mais la situation s’aggrava au point où la peur était devenue intenable au sein de l’équipe. Je dus me résoudre, soutenu par le conseil d’administration, à le congédier. Tout semblait sous contrôle. Le calme revenait peu à peu dans l’équipe d’atelier.

Mais M. montra alors son vrai visage. C’était un homme mentalement déséquilibré. Il se mit à envoyer des cartes postales à caractère pornographique dans les foyers, accusant l’un ou l’autre d’être gay et de ne pas oser l’admettre et faisant des allusions évasives qui pouvaient porter préjudice. Ces cartes étaient envoyées « à l’air libre » et donc le contenu choquant (tant les photos que les textes incendiaires écrits de sa main) pouvait être aperçu par quiconque allait récupérer le courrier de la maison. De plus, de nombreux appels téléphoniques mystérieux commencèrent à se produire très fréquemment auprès de quatre personnes dont la responsable de l’atelier. C’était devenu complètement obsessionnel. Les quatre victimes devenaient certaines inquiètes, une autre terrorisée, une autre encore colérique. Nous dûmes donc porter plainte au service de police, plainte qui fut entendue et jugée. Les victimes se résolurent, sur proposition de l’avocat de l’agresseur, de lui laisser une chance en acceptant un compromis à condition que l’intimé ne s’approche aucunement des plaignants pendant un an et qu’il cesse toute forme de harcèlement. M. souhaitait cette entente et les quatre victimes avaient exprimé leur accord, car leur intention n’était pas que M. soit condamné, mais qu’il reconnaisse ses torts et qu’il en profite notamment pour se donner un suivi psychiatrique.

Nous avions cru à tort que tout était enfin terminé. M. trouva une nouvelle astuce. Il déposa une plainte en bonne et due forme au Centre de réadaptation Lisette-Dupras (CRLD) avec une accusation d’attouchement sexuel contre un responsable sur une personne adulte présentant une déficience intellectuelle profonde. L’Arche-Montréal n’avait pas développé de liens très significatifs avec le CRLD à l’exception de quelques individus dont le directeur général. Celui-ci ayant quitté, il ne restait plus d’interlocuteurs qui pouvaient un peu comprendre les particularités d’une « communauté » entourant des personnes vulnérables comme le veut la structure de L’Arche. Le CRLD, qui était responsable du contrat d’accueil des personnes fréquentant l’atelier, procéda donc rapidement à la mise en cause de notre intervenant et à une enquête fouillée. Bien entendu, j’ai tenté d’expliquer la genèse de ces accusations et qu’il y avait tout lieu de croire en une manoeuvre de vengeance du plaignant. Rien n’y fit. L’enquête fut donc menée. L’homme accusé était un membre de L’Arche depuis près de 30 ans. Il avait fondé une communauté dans un pays de l’Hémisphère sud où sa réputation avait toujours été intacte après 25 ans de direction. À Montréal, il était un véritable soutien pour moi et je pouvais lui confier des missions que seule une personne d’expérience comme lui pouvait mener avec succès. J’étais troublé par le malheur qu’il devait subir en raison de la malveillance d’un autre. Comme directeur, je devais laisser passer l’équipe d’enquêtrices qui allait poser des questions sur lui, semant ainsi le doute autour de sa personne. Nous avons dû annoncer à toute la communauté ce qui arrivait tout en réaffirmant notre confiance totale envers lui. Mais une telle manoeuvre de harcèlement faisant jouer des structures d’autorité finit par user une personne même moralement sans faille. L’homme en question devint plus sombre, plus réactif. L’enquête finit par conclure par un non-lieu. Mais le mal était fait… La personne accusée prit du temps à retrouver peu à peu sa joie de vivre. Mais elle avait connu une expérience d’avoir été accusée à tort, comme tant d’autres le sont aussi dans la société. Elle pouvait dire: « Maintenant, je sais. »

M. reprit ses appels anonymes un certain temps, mais il finit par s’épuiser ou trouver une autre victime à harceler. Ce fut une expérience profondément douloureuse à accompagner, étant si impuissant à aider plus que je ne l’ai fait…

Une histoire qui a mal tourné

Ce qui suit est plus délicat à raconter. Les personnes concernées sont toujours bien vivantes et encore très engagées au sein de L’Arche. Je le fais avec précaution, non pas pour reprocher quoi que ce soit à quiconque, mais pour illustrer comment on arrive parfois à l’impasse malgré la volonté de réparer et se réconcilier.

Parmi les assistants long terme de L’Arche-Montréal figurait un couple quasi-mythique. Le mari occupait à l’époque l’un des postes les plus visibles au sein de L’Arche international. On peut dire qu’après Jean Vanier, bien que toujours vivant et encore influent, ce personnage fait partie d’un petit groupe sélect de gens qui agissent en tant que porte-parole, représentants, rassembleurs et porteurs de la vision. Cet homme était membre de L’Arche depuis plus de 30 ans quand j’ai pris la responsabilité de la communauté à laquelle il était rattaché. Il avait pratiquement toujours occupé des rôles d’autorité. Son épouse, elle-même à L’Arche depuis plus longtemps encore, l’avait toujours soutenu dans ses différents rôles, mais n’avait jamais été nommée en tant que tel dans une responsabilité « majeure ». Tout en prenant soin de ses trois enfants, elle avait été de tous les évènements internationaux et avait participé à des instances diverses. Cette femme aux multiples talents était reconnue tout autant que son mari à travers toute la Fédération de L’Arche…

À l’occasion de l’une de mes toutes premières rencontres communautaires, en mai ou juin 2003, je crois, ce couple était venu participer à la soirée avec « leur » communauté. Je les connaissais autrement, surtout lui, ayant collaboré à un comité de communications lorsque j’étais en France. Quand j’ai pris la parole ce soir-là, j’ai mentionné leur présence comme « de la belle visite ». Je n’avais aucune arrière-pensée, j’étais heureux de les voir parmi nous. Mais puisque c’était leur première présence ensemble depuis février, mon intervention a pu avoir l’air déplacée, comme si je ne les considérais pas pleinement en tant que membres (et pourtant ils l’étaient bien plus et surtout depuis bien plus longtemps que moi!). Je n’ai su que plusieurs semaines plus tard que je les avais blessés. L’homme était occupé à bien d’autres priorités de L’Arche dans le monde. La femme avait une implication importante dans la communauté. Elle faisait partie du conseil communautaire (sorte de comité de direction) et était responsable du comité de vie spirituelle. Elle avait une relation privilégiée avec deux femmes avec un handicap de la communauté qu’elle prenait souvent chez elle. Elle venait aussi à l’atelier pour soutenir et parfois pour réaliser des projets artistiques avec les « usagers ». Bref, une personne vraiment appréciée. Ma coordinatrice régionale m’avait appris que le couple s’était senti humilié lors de cette fameuse soirée communautaire. Elle m’indiqua que je n’avais pas pris la peine de rencontrer individuellement la femme, comme j’avais annoncé que je ferais avec tous les ALT. Je crois que le délai pour cette rencontre était dû surtout à des raisons pratiques: elle n’était pas « visible » dans mon environnement quotidien comme la plupart des autres. Après toutes ces années, je ne vois toujours pas d’autres raisons, sauf peut-être que je ne sentais pas d’atomes crochus entre nous, mais j’avais des perceptions semblables avec d’autres et cela ne m’avait pas empêché de les rencontrer pour autant.

Cette histoire peut paraître banale. Et elle l’est. Mais elle a possiblement contribué à une suite de faits aux conséquences de plus en plus importantes. Cette ALT a commencé d’abord par se retirer progressivement des comités dont elle était membre, y compris le conseil communautaire. J’ai bien tenté de la retenir, mais elle ne voyait plus quelle place elle pouvait y occuper. C’est plus tard que la vraie crise éclata. Une histoire de reconnaissance. En janvier 2005, elle demandait par courriel à participer à une activité de ressourcement et souhaitait que la communauté en assume les frais. Son statut formel dans la communauté, selon nos procédures internes, voulait qu’elle en assume elle-même les coûts, si possible. Nous avions révisé tout cela quelque temps auparavant. Par équité avec d’autres, ce fut la réponse que le conseil communautaire choisit de lui donner et que je me chargeai de transmettre. Mauvaise réponse! Le conflit surgit soudainement. Elle nous reprochait de ne pas tenir compte de son ancienneté, de tout ce qu’elle avait porté sans rien demander en retour (et c’était vrai). La discussion n’était plus possible. Elle et son mari finirent par demander un retrait d’appartenance d’abord provisoire qui se transforma en définitif par la suite. Le conflit s’envenima lorsque le mari en ressentit lui-même les conséquences dans son couple et dans la confiance qu’il avait en L’Arche et ses structures pour que des anciens comme sa femme soient écoutés avec bienveillance dans l’expression de leurs besoins. Toutes les demandes de médiation de la part de la communauté et de moi-même furent refusées, le couple n’étant pas « prêt » à revenir sur ces évènements.

L’attitude de suspicion à mon endroit gagna d’autres membres de la communauté, mais plus encore de l’extérieur, car ceux-là ne connaissaient pas l’origine du conflit et étaient plus enclins à compatir avec le couple d’anciens. Partout où j’allais, je me voyais comme avec une étiquette sur le front : « Voici celui qui a provoqué un conflit qui a causé la rupture d »appartenance de untel et unetelle, des membres de L’Arche depuis 35… 40 ans! » Avec l’épouse, nous n’avons plus jamais eu aucun contact, à la suite d’une dernière tentative de dialogue avec le conseil communautaire. Quant au mari, peu de temps avant mon départ annoncé comme directeur, donc en 2010, il m’offrit de participer à la médiation que j’avais demandée depuis plusieurs mois. Nous avons eu deux séances. Après la première, nous avions l’impression que nous pourrions, un jour, « aller prendre une bière ensemble, éventuellement ». Après la seconde, sa colère avait resurgi et la conclusion ne laissait plus vraiment de place à d’éventuelles retrouvailles. J’en fus complètement peiné, car tout en reconnaissant mes maladresses et les choix que nous aurions pu faire autrement, il semble bien que le mal produit ne permettait pas d’en arriver, « si tôt », à une réconciliation.

Je raconte tout ceci parce qu’on voit souvent L’Arche comme étant une communauté exempte de conflits et où tout le monde vit en harmonie. Au contraire, sans doute en raison de l’attente qu’ont les gens de trouver cette paix, les conflits font partie de la vie quotidienne à L’Arche. Le plus souvent, le pardon est une voie possible qui est encouragée non seulement sur un plan moral, mais par des procédures concrètes lorsqu’il le faut. Mais j’ai dû me résoudre à admettre, comme bien d’autres avant moi, que parfois le pardon n’est pas prêt à être accordé. Celui des deux qui le voudrait ne peut donc pas y parvenir tant que l’autre ne le veut pas! Bien des années plus tard, je reste marqué par une phrase de la coordinatrice de L’Arche au Canada: « Jocelyn, parfois il faut renoncer à devancer par des procédures ce que seul le temps parvient à faire. » C’est là où j’en suis: dans le temps du non-pardon et de l’attente. Et j’en souffre encore.

Il m’a donné d’être une vraie mère (écho)

Ce texte fait suite à Un vrai bébé pour colorer notre vie qu’il est préférable d’avoir lu avant. Pour un sommaire de tous les articles, consulter Pour une lecture suivie de ce blogue.

Que dire de différent à propos de l’adoption de François?

J’ai vécu les événements à peu près comme Jocelyn. Je me rappelle ce fameux coup de fil de M. Alingrin, nous annonçant qu’il avait un petit garçon trisomique… noir. Je me souviens avoir eu envie de dire oui de suite, mais d’avoir pris le temps de me demander si je disais oui de peur de ne pas avoir d’autre proposition avant de quitter la France, ou que mon oui était sincèrement profond. Je crois que pour être « vraie » dans une démarche d’adoption, on se doit de rester ouvert à accueillir autant un garçon qu’une fille. Et c’est dans cette disposition du cœur que je me suis placée, dans la foi. J’ai prié, j’ai sondé mon cœur… Et le OUI est venu, naturellement, sans le forcer.

Aussi, lorsque je suis revenue vers Jocelyn pour lui partager ma réflexion, c’était comme si François faisait déjà partie de notre famille. Il était déjà mon enfant. C’est un sentiment très fort que celui qui nous anime lorsqu’on « adopte » un enfant dès la proposition. C’est très certainement aussi fort que ce moment magique où une femme apprend qu’elle est enceinte. Et cet enfant, même si on le « perd », sera le nôtre pour toujours, comme dans le cas d’une fausse couche.

Le jour de la rencontre de François fut pour moi un jour de joie, teintée quand même d’inquiétude. Rien ne peut nous préparer à l’avance à ce qu’on devra traverser pour rendre un enfant à sa vie d’adulte. Et encore moins quand cet enfant a une particularité qui nous est totalement inconnue ! Mais malgré tout, même aujourd’hui, sachant tout ce que nous avons dû traverser d’épreuves et de maladies avec François, je ne regrette rien et je redirais OUI encore une fois !

Ce que François m’a permis de découvrir est précieux pour moi. Je n’avais jamais encore très bien compris cet amour inconditionnel que les autres parents portaient à leurs petits. Non pas que je n’aimais pas les jumeaux. Mais l’attachement était différent. Et c’est l’arrivée de François qui m’a permis de le découvrir. J’étais fascinée de ressentir un attachement à ce petit être tout fragile et vulnérable à mesure que je lui prodiguais des soins. C’était donc ça le « secret » : ce qui nous pousse à aimer nos enfants d’un amour vrai et fort se révèle à travers les soins quotidiens. Je ressentais fortement un « instinct » protecteur, comme une poule couveuse ! J’avais envie de le protéger de tout malheur, de rendre sa vie la plus confortable possible et ça me procurait tellement de joie ! Je n’en revenais même pas. Voilà la sorte d’amour que François m’a permis de découvrir. Et pour ça, je lui en serai toujours redevable.

Un vrai bébé pour colorer notre vie

Si vous arrivez ici pour la première fois, sachez que cet article s’inscrit dans un récit de vie. Si vous voulez commencer par le début, allez voir les chapitres à Pour une lecture suivie de ce blogue.

Durant le voyage vers sa nouvelle demeure

En août 2002, avec notre agrément d’adoption bien en mains, nous avons relancé l’association Emmanuel SOS Adoption fondée en 1975 par le couple Lucette et Jean Alingrin. Nous connaissions quelques familles qui avaient procédé à une adoption par l’entremise de ce couple quasi mythique dans le milieu de l’adoption d’enfants avec des particularités, notamment des enfants présentant une trisomie 21. Nous avions exprimé une préférence pour une fille et M. Alingrin souhaitait respecter notre choix. Il faut dire que la plupart des couples ont la même préférence alors que, souvent, les petits garçons ne trouvent pas aussi facilement de familles disposées à les accueillir. M. Alingrin avait parlé à Céline de deux petits garçons pour lesquels il cherchait une famille, mais ce n’était pas encore mûr. Il comprenait bien notre sentiment d’urgence. Il avait terminé la conversation en proposant de porter ce projet dans la prière.

Pendant plus d’un mois, nous avons patienté. Nous avons cherché d’autres associations, mais quelque chose nous freinait intérieurement à l’idée d’aller ailleurs. À la mi-septembre, M. Alingrin nous rappelait. Il voulait nous parler d’un enfant, même si c’était un petit garçon. Il croyait que nous aurions l’ouverture pour au moins entendre sa proposition et y réfléchir sérieusement. Il était peiné car parmi les familles en attente d’un enfant, personne ne voulait de celui-là. Il nous parla de deux handicaps. Le premier, bien sûr, était sa trisomie 21. Nous attendions l’annonce du second handicap avec appréhension. Il nous dit: « il est noir ». Vous ne pouvez pas imaginer quel fut notre sentiment!

– Noir? Un handicap?

– Ça peut paraître surprenant, mais des familles ouvertes à l’enfant handicapé peuvent quand même éprouver une certaine forme de racisme. En tout cas assez pour ne pas s’imaginer parents d’un enfant noir.

Il a suffi d’un simple regard entre Céline et moi:

– Bien sûr que nous le prenons!

M. Alingrin n’avait pas voulu nous parler du petit Haronne avant, car son statut légal ne serait pas réglé avant la fin septembre. Il faut en effet trois mois de carence entre le moment de l’abandon par les parents et le statut d’adoptabilité, un délai qui permet aux parents biologiques de changer éventuellement d’idée. Le délai de carence approchait de sa fin, la maman n’avait donné aucun signe de vie, ce qui allait donc dans le sens de l’abandon légal. Haronne est né le 27 juin 2002 à Lagny-sur-Marne d’une mère et d’un père d’origine congolaise. Né jumeau, son frère était « normal » et fut gardé par ses parents alors que le petit trisomique leur avait semblé trop lourd à garder, d’où l’abandon et le placement à l’association Emmanuel. L’abandon d’un enfant paraît terrible, bien sûr, mais lorsqu’il peut être accueilli dans une famille qui l’aimera pour ce qu’il est, c’est aussi une bonne nouvelle… Les parents qui adoptent savent de quoi je parle.

Nous avions convenu de faire toutes les démarches en accéléré, car notre départ de la France était déjà fixé, nos billets d’avion achetés! Nous allions quitter ce pays et ces gens que nous avons profondément aimés le 22 février 2003, jour de mon 41e anniversaire… Il ne restait donc que cinq mois pour parvenir à réaliser les formalités. Avant d’aller voir l’enfant, il nous fallait rassurer le conseil de famille et la responsable départementale de Seine-et-Marne sur la possibilité d’avoir un suivi au Canada, et surtout d’être évalués convenablement par les services sociaux québécois car même si le placement était consenti, il faut encore au moins six mois avant un jugement d’adoption. Enfin, le jugement d’adoption lui-même devait pouvoir être prononcé au Québec, alors que les procédures initiales, incluant l’agrément, avaient toutes été faites en France. Je cherchai à joindre quelqu’un, au Québec, qui pouvait nous aider. Je fis quelques appels au hasard, dans des bureaux d’avocat dont je trouvais l’adresse sur Internet. Je finis par parler à une femme, Me Louise Dandavino. Lorsque je lui confiai le motif de mon appel, elle me dit simplement: « Vous êtes tombé sur la bonne personne, c’est justement ma spécialité, l’adoption! » En fait, elle travaillait pour le cabinet d’avocats du contentieux au Centre jeunesse de Montréal. Me Dandavino fut un ange pour nous. Elle nous a aidés généreusement. Elle a présenté à M. Alingrin et à Mme Le Fol, du Département de Seine-et-Marne, toutes les garanties dont ils avaient besoin pour que nous puissions prendre cet enfant avec nous. Me Dandavino a notamment obtenu du directeur général de la Régie de l’assurance-maladie du Québec une lettre de « garantie » de couverture sociale qui était une exigence pour que l’enfant quitte le pays, lettre qui deviendra très importante quelques mois plus tard (à lire dans un autre chapitre).

Premier contact

Peu avant que tout cela soit accompli,  nous avions été invités à venir à Montjoie, le domaine de Lucette et Jean Alingrin, afin qu’ils nous connaissent mieux. L’association se porte garante auprès du conseil de famille et des services sociaux du bon jumelage entre l’enfant et la famille, d’où cette étape de la rencontre en personnes. Il y avait bien 600 km entre chez nous et le petit village de Clefs (49). Nous y sommes venus une première fois sans les enfants. Le couple disposait d’une petite maison pour les amis attenante à leur résidence principale. Nous y étions bien. Nous avons été reçus par le couple à deux ou trois reprises durant notre court séjour. Nous leur avons raconté notre parcours de vie. Lucette nous regardait avec tendresse et témoignait de son amour pour ses enfants, 16 au total si je ne me trompe pas. Jean se faisait pédagogue. Il nous expliqua en long et en large tout ce que nous devions savoir sur la trisomie 21, les complications, les soins, les risques pour la santé, les particularités, etc. Beaucoup de notions en très peu de temps. Nous savions que Haronne était dans la crèche, à quelques pas de là. Mais leur protocole ne prévoyait pas de mettre en contact un couple et l’enfant lors de la première rencontre. Il n’était pas prévu non plus qu’ils nous parlent de l’enfant, ou très peu. Nous en étions très frustrés, mais il n’y avait aucun passe-droit. Pourtant, il était là, tout près…

La première fois, c'est magique!

La prochaine étape consistait à venir passer un week-end en famille pour pouvoir nous approcher progressivement de Haronne, et poser quelques gestes. Étant donné la distance, le couple Alingrin avait consenti à tout faire en un seul week-end de trois jours et, d’obtenir, si possible de la part du Département, de pouvoir partir avec l’enfant dès le lundi, en parfaite conformité. Nous étions donc de nouveau à Montjoie, avec Steve, Stéphan et Christian, ce 15 novembre 2002. Vu l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous n’avons eu droit, ce soir-là, qu’à une photo, pas très bonne d’ailleurs. Nous avions si hâte de voir notre bébé que la nuit a été peu propice au sommeil.

Il nous a été possible, tôt le matin, de nous rendre à la crèche pour voir Haronne, histoire de faire un premier contact. Je me rappelle cette petite pièce avec deux lits. Marie, la fille aînée du couple Alingrin, était en charge de cette petite crèche. Elle avait été pratiquement la seule personne à prendre soin de ce bébé-là. C’était un peu son bébé à elle… Haronne était là, tout propre et bien emmailloté dans son siège et il nous dévisageait avec attention. Quelle différence entre la photo et l’original! Nous l’avons trouvé beau, parfait. C’était notre fils, notre premier bébé, à 4 mois et demi.

Les journées du samedi et du dimanche, il fallait venir s’occuper de lui aux heures qui correspondaient à ses besoins, soit les boires, les changes, le bain, etc. C’était ce qu’on attendait surtout de la maman. Les autres membres de la famille découvraient le domaine. À un moment, nous avons pu tous venir dans la chambre et prendre Haronne chacun de nous, tour à tour. Céline avait accepté ma proposition de le prénommer François, en gardant aussi son prénom d’origine. C’était un bébé calme. Il se laissait prendre. Nous étions tous les cinq sous le charme.

Lundi matin, nous devions reprendre la route pour rentrer chez nous à une heure raisonnable. Après les soins du matin, les adieux touchants entre Marie et son Haronne, et les consignes de M. Alingrin, voilà que nous repartions à six. Notre famille s’était de nouveau agrandie. François a dormi une bonne partie du trajet. Il nous fallait cependant nous arrêter pour le repas du midi. Nous avons choisi un McDo, quelque part sur la route. Imaginez alors un bébé de moins de cinq mois qui n’avait connu jusqu’alors qu’une seule nounou et vécu tous ses jours dans une petite pièce intime et chaleureuse, se retrouver soudainement entouré de cinq inconnus et devoir subir l’atmosphère bruyante d’un restaurant fast-food, en pleine heure de pointe, un dimanche. François se mit à pleurer à chaudes larmes. Cela nous crevait le coeur. Il n’était pas encore en sécurité auprès de nous. Je m’empressai de le prendre dans mes bras, ce que je ferais très souvent, par la suite, dès qu’il exprimerait des pleurs. Nous avons choisi de terminer le plus rapidement possible le repas afin de reprendre la route sans trop de haltes. Il a cessé de pleurer et s’est de nouveau endormi.

En fin d’après-midi, nous arrivions à la maison. Fatigués. Épuisés même. Un nouveau rythme de vie nous attendait. François allait nous donner le ton.

Premiers soins

Nous avons entrepris de le faire voir rapidement par un médecin , le Dr Farge de qui on disait que parmi les omnipraticiens de notre secteur il était celui le plus apprécié des parents de jeunes enfants. François faisait souvent des rhumes qui tournaient mal. Beaucoup de sécrétions l’étouffaient. Des séances de kinésithérapie l’aidaient à libérer ses poumons de ce qui l’encombrait. Il avait même été hospitalisé une fois pour une bonchiolite sévère (et il y en aura bien d’autres par la suite). À la mi-décembre, François commença à nous inquiéter, avec des drôles de spasmes qui allaient en augmentant. Il lui arrivait de se plier en deux, les jambes rejoignant presque le visage et ensuite il se dépliait rapidement, parfois avec un petit cri. Nous avons consulté de nouveau notre médecin qui nous disait simplement que François était un peu « tonique ». Cette réponse manifestait une certaine méconnaissance de la réalité des enfants trisomiques 21, reconnus pour leur caractéristique d’hypotonie, c’est-à-dire plutôt mous…

Entre-temps, nous avions reçu une brochure d’une association sur la trisomie 21 que nous avions commandée et qui mentionnait un point qui a piqué notre curiosité, soit: « entre 5 et 7 mois, évaluer suspicion de Syndrome de West ». Cela ne nous aurait rien dit si, à la fin de la même brochure, dans le sommaire, on redisait, cette fois-ci autrement: « entre 5 et 7 mois, spasme infantile précoce (syndrome de West). C’est le mot « spasme » qui a intéressé Céline d’abord et qui l’a amenée à chercher sur Internet. Rapidement, elle est tombée sur un site allemand qui présentait des photos de la séquence des mouvements d’un bébé en plein spasme. C’était exactement ce que nous observions chez François. Nous avons vite demandé un rendez-vous une fois de plus avec notre médecin.

Le Dr Farge se voulait de nouveau rassurant: « Les parents s’inquiètent tout le temps, c’est normal. Fiez-vous au professionnel, cet enfant est tout à fait normal. » Nous n’avons pas été rassurés pour autant. Nous avons exigé, tel que notre documentation y incitait, qu’il passe un ECG en urgence. Le médecin finit par accéder à notre demande. Il appela lui-même à Romans et prit un rendez-vous qu’on lui fixa dans trois semaines. La documentation parlait d’urgence de traiter ce syndrome « dans l’heure qui suit le diagnostic » pour éviter que des dommages permanents soient causés au cerveau. C’est ce que nous avons redit à notre médecin qui nous a de nouveau renvoyés à sa compétence. De retour à la maison, nous avons cherché un département de neurologie à Lyon. En appelant là-bas, nous avions gagné une semaine de délai. Et finalement, un coup de fil du Dr Farge nous surprit. Il nous dit que, par acquit de conscience, il avait parlé directement au neurologue du centre hospitalier de Romans, le Dr Pierre, qui, devant l’évocation possible d’un tel syndrome lui a répondu: « Si c’est cette saleté, il faut que je vois l’enfant tout de suite ». Nous avions une demi-heure pour nous rendre à l’hôpital, le médecin nous y attendrait avant de quitter pour son long congé. Dès notre arrivée, François a été déposé sur la table. Une fois les connections installées, le tracé de l’ECG ne laissait planer aucun doute au spécialiste. Il nous a regardé intensément et a demandé: « Alors, c’est vous qui faites des diagnostics de syndrome de West? » Gênés, nous avons répondu que nous étions inquiets et qu’il ne nous revenait pas de diagnostiquer… Il nous tendit la main et nous félicita: « Vous savez, un médecin généraliste n’est pas bien formé pour détecter ce genre de maladie rare. Que des parents l’aient identifiée et aient insisté pour venir jusqu’ici, chapeau! » Nous étions certes flattés, mais surtout anxieux par rapport à l’avenir de François. Il réagit au traitement effectué sur place avec rapidité. Le tracé redevint immédiatement normal, selon le neurologue. Un traitement allait donc lui être prescrit et un suivi très serré devrait être assuré. Le Dr Pierre nous communiqua le nom d’une neurologue qu’il connaissait personnellement à l’Hôpital Ste-Justine, le Dr Lortie, et à qui il parlerait avant que nous n’ayons quitté la France, c’est-à-dire dans quelques jours…

Tous ces tracas avec un nouveau bébé nous avaient beaucoup pris la tête depuis trois mois. Nous avions vécu le jugement d’adoption de Christian, le 27 novembre. Une hospitalisation pour François. Nous devions faire des adieux à toute la communauté et je devais transmettre ce que je pouvais à mon successeur. Il avait fallu obtenir les autorisations de quitter le territoire pour François, envoyer nos affaires dans un conteneur en partance pour le Canada, nous réfugier dans un gîte pour quelques jours… Et je travaillais toujours à temps plein, jusqu’au dernier jour! Tout cela avait été bien fait, mais j’avais omis une chose majeure qui allait avoir des conséquences très graves… Je vous raconte dans le prochain chapitre.

Je ne voulais pas ça…

Cet article est un écho de Céline à Quand toutes les barrières tombent qu’il est préférable de lire avant.

Avec Martine Chapre

Au risque de me répéter… j’ai été une jeune femme qui avait du mal avec tout ce qui était différent : famille différente, culture différente, mœurs différentes, opinions divergentes, couleur de peau différente… bref, tout ce qui me confrontait à ce qui n’était pas « moi » avec ma mentalité, ma vision du monde, ma manière de vivre… toutes ces « différences » me donnaient un sentiment d’insécurité, me faisaient me sentir menacée… de devoir changer, quitter mes zones de confort… Et cela, je ne le voulais pas!

Voilà donc comment je me suis retrouvée face à un surprise de taille un jour de Pentecôte de l’année 1998. Je vous raconte mon histoire…

Nous étions à Paris et j’aimais ça. Notre vie était plutôt agréable : beaucoup de vin et de bons mets avec des gens différents presque toutes les semaines (re : Le blues du businessman)… Bien entendu, nous avions eu cette discussion sublime dans cette boîte de « trans » où nous avions engagé un questionnement sur nos valeurs et notre orientation de vie commune. Et la suite des événements s’inscrit dans cette logique de notre recherche d’engagement chrétien à suivre Jésus d’encore plus proche.

Aussi, quand Louis est venu nous visiter à Paris, je n’y ai rien vu d’autre (en surface) que la rencontre d’un vieil et précieux ami de Jocelyn. J’ai clairement exprimé à Louis que c’était moi qui avait empêché Jocelyn de le contacter, lui exprimant à quel point j’avais été effrayée en 1988, lors de notre première rencontre, de connaître ces gens trop parfaits pour moi et, qui plus est, vivaient auprès de gens vraiment trop différents! J’ai perçu que Louis ne me croyait pas tellement… Et qu’il tenait quand même à ce que nous le visitions dans sa Drôme des Collines. Rendez-vous pris, rendez-vous tenu!

Nous sommes donc arrivés chez Louis et je me suis tout de suite sentie à l’aise. Nous avons eu de bons moments de partage et de rires malgré les nombreuses taquineries de Louis concernant un éventuel engagement pour nous à l’Arche. Je suis allée « bravement » à la fête qu’il y avait à l’Arche pour prouver à Louis que « je n’avais pas peur »… Je me sentais tellement sûre de moi avec mon attitude « NON-l’Arche-ne-m’intéresse-pas-le-moins-du-monde-et-je-ne-risque-rien »!!! Ce temps passé à la fête m’a un peu dérangée quand même : je n’arrivais pas très bien à identifier qui était « handicapé » et qui ne l’était pas et ça me troublait, je l’avoue! Toutes ces personnes qui se précipitaient sur moi pour me « saluer » (de trop près, me semble-t-il!) ou m’embrasser (alors que je ne les connaisssais pas!) me mettaient assez mal à l’aise. Je suis restée bouche bée devant une petite fille trisomique qui se promenait sur le plancher, couchée sur le dos, telle une vadrouille nettoyant le sol avec sa belle robe rouge! OUF! Je n’arrivais pas à comprendre qu’on puisse laisser faire ça (depuis le temps, j’en ai vu d’autres avec François, alors je comprends 😉 ).

C’est pour ça que, lorsque Jocelyn m’a dit le lundi matin « Il y a une personne du comité de sélection qui vient pour nous rencontrer », j’ai vraiment cru à une monumentale farce. Et puis, une voiture arrive dans l’allée; Louis se prépare à  partir avec nos garçons à vélo, Eva dresse une petite table dehors avec des chips et du Pepsi et moi… Je ne comprends plus rien! Je ne saisis pas trop pourquoi Louis et Eva nous laissent seuls avec cette personne alors que je suis tellement claire avec le fait que JE NE VEUX PAS de L’Arche dans ma vie! Mais bon, je laisse la femme s’installer et commencer la conversation par une question :

–         Qu’est-ce qui vous attire dans l’Arche ? Je pouffe de rire!

–         Rien! Mais rien du tout! Je ne suis pas du tout intéressée par l’Arche!

Je me retourne dans tous les sens et dis :

–         Où sont les caméras cachées ? C’est une joke!

Marie-Paule, c’est son nom, se met à rire de bon coeur avec nous et poursuit la conversation… Je suis totalement soufflée! Moi, à sa place, je me serais levée et j’aurais dit : « Louis, t’es nul, tu me fais perdre mon temps, ces gens là ne sont pas intéressés! » Mais elle reste et nous pose des questions sur notre couple, notre cheminement, nos aspirations… et nous parlons abondamment de notre parcours de vie, racontant aussi notre soirée dans le minable cabaret…

Tout aussi lentement mais surement que l’iceberg a percuté le Titanic (ben oui, je vous le jure, c’est l’iceberg qui est rentré dans le Titanic!) j’ai senti monter en moi une certitude dans l’Esprit Saint. Je SAVAIS  que c’était Lui, parce que ça ne pouvait pas venir de moi: je ne voulais pas! Je SAVAIS que nous serions appelés à venir vivre là. Et j’étais subjuguée… Ma marotte était « jamais dans 100 ans »! Faut croire que les 100 ans étaient déjà passés… Et que j’étais rendue là!

Le reste Jocelyn le raconte. Mais je peux vous dire quant à moi que le retour, tant dans la voiture-bateau de Louis que dans le TGV par la suite a été tellement houleux que j’en ai eu la nausée, pas celle qui donne envie de vomir mais une autre sorte de nausée qui donne envie de fuir!!! Je me rappelle encore très bien les petites secondes de panique qu’on a eues, entre le moment où nous avons été « appelés » et celui où nous sommes arrivés à Hauterives : c’était comme lorsqu’on croit qu’on a laissé une marmite sur le feu et qu’on est à l’épicerie! Des petites secondes de panique où le cœur fait un bond et qu’on se demande : « mais qu’est-ce que j’ai fait là ??? »

La suite par ici : Les lendemains qui déchantent—>