J’ai quitté L’Arche de Jean Vanier

Un grand nombre de gens qui aboutissent sur ce blogue ont inscrit dans leur moteur de recherche des mots comme « L’Arche », « secte », « endoctrinement ». Je ne sais pas trop s’ils trouvent dans mes écrits des réponses à leur question, alors je vais me permettre d’y répondre plus directement. Je le peux avec une certaine objectivité, moi qui, depuis trois ans, ai quitté L’Arche après 12 ans au sein de deux communautés dont l’une en France et l’autre à Montréal. Je comprends assez bien la question, d’ailleurs, car elle fut au coeur d’une situation particulièrement difficile à vivre et que je vous raconte.

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête

Avec Carole, Yolande et la petite Solène, un jour de fête, en 1999

En juillet 1998, j’annonce au propriétaire de l’entreprise qui m’emploie, au terme de quelques semaines de réflexion, que je ne vais pas poursuivre à mon poste de directeur des opérations du bureau de Paris. Je lui donne cependant un avis de six mois, afin de lui permettre de trouver une personne pour me remplacer dès l’automne et avec qui je pourrai faire le transfert de connaissances. Je lui explique que je vais me joindre à une organisation internationale, L’Arche, fondée par un Canadien en 1964 au nord de Paris. Bien qu’il soit déçu, mon patron ne me fait aucun reproche et accepte gentiment ma démission. Il sait que ma décision est ferme et connaît mon désir de rendre service dans un esprit humaniste. De Québec (l’entreprise est québécoise), il téléphone à ses associés de Paris, qui se trouvent en réalité mes voisins de bureau. L’un de ceux-ci, Paul, en entendant le mot « Arche », croit à tort qu’il s’agit en fait du « Patriarche », une association qui a eu bien des démêlés avec la justice française et dont le nom figure parmi une liste de sectes désignées telles dans le rapport d’une mission parlementaire en 1995. Bref, Paul croit que je me suis fait berner et il s’en ouvre alors à tous les gens que nous avons en commun, en prenant soin de leur demander de ne rien me dire, car, leur dit-il, pour être ainsi endoctriné, je risque de réagir de manière imprévisible. Il en est donc ainsi durant plus de deux mois. Fin septembre, mon patron de Québec finit par me parler de ses inquiétudes.

— Jocelyn, dit-il, sais-tu ce qu’on dit à ton sujet?

— Quoi donc?

— Il paraît que tu pars dans une secte et que tu es complètement endoctriné. Tous les employés (dont j’avais la charge) craignent de t’en parler par peur de ta réaction. Je te connais assez pour savoir que tu es un gars équilibré, alors dis-moi, Jocelyn, c’est quoi cette affaire-là encore?

Je lui explique de nouveau ce qu’est L’Arche, son fondateur, sa reconnaissance internationale, etc. Il comprend alors que ce que lui a raconté son associé n’a rien à voir avec ce dont je lui parle. Il décide donc de me dire d’où viennent les rumeurs… Vous comprendrez que je suis rapidement débarqué dans le bureau de mon voisin et que nous avons eu quelques échanges virils à propos de son hypocrisie, notamment! C’est là qu’il a fini par me dire qu’il devait avoir confondu le Patriarche avec L’Arche…

— Faut me comprendre, Jocelyn, c’est presque pareil. Je me faisais du souci pour toi!

— En ce qui me concerne, si j’ai du souci pour un ami, c’est à lui que j’en parle le premier, pas à quelques dizaines de bougres qui n’ont rien à voir avec le sujet!

Bref, durant des semaines, mes collègues de travail et les employés que je dirigeais me croyaient fou et n’osaient pas trop me parler… J’ai quitté ce poste à la mi-décembre, plus triste que satisfait, malgré le succès pourtant réel et reconnu de mon passage…

Une secte ?

Encore la fête !

Encore la fête !

On peut dire qu’en parlant de secte, j’étais un peu sur mes réserves, quand même… Faut savoir que j’étais chargé de cours à l’Université du Québec avant de partir à Paris et que parmi les derniers cours que j’avais donnés figurait « Sectes et gnoses contemporaines » ! On peut donc estimer que je m’y connaissais quelque peu, assez du moins pour me pas me jeter tête perdue dans une organisation qui en aurait eu les traits. Ceci dit, L’Arche, en fait on devrait dire « les arches », sont des communautés où des gens choisissent de vivre ensemble en un même lieu, pour une bonne part. Des personnes qui présentent un handicap intellectuel sont accueillies dans des petits foyers (de cinq à huit « accueillies ») où l’on tente du mieux que l’on peut de recréer une ambiance et un fonctionnement de type familial. Pour ce faire, de trois à cinq « assistants », la plupart des jeunes adultes mais aussi quelques trentenaires et d’autres parfois plus âgés, acceptent, par engagement d’une durée convenue, de venir y résider afin de partager la vie quotidienne et, il va de soi, d’aider aux différentes tâches qu’une vie communautaire implique. Si vous comptez comme moi, ça donne entre huit et 13 personnes qui vivent ensemble dans le même foyer… Dans une même communauté, pour être reconnue par la Fédération internationale, il faut compter généralement deux foyers et/ou un atelier ou un service d’activités de jour où vont s’occuper les habitants des foyers et parfois des externes. À Hauterives, dans la Drôme, L’Arche de la Vallée était composée de cinq foyers et de 40 personnes ayant un handicap et entre 12 à 18 assistants, selon la période, les « arrivages », les stages, etc. Autour de cette vie de foyers, s’est développée une communauté élargie composée de personnes, le plus souvent mariées, qui contribuaient à leur façon à différentes tâches, que ce soit la direction (comme moi), l’administration, et les différentes responsabilités autour du personnel, de l’hébergement et des activités de jour. Nous étions donc environ 80 à 85 personnes ayant un statut de membres de la communauté.

Pour être communautaire, une organisation ne peut pas se réduire à la routine quotidienne (se lever, manger, partir au boulot, revenir, manger, se laver, et aller au lit). En fait, pour être communautaire, il importe de vivre ces différents moments avec une certaine attitude, surtout les repas et les moments passés ensemble qu’on encourage fortement par ailleurs. On prend donc le temps de s’attendre, de répartir les tâches incluant une participation réelle des personnes accueillies, et de favoriser les échanges et la bonne entente. Il y a donc forcément un style de vie qu’on trouve à L’Arche et qu’on ne voit pas beaucoup ailleurs. C’est déjà un choc culturel en soi! Alors, pour que les assistants s’intègrent il leur faut un peu d’accompagnement et une bonne formation. C’est peut-être à ce niveau qu’on pourrait imaginer l’existence d’un certain « endoctrinement ». En réalité, on transmet surtout une culture organisationnelle, une manière d’être, des attitudes à développer pour l’harmonie et le respect mutuel. Et la rigueur! Car une communauté de L’Arche est aussi un établissement médico-social (une ressource institutionnelle) et doit donc rendre compte de son projet, sa gestion, sa prise en charge. Bref, si on doit parler d’endoctrinement, on doit donc aussi le dire pour n’importe quelle organisation qui impose un training à ses recrues en vue d’être pleinement intégrées à la vision de ses dirigeants !

Prière, fête

Ah oui! L’Arche reconnaît une dimension essentielle de la personne humaine, c’est-à-dire que celle-ci est naturellement appelée à développer une spiritualité. Tous et toutes sont donc occasionnellement conduits à discuter de cette dimension à l’occasion d’un accompagnement ou de rencontres de groupe. Voici donc une particularité de cette organisation: chaque personne est libre de sa propre spiritualité, qu’elle s’exprime dans une foi religieuse ou non, dans des gestes visibles ou non. C’est plutôt ouvert comme secte ! En tant que groupe, chaque communauté locale est appelée cependant à déterminer une manière collective de se situer. Ainsi, les deux communautés dans lesquelles j’ai évolué avaient des liens formels avec les paroisses catholiques dont le territoire couvrait nos foyers. Admettons que le lien entre la foi chrétienne et L’Arche est assez naturel, quand on sait que Jean Vanier est un homme qui n’a jamais caché son appartenance à l’Église catholique. Mais dès les premières fondations en dehors de la France, l’oecuménisme devint une valeur de l’organisation (fondations au Royaume-Uni et au Canada) et très rapidement l’ouverture interreligieuse fut rendue nécessaire (fondations en Inde). Bref, L’Arche a pris rapidement conscience que son unité ne venait pas d’une religion particulière, mais des personnes fragiles et vulnérables qui en constituent le centre et l’essence. C’est d’ailleurs cet aspect spécifique qui fait que L’Arche n’a jamais été reconnue comme une association catholique par le Vatican! Il est probable que son ouverture à toutes les confessions chrétiennes et à toutes les religions était bien trop avant-gardiste pour l’Église romaine… Une secte, dites-vous ?

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal

Jean Vanier, en visite dans ma communauté de Montréal, en 2003

Et il y a l’esprit de fête à L’Arche. Cette spiritualité autour de la vulnérabilité comme chemin vers sa propre humanité produit de « la croissance humaine » ! Oui, la grande majorité des gens qui viennent dans une communauté de L’Arche en sont transformées, pas endoctrinées, mais vraiment changées, pour toujours! Car ces rencontres et cette vie banale conduisent le plus souvent les gens au coeur d’eux-mêmes, là où ils touchent au meilleur de ce qu’ils sont. C’est ainsi que tous et toutes ont le goût de la fête. Et des fêtes, il y en a souvent: dans les foyers, à chaque anniversaire, à chaque visite importante comme un ancien qui passe par là; au coeur des activités de jour, que ce soit dans le cadre du travail ou d’une activité occupationnelle; et aussi au niveau de toute la communauté qui se donne des rendez-vous pour célébrer. La joie que nous rencontrons à L’Arche n’a rien d’artificiel ni de superficiel. La joie n’est pas exprimée comme une manière qui s’impose, un peu comme dans les sectes. Elle vient du bonheur et des difficultés de la vie ensemble, surtout des pardons qui sont constamment demandés et donnés de la part des uns et des autres.

Les conflits

Venons-en à ce qui peut davantage faire reposer le sentiment que L’Arche peut être perçue comme une secte. Il s’agit des conflits. Affirmons d’abord une chose: cette vie communautaire n’est pas facile! Elle n’est pas donnée naturellement à chacun. Entrer dans une communauté, intégrer son mode de vie, ses règles, remplir ses tâches, tout ceci n’est pas simple! Alors il arrive, plutôt fréquemment, qu’après un essai de deux semaines on convienne, le stagiaire et son responsable, qu’il vaut mieux ne pas poursuivre… Il peut arriver qu’on choisisse de faire un mois ou trois mois supplémentaires, selon les processus adoptés, et que la séparation arrive à ce moment. Il se peut fort bien que les personnes qui ne restent pas partent malgré tout heureuses de leur séjour et de ce qu’elles ont découvert. Mais il y a aussi celles qui sont amères. Elles ont peut-être mal su s’adapter à cette vie. Elles sont peut-être tombées sur une responsable maladroite dans ses relations. Elles ont peut-être une relation difficile à l’autorité. Elles sont peut-être arrivées à une période difficile où la sérénité habituelle n’était pas à point, lors d’une transition ou d’un manque de personnel. Elles sont peut-être venues en temps de crise. Elles peuvent même parfois avoir été à l’origine d’une crise! Tout ce que je viens d’énumérer, je l’ai vécu avec l’une ou l’autre au cours de mes 12 années de responsabilité. C’est donc dire qu’il y a une charge potentielle contre L’Arche qui ne peut qu’alimenter les rumeurs et les perceptions, ces choses qui n’ont pas comme première qualité d’être exprimées avec un certain recul, une certaine rationalité. Bref, il est possible que des gens vivent du ressentiment et même de la colère contre L’Arche.

L’Arche est une organisation humaine. À taille d’une communauté locale, c’est déjà difficile de tout harmoniser. La vie de couple est parfois lourde et complexe. Imaginez à dix ou à 13 adultes! Ajoutez une organisation qui exerce un contrôle et une direction quant à la manière dont vous vivez votre quotidien et vous avez ce qu’il faut pour rechigner de temps en temps, avec raison même ! Et ajoutez à tout cela le cadre d’une association régionale, une autre nationale et enfin un chapeau international et vous avez tout ce qu’il faut pour que tout s’écroule, comme un chateau de cartes !

Être responsable, c'est être un "bon berger"...

Être responsable, c’est être un « bon berger »…

Mais depuis 1964, L’Arche ne s’est pas écroulée. Jean Vanier a été assez sage pour partager rapidement son autorité de fondateur. Il a mis en place des structures de pouvoir et de contre-pouvoir. Il a instauré des mandats à durée déterminée, un esprit de discernement pour les nominations et les grandes orientations. La Fédération tient des rencontres régulières avec des membres de toutes les régions du globe. Avec une telle diversité, elle a de quoi se réjouir d’être un vrai fleuron parmi les oeuvres humanitaires d’envergure…

Alors oui, j’ai quitté L’Arche, mais je ne vous ai pas dit pourquoi… Pour rester dans l’esprit de ce blogue, j’ai quitté parce que j’ai dit oui. Oui à ma famille, mon épouse en particulier, qui souhaitait se rapprocher du lieu de ses origines, là où, malheureusement (pour moi), L’Arche n’a pas pris (encore) racine. Et j’ai quitté de la même manière que je l’avais fait de l’entreprise qui m’employait, douze ans plus tôt: en annonçant simplement mon départ… Il n’y a pas eu de tentative de me retenir, car on a respecté ma capacité de discerner et de décider.

Je garde donc de mon passage à L’Arche le souvenir précis de tous les membres des deux communautés que j’ai côtoyées, l’amour et l’amitié, les pleurs et les regrets, la joie d’avoir trouvé pour mon coeur une maison où je peux retourner, une maison que j’ai emportée avec moi pour le reste de ma vie.

Une secte ? N’importe quoi !

L’Arche, lieu de conflits

Pardon et fête

Avant le pardon, il y a les conflits…

Les gens qui assistent à des conférences de Jean Vanier sont généralement touchés par les expériences qu’il raconte. Tout en révélant les dons extraordinaires pour la relation des personnes « ayant un handicap mental » comme il les appelle, Jean n’hésite jamais à parler de conflits et de tensions vécus dans la communauté. Pourtant, lorsque nous recevons de ces mêmes personnes dans nos communautés, elles sont les moins préparées du monde à concevoir qu’elles pourraient, elles aussi, être éprouvées d’une quelconque façon par des conflits. Pour être un « lieu de pardon et de la fête » (titre d’un des premiers livres de Jean Vanier), il faut bien qu’il se passe des choses à pardonner!

Je voudrais donc ici raconter deux histoires que j’ai vécues et qui m’ont particulièrement été pénibles pour une raison commune: l’impuissance. Il arrive ainsi parfois que le rôle que nous avons à jouer dans un conflit ne permet pas d’en arriver à une résolution satisfaisante. Il faut soit laisser à d’autres la responsabilité de faire le travail, soit se résigner à laisser le temps faire les choses…

Une histoire de harcèlement

À Montréal, nous avions un petit atelier qui accueillait entre sept et 11 personnes durant le jour. Quand je suis arrivé dans le rôle de directeur, l’équipe de l’atelier avait vécu le départ récent de sa responsable pour des raisons de maladie. L’équipe était composée de trois personnes. Après un certain temps, une responsable d’origine hongroise fut nommée comme responsable. Nous désirions ardemment que les intervenants de notre centre de jour soient clairement « membres » de la communauté. La responsable nommée avait cependant une sensibilité à fleur de peau avec tout ce qui s’apparentait à l’autorité, probablement due à ce qu’elle avait vécu des restes du communisme dans son pays d’origine. Nous avions défini un cadre plus souple lui permettant de vivre son « engagement » selon son rythme propre. Elle faisait équipe avec une autre femme, P., et un homme dans la jeune trentaine, M. C’était un homme très intelligent et bien formé, mais il avait tendance à critiquer et à médire certains des autres membres de la communauté. Les conversations sur base de rumeurs et même de mensonges étaient donc très fréquentes dans l’équipe, car M. se plaisait à les alimenter. Les accusations qu’il lançait contre l’un ou l’autre parmi les intervenants de la communauté devinrent de jour en jour plus graves. La responsable, formée dans un pays où l’on ne doit rien dire sur les autres par crainte de représailles, se mit à être effrayée non seulement par les affirmations de M. mais également de bien d’autres membres de la communauté que M. calomniait à outrance. Elle finit par oser venir m’en parler ouvertement, ne comprenant pas qu’on laisse de telles accusations vraisemblables circuler sans faire enquête et prendre des mesures punitives.

J’étais abasourdi de découvrir tout ce que cet homme faisait courir sur le dos de mes collègues et peut-être sur moi également. Je l’avais rencontré à une ou deux reprises pour lui rappeler que ce genre de propos n’était pas acceptable dans la communauté et qu’il devrait se rétracter s’il propageait des mensonges. Il avait fait mine de s’y engager. Mais la situation s’aggrava au point où la peur était devenue intenable au sein de l’équipe. Je dus me résoudre, soutenu par le conseil d’administration, à le congédier. Tout semblait sous contrôle. Le calme revenait peu à peu dans l’équipe d’atelier.

Mais M. montra alors son vrai visage. C’était un homme mentalement déséquilibré. Il se mit à envoyer des cartes postales à caractère pornographique dans les foyers, accusant l’un ou l’autre d’être gay et de ne pas oser l’admettre et faisant des allusions évasives qui pouvaient porter préjudice. Ces cartes étaient envoyées « à l’air libre » et donc le contenu choquant (tant les photos que les textes incendiaires écrits de sa main) pouvait être aperçu par quiconque allait récupérer le courrier de la maison. De plus, de nombreux appels téléphoniques mystérieux commencèrent à se produire très fréquemment auprès de quatre personnes dont la responsable de l’atelier. C’était devenu complètement obsessionnel. Les quatre victimes devenaient certaines inquiètes, une autre terrorisée, une autre encore colérique. Nous dûmes donc porter plainte au service de police, plainte qui fut entendue et jugée. Les victimes se résolurent, sur proposition de l’avocat de l’agresseur, de lui laisser une chance en acceptant un compromis à condition que l’intimé ne s’approche aucunement des plaignants pendant un an et qu’il cesse toute forme de harcèlement. M. souhaitait cette entente et les quatre victimes avaient exprimé leur accord, car leur intention n’était pas que M. soit condamné, mais qu’il reconnaisse ses torts et qu’il en profite notamment pour se donner un suivi psychiatrique.

Nous avions cru à tort que tout était enfin terminé. M. trouva une nouvelle astuce. Il déposa une plainte en bonne et due forme au Centre de réadaptation Lisette-Dupras (CRLD) avec une accusation d’attouchement sexuel contre un responsable sur une personne adulte présentant une déficience intellectuelle profonde. L’Arche-Montréal n’avait pas développé de liens très significatifs avec le CRLD à l’exception de quelques individus dont le directeur général. Celui-ci ayant quitté, il ne restait plus d’interlocuteurs qui pouvaient un peu comprendre les particularités d’une « communauté » entourant des personnes vulnérables comme le veut la structure de L’Arche. Le CRLD, qui était responsable du contrat d’accueil des personnes fréquentant l’atelier, procéda donc rapidement à la mise en cause de notre intervenant et à une enquête fouillée. Bien entendu, j’ai tenté d’expliquer la genèse de ces accusations et qu’il y avait tout lieu de croire en une manoeuvre de vengeance du plaignant. Rien n’y fit. L’enquête fut donc menée. L’homme accusé était un membre de L’Arche depuis près de 30 ans. Il avait fondé une communauté dans un pays de l’Hémisphère sud où sa réputation avait toujours été intacte après 25 ans de direction. À Montréal, il était un véritable soutien pour moi et je pouvais lui confier des missions que seule une personne d’expérience comme lui pouvait mener avec succès. J’étais troublé par le malheur qu’il devait subir en raison de la malveillance d’un autre. Comme directeur, je devais laisser passer l’équipe d’enquêtrices qui allait poser des questions sur lui, semant ainsi le doute autour de sa personne. Nous avons dû annoncer à toute la communauté ce qui arrivait tout en réaffirmant notre confiance totale envers lui. Mais une telle manoeuvre de harcèlement faisant jouer des structures d’autorité finit par user une personne même moralement sans faille. L’homme en question devint plus sombre, plus réactif. L’enquête finit par conclure par un non-lieu. Mais le mal était fait… La personne accusée prit du temps à retrouver peu à peu sa joie de vivre. Mais elle avait connu une expérience d’avoir été accusée à tort, comme tant d’autres le sont aussi dans la société. Elle pouvait dire: « Maintenant, je sais. »

M. reprit ses appels anonymes un certain temps, mais il finit par s’épuiser ou trouver une autre victime à harceler. Ce fut une expérience profondément douloureuse à accompagner, étant si impuissant à aider plus que je ne l’ai fait…

Une histoire qui a mal tourné

Ce qui suit est plus délicat à raconter. Les personnes concernées sont toujours bien vivantes et encore très engagées au sein de L’Arche. Je le fais avec précaution, non pas pour reprocher quoi que ce soit à quiconque, mais pour illustrer comment on arrive parfois à l’impasse malgré la volonté de réparer et se réconcilier.

Parmi les assistants long terme de L’Arche-Montréal figurait un couple quasi-mythique. Le mari occupait à l’époque l’un des postes les plus visibles au sein de L’Arche international. On peut dire qu’après Jean Vanier, bien que toujours vivant et encore influent, ce personnage fait partie d’un petit groupe sélect de gens qui agissent en tant que porte-parole, représentants, rassembleurs et porteurs de la vision. Cet homme était membre de L’Arche depuis plus de 30 ans quand j’ai pris la responsabilité de la communauté à laquelle il était rattaché. Il avait pratiquement toujours occupé des rôles d’autorité. Son épouse, elle-même à L’Arche depuis plus longtemps encore, l’avait toujours soutenu dans ses différents rôles, mais n’avait jamais été nommée en tant que tel dans une responsabilité « majeure ». Tout en prenant soin de ses trois enfants, elle avait été de tous les évènements internationaux et avait participé à des instances diverses. Cette femme aux multiples talents était reconnue tout autant que son mari à travers toute la Fédération de L’Arche…

À l’occasion de l’une de mes toutes premières rencontres communautaires, en mai ou juin 2003, je crois, ce couple était venu participer à la soirée avec « leur » communauté. Je les connaissais autrement, surtout lui, ayant collaboré à un comité de communications lorsque j’étais en France. Quand j’ai pris la parole ce soir-là, j’ai mentionné leur présence comme « de la belle visite ». Je n’avais aucune arrière-pensée, j’étais heureux de les voir parmi nous. Mais puisque c’était leur première présence ensemble depuis février, mon intervention a pu avoir l’air déplacée, comme si je ne les considérais pas pleinement en tant que membres (et pourtant ils l’étaient bien plus et surtout depuis bien plus longtemps que moi!). Je n’ai su que plusieurs semaines plus tard que je les avais blessés. L’homme était occupé à bien d’autres priorités de L’Arche dans le monde. La femme avait une implication importante dans la communauté. Elle faisait partie du conseil communautaire (sorte de comité de direction) et était responsable du comité de vie spirituelle. Elle avait une relation privilégiée avec deux femmes avec un handicap de la communauté qu’elle prenait souvent chez elle. Elle venait aussi à l’atelier pour soutenir et parfois pour réaliser des projets artistiques avec les « usagers ». Bref, une personne vraiment appréciée. Ma coordinatrice régionale m’avait appris que le couple s’était senti humilié lors de cette fameuse soirée communautaire. Elle m’indiqua que je n’avais pas pris la peine de rencontrer individuellement la femme, comme j’avais annoncé que je ferais avec tous les ALT. Je crois que le délai pour cette rencontre était dû surtout à des raisons pratiques: elle n’était pas « visible » dans mon environnement quotidien comme la plupart des autres. Après toutes ces années, je ne vois toujours pas d’autres raisons, sauf peut-être que je ne sentais pas d’atomes crochus entre nous, mais j’avais des perceptions semblables avec d’autres et cela ne m’avait pas empêché de les rencontrer pour autant.

Cette histoire peut paraître banale. Et elle l’est. Mais elle a possiblement contribué à une suite de faits aux conséquences de plus en plus importantes. Cette ALT a commencé d’abord par se retirer progressivement des comités dont elle était membre, y compris le conseil communautaire. J’ai bien tenté de la retenir, mais elle ne voyait plus quelle place elle pouvait y occuper. C’est plus tard que la vraie crise éclata. Une histoire de reconnaissance. En janvier 2005, elle demandait par courriel à participer à une activité de ressourcement et souhaitait que la communauté en assume les frais. Son statut formel dans la communauté, selon nos procédures internes, voulait qu’elle en assume elle-même les coûts, si possible. Nous avions révisé tout cela quelque temps auparavant. Par équité avec d’autres, ce fut la réponse que le conseil communautaire choisit de lui donner et que je me chargeai de transmettre. Mauvaise réponse! Le conflit surgit soudainement. Elle nous reprochait de ne pas tenir compte de son ancienneté, de tout ce qu’elle avait porté sans rien demander en retour (et c’était vrai). La discussion n’était plus possible. Elle et son mari finirent par demander un retrait d’appartenance d’abord provisoire qui se transforma en définitif par la suite. Le conflit s’envenima lorsque le mari en ressentit lui-même les conséquences dans son couple et dans la confiance qu’il avait en L’Arche et ses structures pour que des anciens comme sa femme soient écoutés avec bienveillance dans l’expression de leurs besoins. Toutes les demandes de médiation de la part de la communauté et de moi-même furent refusées, le couple n’étant pas « prêt » à revenir sur ces évènements.

L’attitude de suspicion à mon endroit gagna d’autres membres de la communauté, mais plus encore de l’extérieur, car ceux-là ne connaissaient pas l’origine du conflit et étaient plus enclins à compatir avec le couple d’anciens. Partout où j’allais, je me voyais comme avec une étiquette sur le front : « Voici celui qui a provoqué un conflit qui a causé la rupture d »appartenance de untel et unetelle, des membres de L’Arche depuis 35… 40 ans! » Avec l’épouse, nous n’avons plus jamais eu aucun contact, à la suite d’une dernière tentative de dialogue avec le conseil communautaire. Quant au mari, peu de temps avant mon départ annoncé comme directeur, donc en 2010, il m’offrit de participer à la médiation que j’avais demandée depuis plusieurs mois. Nous avons eu deux séances. Après la première, nous avions l’impression que nous pourrions, un jour, « aller prendre une bière ensemble, éventuellement ». Après la seconde, sa colère avait resurgi et la conclusion ne laissait plus vraiment de place à d’éventuelles retrouvailles. J’en fus complètement peiné, car tout en reconnaissant mes maladresses et les choix que nous aurions pu faire autrement, il semble bien que le mal produit ne permettait pas d’en arriver, « si tôt », à une réconciliation.

Je raconte tout ceci parce qu’on voit souvent L’Arche comme étant une communauté exempte de conflits et où tout le monde vit en harmonie. Au contraire, sans doute en raison de l’attente qu’ont les gens de trouver cette paix, les conflits font partie de la vie quotidienne à L’Arche. Le plus souvent, le pardon est une voie possible qui est encouragée non seulement sur un plan moral, mais par des procédures concrètes lorsqu’il le faut. Mais j’ai dû me résoudre à admettre, comme bien d’autres avant moi, que parfois le pardon n’est pas prêt à être accordé. Celui des deux qui le voudrait ne peut donc pas y parvenir tant que l’autre ne le veut pas! Bien des années plus tard, je reste marqué par une phrase de la coordinatrice de L’Arche au Canada: « Jocelyn, parfois il faut renoncer à devancer par des procédures ce que seul le temps parvient à faire. » C’est là où j’en suis: dans le temps du non-pardon et de l’attente. Et j’en souffre encore.

Vivre en un lieu comme des étrangers

Cet article fait suite à Ces histoires gravées pour toujours, qu’il est préférable d’avoir lu avant.

À l'école du village, un spectacle de cirque (Stéphan et Steve à droite)

Les voyages forment la jeunesse! C’est tellement vrai. Peut-être est-ce la raison pour laquelle voyager, voir du pays, fait partie des projets de tant de gens autour de nous. Pour ma part, j’ai toujours rêvé de voyage. Je me suis régalé des moments où des amis ou des connaissances partageaient leurs récits de voyages avec enthousiasme, et plus spécialement les missionnaires, capables de décrire les particularités des cultures d’accueil. Mon premier voyage digne de ce nom fut en France, en 1988, avec Céline. En réalité, j’aurais voulu aller faire une ou deux années d’études à Paris ou à Rome, mais les conditions financières d’un tel projet pour un couple étaient loin d’être réunies. Jeunes mariés, nous étions parvenus à concocter un projet de cinq semaines dont trois en région parisienne et deux pour faire le tour de cette « petite » France. Tout avait été si vite et nous étions si émerveillés de ce que nous avions vu que nous n’avions que l’idée d’y revenir un jour. La proposition de travailler en France fut donc reçue comme une véritable aubaine en 1997. Mais  nous avons rapidement pris conscience que, pour une famille du moins, il y a une grande différence entre passer comme visiteur temporaire et immigrer en voulant s’intégrer au milieu d’accueil.

Notre année à Paris, ville lumière, fut différente également des quatre années et demie dans la Drôme des collines, un milieu paysan où l’agriculture et les vergers sont omniprésents dans le paysage. À Paris, nous y vivions davantage dans une disposition de visiteurs temporaires. Nous y étions pour un an seulement. Nous avions loué une maison complètement meublée avec que des valises pour tout bien personnel. À Hauterives, c’était en vue d’une situation « permanente », au moins pour quatre ans. Nous avions fait venir presque tous nos biens personnels, sauf les meubles. Nous étions moins anonymes aussi, car les rumeurs vont vite dans un milieu aussi homogène. Et qui dit région rurale, dit habituellement aussi plus conservatrice, plus proche de ses racines… peut-être moins disposée à accueillir — vraiment — des étrangers. Disons tout de suite qu’il y a une grande différence entre L’Arche, qui est une communauté déjà pluriculturelle, et l’environnement social en général. Dans la communauté, nous étions accueillis tels que nous sommes. Nous profitions d’une grande qualité d’écoute et d’une aide toujours disponible. Mais comme nous étions une famille, il fallait aussi nous inscrire dans la vie locale courante, faire les courses, gérer nos comptes et transiger avec des institutions, demander des services de santé et des services sociaux, envoyer nos enfants à l’école, faire nos impôts, être en règle avec l’immigration, etc.

Le milieu scolaire

Commençons donc par nos enfants. Steve et Stéphan avaient 10 ans lorsque nous avons emménagé près de Hauterives. Louis nous avait recommandé l’école de garçons du Foyer de Charité de St-Bonnet-de-Galaure, l’une des plus réputées de tout l’Hexagone. Steve et Stéphan y furent admis « gentiment », même si leurs bulletins n’avaient rien de très éloquent, au contraire, et cela probablement parce qu’il y avait une ouverture mutuelle entre les gens de L’Arche et ceux du Foyer de Charité. Ils furent donc intégrés chacun dans l’une des deux classes de CM1. Stéphan était dans celle de Mlle Guigal qui était aussi la directrice de la section primaire. Le comportement de nos garçons a immédiatement fait problème. N’ayant pas été élevés dans le contexte français, les adultes les jugeaient impolis, même insolents et peu enclins à apprendre les bonnes manières. Au niveau académique, les résultats n’étaient pas plus impressionnants, le décalage entre leur niveau et celui des autres élèves s’étant grandement accentué entre Joinville-le-Pont et cette école élitiste. Imaginez dans les sports, là où ils auraient pu performer un peu. Mais non, là-bas c’est le foot qui est le sport national et tous les jeunes Français sont nés avec un ballon sur le bout du pied! Nos deux pauvres « nuls » (c’était leur sentiment profond) ne faisaient donc pas le poids et sont vite devenus la risée de leurs compagnons. Plutôt que de subir l’intimidation dans leur coin, en complices qu’ils étaient, les jumeaux se sont créé une image de durs et sont devenus persona non grata. C’est vraiment à partir de ce moment que leur résistance à aimer l’école s’est transformée en détestation. Et leur comportement est devenu de plus en plus une forme de contestation ouverte, contre leurs pairs et surtout contre les autorités. À la fin de la première année de fréquentation, on nous demandait « gentiment » de n’en laisser qu’un seul sur deux… Et dès la fin du primaire, on nous fit savoir encore « gentiment » que cette école catholique, bien pourvue, fréquentée par des nantis, n’avait pas les ressources au niveau secondaire pour accompagner des enfants qui ne rentrent pas dans le cadre. C’en était fini de leur passage au « privé » !

Les exemples de situations tendues sont nombreux. Je vais n’en citer qu’un seul. Entre les deux garçons, Stéphan était le plus souvent sur la sellette. Un jour, Céline fut apostrophée par le responsable de la discipline dans la cour, un certain M. Cristalieri, si je me rappelle bien. L’homme de 80 ans l’invectiva avec vigueur au moment où elle venait récupérer les enfants en fin de journée en lui disant qu’il n’avait jamais vu, dans toute sa carrière, un enfant aussi insolent. Il ajouta: « Mais madame, votre fils est malade! Quelle sorte de parents êtes-vous donc pour ne pas le faire soigner? » Ma femme ne put répondre aucun mot. Ses larmes coulèrent à flot. Elle prit les enfants et partit avec sa colère.

En réalité, cet homme comme toutes les autres personnes qui se sont permis de juger notre capacité de parents à travers nos enfants, ne savait rien de ce que nous avions entrepris pour « les faire soigner ». En effet, dès la première année de leur arrivée, leur présence nous avait rapidement conduits à un sentiment profond d’incompétence. Lorsqu’ils venaient d’avoir quatre ans, nous avions consulté une pédo-psychiatre à Québec  qui nous avait dit qu’ils étaient psychiquement opposants et que nous allions en baver toute notre vie! Nous avions alors suivi une session pour parents « Y a personne de parfait ». Notre groupe était surtout constitué de parents d’ados, ce qui n’avait rien pour nous rassurer, voyant par avance ce que nous serions appelés à vivre! Le présent était déjà pénible, alors nous ne pouvions pas imaginer l’avenir pire encore. À cinq ans, les enfants ont été évalués par des étudiants de la maîtrise en psychologie à l’Université Laval (15 séances d’observation chacun!). Le résultat de toutes ces rencontres était lapidaire:

– Tout porte à croire que vos enfants ont subi une lésion cervicale due à traumatisme grave dans l’enfance.

– Ah, au moins vous avez trouvé quelque chose! Et alors, qu’est-ce qu’on fait?

– Rien. C’est vous qui aurez besoin d’aide…

Plus tard, une psychologue en privé avait évalué de nouveau Stéphan et avait confirmé un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Cela nous avait permis de trouver pour lui une école semi-alternative où un encadrement adéquat lui fut donné, encadrement qu’il passa toute l’année à tenter de casser! Vers la fin, la relation avec son éducateur était telle qu’il avait commencé à accepter certaines règles… Steve, de son côté était dans une école où ses deux enseignantes avait décidé de le tirer en avant pour qu’il rattrape le niveau de la 3e année. Ainsi, il avait double ration de devoirs chaque jour et toutes les récréations lui étaient retirées pour des séances de rattrapage. Vous imaginez comment n’importe quel enfant pourrait finir par aimer l’école avec un tel régime? Mais nous avions tendance à faire confiance aux professionnels, étant donné les difficultés que nous rencontrions nous-mêmes à la maison. Pendant toutes ces années, Céline se faisait aussi accompagner.

Alors quand un homme, qu’il fut âgé de 80 ans ou bien qu’il fut mon égal, se permit d’agresser ma femme en lui rentrant directement dans sa blessure, sans le savoir, bien sûr, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire ça. J’ai demandé à Mlle Guigal un rendez-vous avec elle comme directrice et ce monsieur. Elle a tenté de me convaincre que c’était un homme âgé et qu’on lui devait du respect. Il a fallu près de trois mois d’insistances pour que j’obtienne cette rencontre. Mlle Guigal nous avait installés dans sa classe, en attendant M. Cristalieri. Lorsque celui est entré dans la classe, il était remonté. Il a commencé par nous dire « c’est à cause de parents comme vous que le monde se porte si mal et que les enfants ne savent plus ce qu’est l’autorité ». J’ai respiré un bon coup pour demeurer respectueux, mais il me fallait aussi être ferme. J’ai demandé au monsieur d’écouter ce que j’avais à dire. Pour répondre à son agressivité, je lui ai dit que chez nous, au Canada, le respect se gagne par l’attitude que nous démontrons envers autrui, pas parce qu’on a 80 ans. Cela a semblé le surprendre à tel point qu’il s’est assis et a écouté. Je lui ai donc raconté l’histoire de nos fils. La négligence. L’abandon. Les placements. L’adoption. Les difficultés rencontrées. Les suivis. À la fin, je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit d’insulter une mère qui s’est tant donnée pour ses enfants, lui, un homme d’expérience, sans avoir pris le temps de s’informer. Il s’est levé et a accepté de présenter ses excuses sincères à ma femme et a même exprimé son respect pour la démarche que j’avais osé entreprendre en sa faveur. Céline aurait renoncé à cela. Mais les excuses de cet homme lui ont fait du bien. Et la détermination de son mari pour les obtenir fut une preuve de l’amour qu’il lui portait (elle le dira bien comme elle voudra).

Par la suite, nos enfants ont fréquenté une école publique qui avait mauvaise réputation. On s’en doute, tous les jeunes « bien » fréquentaient St-Bonnet, alors il ne restait que la plèbe pour les écoles publiques! Le Collège de St-Vallier-sur-Rhône fut naturellement un autre lieu d’épreuves. En moins de trois jours de la rentrée, nous étions convoqués par le directeur qui nous déclarait: « Dans toute ma carrière, je n’ai jamais vu un jeune se mettre autant en situation d’échec par rapport à ses professeurs, à ses pairs, à l’autorité, à tout quoi! » Nous nous attendions qu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, venir expliquer l’originalité de nos enfants, mais si tôt! Les deux années et demie qu’ils ont passées à cet endroit nous ont donné maintes fois l’occasion de rencontrer le personnel d’enseignement et les professionnels de soutien. Heureusement, une adjointe à la direction avait pris nos enfants en affection et se portait souvent à leur défense, avec l’aide de M. Portal, un psychologue qui nous suivait. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont pu faire si longtemps et éviter de se retrouver dans une école pour troubles de comportement…

Durant ces quatre ans, nous avons repris là où nous avions laissé au Québec, en ce qui concerne le soutien psychologique. Nous avions d’abord fait plusieurs séances avec deux thérapeutes, cette fois-ci en famille, autour de l’approche systémique et son fameux « génogramme ». Nous n’étions pas satisfaits des résultats et le directeur du centre de ressources, M. Portal, avait décidé de nous offrir lui-même un soutien familial, une fois par mois. Cet homme avait un parti pris honnête pour nos enfants. Il a su nous amener progressivement à mieux les accepter tels qu’ils étaient et à « faire avec », plutôt que de chercher à les changer, les « améliorer ». En parallèle à tout cela, Stéphan était suivi par un pédo-psychiatre de Lyon, un homme d’une grande expérience et d’une renommée internationale qui administrait une médication pour l’aider. Bref, ce oui à nos deux premiers enfants ne fut jamais de tout repos. Nos découragements étaient constamment portés dans la prière et nous avons toujours partagé ouvertement ce que nous vivions, ce qui permettait à d’autres de nous porter à leur façon.

Le milieu professionnel

En dehors des situations que j’avais à vivre au quotidien dans mon travail engagé au sein de L’Arche de la Vallée (voir Les lendemains qui déchantent), j’avais également des contacts avec des pairs. Je peux vous assurer qu’à ce niveau, la nouveauté qu’apporte un étranger nord-américain provoque instantanément une attitude de réceptivité étonnante. À chaque fois, tant à Paris, dans l’entreprise de services-conseils, qu’à Hauterives, au sein de la table des directeurs d’établissement ou encore parmi les directeurs de communautés de L’Arche de toute la France, l’ouverture à l’étranger « compétent » fut une réelle gratification.

Au sein de L’Arche, assez rapidement, j’ai pu intégrer quelques comités de travail qui me firent connaître. Je vins à quelques reprises au bureau chef de L’Arche en France, notamment sur des thématiques de communication, mais également d’évaluation. Lors de certaines rencontres nationales, j’ai pu occuper une place de choix dans les comptes-rendus des travaux accomplis. J’ai même été appelé à réaliser un « audit » d’une communauté qui avait des problèmes de gestion, tant des ressources humaines que financières. Bref, je bénéficiais d’une crédibilité qui reposait sur une réputation relativement superficielle, mais que j’ai consolidée par des implications et un travail d’équipe constructif.

Le milieu du handicap mental fut pour moi un autre lieu d’insertion très gratifiant. Un collègue, Charles, ancien de L’Arche de la Vallée, se chargea de me présenter aux autres confrères du métier. Il souhaitait élargir la collaboration entre les diverses institutions, dans un contexte où elles se regardaient davantage comme des concurrentes. Nous avions créé un groupe provisoire qui réalisa une étude sur les demandes de placements en attente dans tout le Département, ce que personne ne croyait possible, surtout les responsables de la direction départementale, la « DS26 ». J’avais mis toute ma connaissance bureautique au service de ce travail collaboratif et cela avait été salué largement par la grande majorité des responsables d’établissements de la Drôme. À tel point que, lors d’une réunion de bilan de notre opération, il fut question d’une suite. Comme j’allais quitter, je ne pouvais pas vraiment m’engager avec eux, mais je proposai la mise sur pied d’un collectif permanent qui servirait de vis à vis des organismes de tutelle. Cette idée avait reçu un bel accueil et mon ami Charles fut l’artisan de sa mise en oeuvre. Je l’ai revu à quelques reprises depuis ce temps et chaque fois, il m’a rappelé ce temps où nous avons travaillé ensemble et comment cette collaboration mit la table pour la création d’un collectif qui faisait l’envie d’autres départements.

Lorsque nous avons choisi de quitter la France pour rentrer au pays, en 2003, je ne quittais pas seulement une communauté de vie qui était devenue une véritable famille pour nous. Je quittais aussi un environnement de travail passionnant que j’aimais profondément. Je quittais plusieurs collègues qui étaient devenus des amis. Ce fut un deuil important. J’en parlerai un plus lors d’un prochain récit.

À la lecture de ce qui précède, vous comprenez l’ambivalence de mes sentiments à l’effet d’avoir été étranger en France. D’une part, du point de vue familial, ce fut une galère sans pareil avec l’école, la mairie (oui, je ne vous raconte pas les frasques de mes jumeaux dans le village!), les différents services. D’autre part, dans le domaine professionnel, le crédit de confiance qui m’a été accordé m’a été grandement profitable en me permettant de donner le meilleur de moi-même. J’oserais dire que c’était plus facile qu’au Québec! En tout cas, lors de mon retour, j’ai plutôt eu le sentiment de devoir lutter avec une réputation du gars qui vient d’ailleurs, surtout à L’Arche au Québec, où ce qui vient d’ailleurs est assurément rejeté, car inadapté à la culture unique… Mais ça, c’est une autre histoire!

Ces histoires gravées pour toujours…

Ce texte fait suite à Les lendemains qui déchantent ou Responsable sans expérience, qu’il est préférable de lire préalablement.

En 1999, mon fils Stéphan, au centre, et Céline, à droite

L’Arche de la Vallée est installée dans les villages de Hauterives et de Chateauneuf-de-Galaure, au nord du département de la Drôme (26) en France. Lors de sa fondation, en 1974, elle avait pris le nom de Moïta qui est resté celui du premier foyer, situé dans le quartier St-Germain, un peu à l’écart de Hauterives.

Quand j’ai pris la responsabilité de la communauté, en 1999, celle-ci venait de vivre une période de grande croissance, passant de trois à cinq foyers et ouvrant un atelier occupationnel de 21 places. Sur les 20 personnes adultes présentant une déficience intellectuelle accueillies dans les derniers mois, 14 présentaient également des troubles de comportements liés le plus souvent à un diagnostic de maladie mentale. Une psychiatre venait donc chaque semaine effectuer une prestation de trois heures pour suivre l’évolution des personnes et assurer le suivi de leur médication, souvent constituée de « cocktails » très finement dosés. Je me faisais un devoir d’être présent à ces séances qui me permettaient d’apprendre énormément, en accéléré, sur les différentes affections des personnes dont j’avais la charge.

On m’avait suggéré de ne pas prendre connaissance des dossiers des personnes, mais plutôt de commencer par les rencontrer telles qu’elles se donnaient à découvrir. C’est ce que j’ai fait. Je ne voulais pas rencontrer la maladie ou la problématique de telle ou telle personne, mais plutôt la personne elle-même, au risque de ne pas savoir comment me comporter, ne pas avoir la bonne distance. C’est d’ailleurs un des points qui avait été relevé dans ma première évaluation après une année. Mon inexpérience alliée à mon manque de connaissances en matière de handicap intellectuel m’ont sans doute quelques fois mis dans l’eau chaude lorsque venait le temps d’intervenir. Par exemple, avec certaines personnes, je montrais d’abord mon côté amical, convivial. En France, il y a, même à L’Arche, un aspect plus marqué que chez nous à propos de la posture du directeur qui doit rester normalement plus distant, en retrait ou « au-dessus de la mêlée ». Cela est utile lorsqu’il est temps de reprendre une personne sur ses comportements. Avec Joël, par exemple, un jeune très envahissant physiquement, je me suis montré très sympathique, acceptant ses accolades. Mais lorsqu’il fallut renforcer l’autorité de son équipe d’intervenants, j’étais tout à coup assez peu impressionnant dans le rôle d’autorité. J’ai donc dû apprendre à manier à la fois le relationnel et le rôle d’autorité.

Des personnes blessées depuis l’enfance

Arrivée quelques semaines avant moi, Véronique était une toute jeune femme avec des traits psychotiques marqués. Dans son établissement, au cours des dernières années, elle avait fait preuve d’une certaine stabilité émotive. Son installation à L’Arche fut un choc terrible pour elle. Elle ne parlait que très peu, avec des expressions difficiles à comprendre. Pendant des mois, elle disait un mot que personne ne comprenait. Et comme nous ne comprenions pas, elle a développé une grande frustration qui s’est peu à peu transformée en une colère et ensuite en une violence inimaginable, à la fois contre elle-même (elle s’arrachait littéralement tous les ongles de ses doigts et parfois des orteils) et contre les membres de son équipe, surtout les femmes. On m’appelait parfois au bureau ou à la maison, en pleine crise, car Véronique venait de passer à l’acte. La première fois que je suis venu à Moïta, son foyer, la responsable du foyer et une autre assistante étaient carrément assises sur Véronique étendue sur le sol. Elle venait de se calmer et les deux assistantes ont pu se lever à ce moment-là. L’une d’entre elles avait été blessée au dos. J’avais beau interroger Véronique sur les motifs de sa colère, elle répétait sans cesse le même mot. Même après avoir communiqué avec les intervenantes de son ancien établissement et que deux d’entre elles soient venues à L’Arche, nous ne comprenions toujours pas ce mot alors que d’autres mots étaient peu à peu répertoriés et documentés sur son vocabulaire. Il a fallu plus d’un an avant que quelqu’un ne fasse le lien avec le mot qu’elle répétait et le numéro de porte de la chambre de son ancien établissement « F8 », « F12 », ou quelque chose comme ça. Véronique demandait simplement, depuis tout ce temps, à rentrer chez elle, dans la chambre F8 qui avait été la sienne durant des années… Entre-temps, Véronique avait dû être médicamentée à fortes doses d’anti-psychotiques qui servaient de camisole chimique afin de la protéger d’elle-même et donner une sécurité aux assistantes (elle ne s’est jamais attaquée aux autres personnes accueillies!). La Véronique adulte à L’Arche, était loin d’être semblable à la jeune fille qu’on nous avait envoyée… Voilà une transition que nous avions manquée, l’établissement qui ne pouvait plus la garder en raison de son âge, et nous qui devions l’accueillir…

J’ai toujours gardé un attachement très fort pour Véronique. Sans doute parce que nous étions nouveaux tous les deux dans ce monde particulier d’une communauté de L’Arche. Sans doute aussi parce qu’elle était si décontenancée de se retrouver là. Peut-être était-elle un peu comme le miroir de ce que je vivais intérieurement. Dans la communauté, normalement, nous avions comme consignes que les femmes prennent soin des femmes et les hommes des hommes. Mais puisque les soins étaient prioritaires, il pouvait arriver qu’un intervenant de l’autre sexe soit appelé à donner un bain ou une douche. La pénurie d’intervenants avait fait en sorte que je fusse appelé à m’occuper de la douche de Véronique. C’était une activité qu’elle aimait bien, alors elle ne s’y opposait jamais. Je me rappelle lorsque je suis arrivé au foyer et que je me suis pointé à la salle de bains. Véronique y était déjà et en moins de temps qu’il n’en faut, elle s’était dénudée et attendait devant moi que je commence la douche. J’étais complètement abasourdi devant la vulnérabilité totalement exposée de cette femme. En ce moment précis, elle était disponible et confiante envers moi qui, pourtant en d’autres occasions, avais dû me mettre en travers de son chemin pour l’empêcher d’attaquer une assistante ou hausser le ton à l’occasion d’une remontrance verbale. Le corps de cette jeune femme « offert » pour les soins d’hygiène aurait pu devenir un corps agressé ou abusé, ce qu’il avait été dans sa jeune enfance. Malgré ses blessures et la psychose infantile sévère qui lui servait de protection contre l’inhumanité dont elle avait été l’objet, elle pouvait encore se poser devant un homme et attendre de lui qu’il soit bon et la touche convenablement. Je me rappelle avoir tenté le plus possible d’éviter de la regarder, de simplement l’orienter avec des paroles, émues, pour qu’elle se lave elle-même partout. On m’avait dit qu’il ne fallait pas oublier de lui laver le dos, ce que j’ai fait avec une grande douceur. Ce corps était devenu sacré et je devais lui vouer un respect infini.

En 2005, lorsque je suis revenu dans la communauté, en transit pour une réunion en Italie, toutes les personnes se précipitaient vers moi pour me saluer. Ma surprise fut de voir que Véronique venait elle aussi spontanément vers moi. En une minute, elle m’a adressé plusieurs mots différents, que je ne comprenais pas pour la plupart, comme si elle voulait me raconter ce qu’elle était devenue. Elle souriait, c’était déjà énorme. Ce fut l’un des moments les plus émouvants de mes retrouvailles. Véronique, pour moi, demeure la personne phare de mon mandat de responsable de L’Arche de la Vallée, car à travers toute la recherche que nous avions dû mener pour la comprendre, pour en prendre soin avec précaution, elle est demeurée par dessus tout un mystère infini. Elle est l’image de toutes ces personnes blessées dans leur intelligence et dans leur capacité relationnelle. Seul le temps et l’engagement personnel dans la durée peuvent contribuer à établir un espace d’intimité et de réciprocité favorisant la guérison. Ce temps, je ne l’ai pas suffisamment pris ni assez longtemps… Mais l’élan naturel de Véronique vers moi me fut d’une douceur indicible.

Les vrais problèmes

On dit souvent à L’Arche que les personnes accueillies ne posent pas vraiment de problèmes, mais que ce sont plutôt les assistants! Aujourd’hui je dirais autrement: le problème est dans la relation entre les assistants d’une part, et entre les assistants et les responsables d’autre part. Les assistants dont il est question proviennent de n’importe où dans le monde. Le critère d’admissibilité, à cette époque en tout cas, outre les formalités administratives, était essentiellement la bonne volonté. L’Arche accueillait donc des jeunes et des moins jeunes pour en faire dès leur arrivée des « assistants » (Jean Vanier aurait choisi ce mot à partir de son origine latine, dans le sens de « s’asseoir avec ») et non pas des intervenants dans le sens classique du rapport aidant-aidé. Recevoir chaque année une dizaine de nouveaux assistants et en faire des membres d’équipes qui doivent fonctionner de manière cohérente, prenant en compte leurs origines et leurs cultures diverses, est tout sauf évident.

Un jour, Geneviève, la responsable des assistants, vint me parler d’un certain T. C’était un homme à la mi-trentaine qui avait déjà pas mal roulé sa bosse. Ancien légionnaire, il s’était plus ou moins réfugié dans un petit ermitage pas très loin, où le frère Pierre, un bénédictin qui vivait en retrait de son monastère, l’avait accueilli et accompagné. Le frère Pierre s’était porté garant de T. Nous avions donc accueilli cet homme avec confiance, la mienne reposant essentiellement sur le jugement de Geneviève. T. était un homme costaud de 2 mètres, tatoué, avec un faciès dur et peu souriant. Il opérait autour de lui une grande fascination. Son silence sur sa vie passée lui donnait une aura de mystère qu’il se plaisait à cultiver. Il faisait peur également, mais ce n’est que beaucoup plus tard que celles qui vivaient dans le même foyer ont pu l’exprimer. T. avait notamment fait des promesses à une femme présentant un trouble mental qui vivait dans son foyer. Elle en était tombée amoureuse et avait eu avec lui des relations sexuelles consenties, ce qui était totalement interdit dans un foyer de l’Arche, même entre deux assistants! Un jour, M., une autre jeune femme avec un handicap du même foyer, était venue se plaindre que T. l’avait touchée. Elle disait qu’il l’avait invitée dans sa chambre et qu’il l’avait caressée. Des interrogatoires en règle avec T. et M., séparément et puis ensemble, laissaient planer des doutes. Au final, la jeune femme finit par se rétracter complètement, disant avoir tout inventé. C’était vraiment une invention, mais il est fort probable que M. avait été témoin de l’autre relation et qu’elle avait tenté par ce moyen de nous en avertir, en prenant tout sur elle. Nous ne pouvions pas, à ce moment, faire de tels rapprochements avec une autre situation puisque rien ne nous y menait. Mais, à partir de ce jour, T. a commencé à avoir des comportements irrationnels. De mystérieux, il finit par devenir effrayant pour tous les gens de son foyer. Lors d’une soirée communautaire, avec son foyer il avait joué une scénette qui avait laissé perplexes tous les anciens. Après l’avoir rencontré, je convins avec le conseil communautaire qu’il devait partir. Les membres du conseil appréhendaient le moment du départ, la violence contenue de cet homme allait-elle exploser? Il revenait au directeur d’annoncer la décision et d’accompagner la sortie du foyer. Je n’étais pas gros dans mes pantalons! Heureusement, tout se déroula sans problème. T. quitta la communauté. Quelques semaines plus tard, nous apprenions qu’il avait été arrêté dans sa région natale pour des crimes à caractère sexuel sur une ex-conjointe (avant son séjour à L’Arche). T. m’avait écrit une longue lettre dans laquelle il tentait de se justifier. Je n’avais alors aucune idée de ce qui arriverait plus tard, bien après mon départ. Cette femme avec qui il avait eu des relations croyait toujours en l’amour de cet homme! Lorsqu’elle prit conscience que T. ne reviendrait jamais la chercher pour vivre avec elle, elle sombra dans une dépression grave et commit une tentative de suicide. Elle finit par dévoiler toute l’histoire. Mon successeur déposa conjointement avec elle une plainte au criminel. C’est par téléphone que je dus témoigner auprès d’un inspecteur de la gendarmerie française de tout ce que je savais et surtout de ce que j’ignorais. J’aurais pu être jugé pour négligence, mais les explications que j’ai données sur la manière de traiter cette affaire avaient rassuré l’inspecteur. J’ai appris par la suite que T. fut condamné à plusieurs années de prison pour différents abus.

Cette histoire me fait également penser à E., une jeune assistante qui s’est trouvée dans cette équipe, au même moment. E. était une femme visiblement souffrante. Elle avait ses confidentes qui se gardaient bien d’ébruiter quoi que ce soit de ce qu’elle leur confiait, ce qui était un bon gage de leur confiance mutuelle. Pour nous, l’équipe de responsables, il était difficile de l’aider par les moyens formels. Dans la foulée entourant le départ de T., E. s’était assombrie encore davantage. C’est elle qui avait pris la responsabilité du foyer en cours d’année. Avant la rentrée de septembre, elle avait demandé à être retirée du rôle de responsable. Nous étions pratiquement en crise de responsabilité, car bon nombre d’anciens voulaient rester sans porter de responsabilité. Les nouveaux devaient souvent être nommés prématurément responsables pendant que les anciens semblaient se la couler douce, profitant de la relation gratuite avec les personnes accueillies. Le conseil prit la décision qu’il fallait plutôt mettre E. au défi de rester en poste comme responsable ou bien de partir. Elle choisit de quitter et de garder sa colère enfouie dans son silence, ce qui laissa un grand malaise dans toute la communauté. En septembre 2010, alors que je venais de quitter L’Arche-Montréal, je reçus une lettre de sa part, presque dix ans après les événements E. me reprochait un tas de choses, notamment d’avoir gâché une grande partie de sa vie, et même de l’avoir détruite, lui causant des années de reconstruction psychique… J’étais complètement troublé par ces accusations. Mais je ne pouvais changer la perception qu’elle en avait. J’ai répondu. Ma mémoire était un peu défaillante. Elle a répondu et clarifié ses positions. Cet échange de courriels a permis de remettre, un peu, les choses en perspective. Je reconnaissais qu’il était probable que les décisions j’avais prises avec le conseil communautaire pouvaient avoir été vécues comme elle le disait. Je reconnaissais également que mon inexpérience avait sans doute joué un rôle dans le traitement de cette situation. J’ai tenté de lui exprimer toute la compassion possible et surtout mon désarroi devant le fait qu’elle refusait de s’ouvrir sur ses difficultés, à cette époque, du moins avec moi ou une autre personne en autorité. Dans la lettre suivante, le ton passa à celui de la franche discussion sur des souvenirs communs mais interprétés différemment. Dans sa dernière réponse, il n’y avait qu’un seul mot : « Merci ».

Une multitude d’histoires sacrées

J’ai été responsable de cette communauté de janvier 1999 à février 2003. Je garde un souvenir précieux de chacune des personnes accueillies dans la communauté et de chacune et chacun des assistants que j’ai accompagnés ou côtoyés. Je pourrais ainsi raconter des centaines d’autres histoires qui restent à jamais gravées dans mon coeur. À L’Arche, le directeur ou, mieux, le responsable est identifié à l’image biblique du « bon berger ». Il doit connaître chacune de ses brebis s’il veut que celles-ci le suivent. Le temps qui m’a été donné de vivre dans cette communauté n’aura peut-être pas beaucoup marqué les uns et les autres, quatre ans, c’est si peu dans leur histoire. Mais chaque relation que j’ai eue avec l’un et l’autre reste marquée au fer rouge dans ma propre histoire… Je me sens comme un tabernacle qui conserve une part du sacré de chacune de ces personnes. C’est un privilège immense et une responsabilité énorme qui subsiste même longtemps après que je les ai quittées.

Responsable sans expérience…

Avec Yolande, en 1999

Ce texte peut être lu de manière autonome, mais on peut préférer le lire après Quand toutes les barrières tombent ou Les lendemains qui déchantent

Un an après mon entrée en fonction à l’Arche de la Vallée, soit au début de l’an 2000, on m’avait demandé d’écrire un témoignage personnel, car dans la structure de l’Arche en France, il y avait plusieurs regards posés sur cette histoire rocambolesque d’un étranger qui ne connaît rien à L’Arche et qui est désigné comme responsable d’une communauté bien établie. Le texte qui suit est la version intégrale que j’avais écrite il y a donc 17 ans!  Lire la suite

Les lendemains qui déchantent

Cet article fait suite à Quand toutes les barrières tombent qu’il est préférable de lire avant.

Philippe (décédé récemment), Janique et Martine

Quand on dit oui à quelque chose d’inouï, il va de soi que les réactions seront variées. Dans un premier temps, on cherche surtout les confirmations et il y en a toujours. Pour un grand maître du discernement, comme saint Ignace de Loyola, les mouvements du coeur ou de l’âme sont à écouter avec attention lorsqu’il s’agit de vocation. Il parle ainsi de consolation et de désolation. Quand on envisage une orientation à sa vie, il y aura consolation si ce qui m’habite est la joie, l’enthousiasme, des réactions positives des autres. Il y aura désolation si la tristesse m’envahit, les gens se détournent de moi, etc. Ceci dit, ni la consolation, ni la désolation ne sont les repères finaux pour les choix. Ils sont des indications à prendre en compte, sans plus. Dans mon cas, après avoir dit oui à L’Arche, les consolations ont été importantes surtout par les nombreuses barrières qui se sont effacées littéralement de la route. Mais un tel choix qui provoque un retournement à 180° ne peut pas ne pas faire de vagues.

Quitter à un sommet

Il y a eu les premières réactions et les autres. Dans un premier temps, les membres de nos familles respectives ont plutôt accueilli notre choix de nous engager à L’Arche avec bienveillance. Par la suite, les interrogations se sont faites plus insistantes. En quoi consiste un engagement? Est-ce pour la vie? Avez-vous le droit de sortir? Pourra-t-on vous voir? Toutes ces questions qui témoignent de la méconnaissance d’un mouvement international qui est pourtant largement reconnu en dehors des frontières d’origine de Jean Vanier, son fondateur. Les réponses apportées semblaient le plus souvent rassurantes.

Dans l’entreprise, il en fut autrement. Julien, mon patron de Québec avait semblé à demi-surpris. Il connaissait mes « penchants » pour la religion, la justice sociale, etc. Il me connaissait également pour mon empathie, mes valeurs humaines. Le temps n’était pas favorable à ce que je quitte, mais en homme d’affaires expérimenté, il avait déjà envisagé une suite. Les collègues de mon bureau à Paris ont été moins subtils. MTLI partageait ses locaux avec des associés de Julien qui travaillaient dans divers domaines connexes. Ils étaient partenaires. Ce sont eux, le plus souvent, qui ouvraient les portes pour que nous puissions démarcher les clients. J’avais établi une relation de confiance avec les uns et les autres, même si on me considérait évidemment comme le jeune Canadien encore en apprentissage, ce qui était juste. Michel avait peu réagi à mon annonce. C’était un homme peu loquace sur ses sentiments, comme tant d’autres. Il semblait quand même avoir un certain intérêt pour mon choix, d’autant qu’il avait une fille adulte qui nécessitait un accompagnement soutenu. Paul était un homme charmeur, chaleureux, ouvert. Il fit comme si l’annonce de mon choix ne l’atteignait pas et se réjouit rapidement pour moi.

Le mois de septembre me parut bizarre. J’étais fort engagé dans l’entreprise, en semaine, mais je quittais prématurément le vendredi pour me rendre à Hauterives, y retrouver ma famille. Il est possible qu’en raison de ces allers-retours, j’ai été moins conscient de ce qui se tramait derrière mon dos. Nadia fut envoyée de Québec pour me seconder. Julien avait prévu qu’elle me succéderait. Ne me connaissant pas, elle s’investit rapidement auprès des partenaires pour la continuité. Mais elle entendit également des choses à mon propos. Fin novembre, Julien vint à Paris. Nous primes le temps de parler un peu. À un moment, il m’interrogea sur ce que c’était réellement l’endroit où je m’en allais. Il avait visiblement besoin de vérifier des choses. Lorsqu’il fut rassuré, il me demanda si j’avais entendu ce qu’on racontait à mon propos. Il me dit que le bruit courait abondamment que j’avais été endoctriné et que je partais dans une secte religieuse répertoriée dans une liste officielle. Je finis par savoir que l’auteur de ces rumeurs n’était autre que Paul. Après m’être assuré que rien ne liait L’Arche de Jean Vanier à un quelconque répertoire de sectes en France, je m’en vins confronter Paul. J’étais en colère. Il s’était dit mon ami. Il me souriait chaque matin. Et pendant des semaines, il encourageait les gens à me voir comme un faible qui s’était laissé endoctriné. Je lui démontrai qu’il avait tout faux. L’Arche, loin d’être vue comme une secte, était un partenaire reconnu par l’État et les nombreux Départements dans lesquels elle était implantée. Si L’Arche faisait une place centrale à la dimension spirituelle, ce n’était certainement pas pour brimer les consciences et limiter les libertés, mais au contraire pour en déployer tout leur potentiel! La longue démonstration qu’il subit et les reproches au nom de l’amitié finirent par l’atteindre et il se montra alors fort malheureux d’avoir ainsi causé du tort. Il me promit qu’il allait réparer auprès des gens à qui il avait parlé afin de rétablir les faits. Je ne sais pas s’il l’a fait effectivement, mais sa promesse me suffisait.

J’avais surtout mal du fait que la plupart des employés que j’avais accompagnés, soutenus et défendus m’avaient peu à peu tourné le dos. Seules quelques personnes, dont Annie, Michel et Pierre sont demeurées loyales et le sont toujours après ces années. La fête de départ qu’on me fit à la mi-décembre avait le goût amer de la désolation. Mais pour embrasser un choix vocationnel, ne faut-il pas aussi qu’il comporte de telles conséquences?

Arriver dans un monde inconnu

Chaque fois qu’il était possible, je venais à L’Arche de la Vallée le vendredi pour pouvoir assister au conseil communautaire qui était l’équivalent d’un comité de direction. Je n’étais pas encore le directeur, mais on avait eu pour moi cet égard de déplacer la réunion au vendredi afin de me permettre d’y être de temps en temps. J’ai eu droit à quelques tests. Le premier jour, en début de réunion, Geneviève me remit le Prions en Église et me demanda « Tu veux bien nous faire prier, Jocelyn? » Comme j’ai dû paraître nul à cette occasion. Oui, j’étais croyant. Oui, j’avais étudié en théologie. Oui, j’allais à la messe hebdomadaire. Mais faire prier un groupe ne faisait pas partie de mes expériences majeures, surtout pas récentes!

On nous avait proposé de faire les vacances de Noël avec un groupe de la communauté, histoire de nous apprivoiser avec quelques membres et pour mieux connaître la réalité d’un groupe de L’Arche. Un de ces groupes devait passer 10 jours à Cuise-la-Motte, tout près de Trosly-Breuil, le lieu où tout a commencé pour L’Arche. Céline et les enfants avaient accepté sans gaieté de coeur. Pour moi, c’était une chance de poursuivre ce que j’avais commencé avec L’Arche à Paris depuis quatre mois. Le responsable de ce groupe était un homme dans la jeune trentaine avec une courte expérience de L’Arche et plusieurs années de vie communautaire en silence complet, chez les Chartreux! Il y avait dans le groupe David, un jeune adulte trisomique avec de graves problèmes de comportement. Pour un rien, David se mettait en colère et frappait tout ce qui bougeait autour de lui. Un soir, au restaurant, il poussa violemment toute la vaisselle qui était disposée devant lui, suscitant un silence gêné de tous les clients. Le responsable du groupe le poussa fermement dehors pendant qu’on ramassait les objets avec la serveuse apeurée. J’étais le futur directeur. J’étais complètement incompétent à gérer ce genre de situations, encore moins habile à évaluer la réaction vive du responsable. Je découvrais une partie de la réalité que j’aurais à gérer dans quelques jours et j’étais effrayé. Je doutais alors de l’appel que j’avais reçu. Dieu peut-il vraiment nous appeler à une telle chute hors de nos zones de confort et de compétences?

Le 3 janvier, je prenais ma première journée de travail. Ce que j’avais vécu dans ce restaurant aurait dû me préparer à ce qui surviendrait. Yolande, l’une des toutes premières femmes accueillies dans un foyer de l’Arche de la Vallée, était absolument ingérable depuis quelques semaines. Comme bien d’autres personnes vivant avec une déficience intellectuelle, la perspective du changement de directeur l’affectait sérieusement. Ce petit bout de femme avec laquelle j’avais versé quelques larmes, le 24 juillet, lorsque je fus présenté à toute la communauté, s’avérait d’une tyrannie phénoménale. L’équipe des assistants de son foyer n’en pouvait plus. Yolande était passée à la douche froide presque chaque jour. J’étais estomaqué devant les récits qu’on me faisaient et des méthodes employées. Dès le deuxième jour, j’avais à prendre une décision: il fallait que Yolande quitte pour un temps, sinon nous allions perdre toute l’équipe d’intervenants. Qui étais-je donc pour prendre une telle décision? C’est Marie-Paule qui fut ma plus grande conseillère. Elle était responsable des foyers et donc des personnes accueillies. Elle me suggéra d’envoyer Yolande passer un temps de retrait dans la communauté de Lyon. J’organisai les choses avec Georgette, la responsable. Yolande quitta non sans recevoir des remontrances de ma part et des objectifs précis sur lesquels réfléchir. L’équipe souffla un peu. Je leur demandais de voir comment chacun pourrait réaccueillir Yolande à son retour, mais j’avais devant moi des gens brisés par la violence de Y0lande et leur propre violence qu’ils avaient eux-mêmes extériorisée. Brice, par exemple, fut pris à un moment d’une telle colère qu’il frappa violemment dans une armoire dont il fracassa la porte! Ce petit bout de femme, minuscule même, avait le pouvoir de faire surgir la violence d’un apôtre de Gandhi comme Brice…

Peu de temps avant que je prenne mon poste, Jacques, un ancien de L’Arche qui avait beaucoup souffert de décisions de responsables, m’avait invité à « donner ma vision » lorsque je prendrais mon rôle. Donner ma vision? Quelle était donc ma vision? Et qu’est-ce qu’une vision? J’ai été tourmenté par cette question durant plusieurs jours. En prévision de ma première soirée communautaire, j’avais tenté d’écrire un beau « discours de vision », mais je ne pouvais rien dire d’autre que de la théorie. Lorsque l’occasion arriva, je quittai mon texte et me limitai à déclarer à tous que ma vision, ce serait d’être à l’écoute pendant au moins six mois. J’allais rencontrer tous les membres de la communauté, individuellement ou en groupes, afin de les connaître et de prendre connaissance de leurs visions! À mon avis, c’était sans doute la meilleure vision à donner à ce moment-là! J’avais dû être inspiré.

Mais ça n’avait pas convaincu tout le monde. Geneviève était l’une des fondatrices de la communauté qui allait célébrer 25 ans cette année-là. Elle avait quitté quelques années pour Trosly-Breuil, mais était revenue pour assumer à mi-temps le rôle de responsable des assistants (du personnel) et celui de coordinatrice régionale. Elle avait donc une autorité supérieure à la mienne en ce qui regarde toutes les communautés du sud-est de la France, mais une autorité qui ne s’exerçait pas sur la nôtre en raison de son appartenance. C’était certainement une situation frustrante pour elle qui voyait un jeunot étranger prendre un rôle aussi important. De plus, comme elle partait sans cesse à l’extérieur pour accompagner les communautés, un grand nombre d’assistants venait me rencontrer pour des problèmes qu’ils devaient régler. Mon sens pratique et ma propension à rendre service me commandaient alors de leur donner des réponses ou de poser des gestes qui relevaient normalement de Geneviève. En début de février, Geneviève demanda à me voir. Elle était doublement en colère. Elle était fâchée contre l’équipe de discernement. Elle ne croyait pas que c’était un bon choix de confier une grande communauté comme celle-ci à un homme inexpérimenté et qui ne connaissait rien à la vie communautaire ni au handicap. Elle m’en voulait aussi parce que j’avais pris des initiatives en rapport avec son rôle de responsable des assistants. Ce jour-là, je m’en rappelle fort bien, j’ai d’abord tout admis tout ce qu’elle disait. Oui, l’équipe avait peut-être fait erreur. Oui, j’avais joué dans ses plates-bandes. Mais j’ai eu cette inspiration qui l’a démontée: « Ce n’est ni toi ni moi qui ai voulu que je me retrouve ici à ce poste. Tu crois comme moi en la puissance de l’Esprit Saint. Tu as prié avec toute la communauté pour qu’il envoie un berger. C’est moi qui suis arrivé là. Toi et moi n’avons qu’une chose à faire: faire confiance que son choix a pu être le bon et faire en sorte que ça soit vrai. » Geneviève a quitté mon bureau. Notre collaboration s’est améliorée nettement après cette altercation (et parce que je me suis mêlé de mes affaires!).

En fait, cette transition fut réellement pénible. Je parlerai une autre fois de l’adaptation de nos jumeaux qui n’a en rien aidé notre intégration à cette région. Chaque jour, je me demandais ce que je faisais là. Je devais prendre les bouchées doubles pour apprendre mon rôle, apprendre L’Arche, apprendre les lois et règlements sur le handicap, les règles administratives sur la tenue d’un établissement pour adultes handicapés, la gestion des ressources financières, matérielles, humaines, les relations avec les élus, le voisinage, etc. Il me semble qu’en moins d’un an, j’ai fait l’équivalent d’au moins deux maîtrises!

Une seule chose m’habitait tout ce temps: je ne savais pas pourquoi j’étais là, je me savais incompétent, limité, maladroit, je n’aimais pas mon travail comme j’avais aimé le précédent, j’avais si peu de gratifications en fait… Mais, compte tenu des circonstances qui m’avaient conduit là, j’avais la conviction la plus intime que j’étais à ma place, car c’était là que Dieu m’avait voulu. Et être assuré de ça, ce n’est pas rien!

La suite par ici : un écho de Céline Les lendemains qui m’émerveillent—>

Quand toutes les barrières tombent

Cet article fait suite à Le blues du businessman qu’il est préférable de lire avant celui-ci. 

Une visite avec des amis au Chateau de Crussol (Ardèche)

Janvier 1998. Julien est venu de Québec avec une intention bien claire: me faire signer un contrat pour au moins une autre année avec MTLI à Paris. Fort du succès récent, les négociations sont faciles. L’augmentation proposée est substantielle. Nous évaluons que cette expérience apporte son lot de bienfaits. Céline et moi faisons le choix de rester. Le rythme de vie typiquement parisien se poursuit donc. Je rentre de plus en plus tard, car pour réussir en affaires, il faut attendre à 18h pour communiquer avec les clients. C’est là que tout se joue!

Avec le succès, les employés se montrent de plus en plus gourmands. Les avantages fiscaux ne suffisent plus. Des concurrents accourent dès l’arrivée de nouveaux conseillers pour faire leur maraudage. La qualité des candidats recrutés attire ces compétiteurs avides de profiter de nos efforts et ils parviennent à faire des offres alléchantes puisqu’ils n’ont rien à assumer des frais de recrutement, de transport et d’hébergement ainsi que les frais légaux pour l’immigration. De plus en plus, mon rôle consiste donc à flatter les conseillers, leur faire prendre conscience de ce que la compagnie a investi pour les faire venir et finalement les augmenter quand même pour approcher les offres des concurrents. Mes clients en sont contents. Pas moi. J’ai de plus en plus le sentiment de gaspiller mon empathie naturelle et mon nouveau talent de gestionnaire au service d’enfants gâtés.

Pentecôte 1998

Tel que convenu avec Louis Pilote, nous prenons le TGV en famille, tôt  le 30 mai, pour nous rendre à Hauterives, dans la Drôme. Louis nous attend à la gare à Lyon. Arrivés à la maison, l’accueil d’Eva et des quatre enfants est chaleureux. Céline et les gars sont émerveillés par la nature champêtre de ce coin de pays et de tout ce ça rend possible, en particulier avec des animaux. Plusieurs fois je les entend dire qu’ils aimeraient habiter un coin comme celui-ci. Nous passons donc un bon weekend à nous raconter nos vies. Louis et moi parlons beaucoup de L’Arche. Il doit quitter la direction de sa communauté. La famille prend une année sabbatique à partir d’août avec un projet de voyage familial à vélo depuis Vancouver jusqu’au Mexique! La communauté lui cherche un successeur avec, semble-t-il, des réponses négatives de plusieurs personnes « appelées » l’une après l’autre.

Le dimanche en fin d’après-midi, Louis m’annonce qu’il doit passer quelques minutes à la communauté, car un assistant (intervenant) a vécu sa confirmation et on lui fait une fête. Il doit au moins faire acte de présence. Il me propose de l’accompagner. Je convainc également Céline de venir avec nous. Nous rencontrons donc ces quelques 80 personnes qui sont dans une joie indescriptible. Dès qu’on nous voit arriver, certaines se précipitent vers nous, visiblement « handicapées ». Elles nous demandent qui nous sommes, pourquoi nous sommes là. « Nous sommes des amis de Louis, oui, Canadiens comme lui », que nous répondons. Mais cette ambiance a tôt fait de nous inclure dans le groupe en fête. Nous saluons les uns et les autres. Nous partageons ces sourires et cet accueil qui ne s’inventent pas. Même Céline y passe un bon moment, notamment auprès des personnes avec un handicap. Nous revenons à la maison. Louis me confie qu’il a signalé notre présence à une certaine Marie-Paule, membre de « l’équipe de discernement » instituée pour trouver un nouveau responsable de communauté, en lui mentionnant que je ferais un bon directeur. Je l’en remercie, sachant très bien que ça ne sert à rien d’y songer, avec la femme que j’ai!

Le lundi matin, jour férié, nous nous préparons à quitter. Louis doit nous ramener à la gare en tout début d’après-midi. Après avoir répondu à un coup de fil, il vient me dire que « la » Marie-Paule, intriguée par la mention de Louis, souhaiterait nous rencontrer avant notre départ. Le scénario qui se déroule alors est digne d’une émission de Surprise sur prise. Vers 10h, Louis propose aux enfants d’aller faire un tour à vélo. Eva dresse une table avec croustilles et Coke sur la terrasse. Et une voiture surgit dans l’entrée. Je dis à Céline: « Euh… le comité de sélection envoie quelqu’un nous parler ». Elle n’y croit pas un mot. Lorsque Marie-Paule se présente, Céline dit: « Pilote, où es-tu caché? Où sont les caméras? » Et malgré cette ambiance déroutante, la conversation s’engage. Marie-Paule ne se laisse pas démonter. Elle nous interroge sur notre désir de vie communautaire et sur notre intérêt par rapport à L’Arche. Céline n’y va pas avec le dos de la cuillère: « L’Arche? Jamais pour moi. Je ne me vois nullement côtoyer des personnes handicapées. Elles sont laides. Elles ne sont pas intelligentes. J’ai même du dédain pour elles. » Et vlan! Marie-Paule a cette réaction géniale: « Vous me rassurez! Moi, les gens qui adorent les personnes handicapées sans les connaître, je les fuis comme la peste. Je préfère les gens qui mettent des distances, car on entre en relations avec elles en s’apprivoisant mutuellement, pas en s’embrassant sans se connaître. » Dans la conversation qui suit, Marie-Paule parvient à obtenir de notre part des réponses sensées. Elle démonte tous les arguments de Céline qui, après deux heures, finit par abdiquer: « Je ne sais pas ce qui vient de se passer, mais j’ai une conviction profonde : nous allons bientôt être ici. »

Entendant cette annonce prophétique, les bras m’en tombent. J’en perds mes moyens. Un peu gêné face à Marie-Paule, je dis à Céline: « Tu sais, ce n’est pas possible. C’est un comité qui décide. On ne se porte pas candidat à un poste dans L’Arche. Et puis, tu le sais, j’entame demain ma deuxième année de contrat! » Bref, je paniquais. Marie-Paule a sans doute vécu ce moment avec une certaine frayeur également. Elle s’est hâtée de ramener les choses à la réalité… Elle n’a surtout pas de mandat pour nous recruter. Elle n’a même pas le droit de nous voir pour en parler. Mais compte tenu de ce que nous avons échangé, elle osera suggérer à l’équipe de discernement qu’elle considère favorablement notre candidature comme famille et la mienne comme futur directeur.

Impossible… Vraiment ?

Dans sa vieille Citroën DS  1970, Louis nous ramène à la gare en toute hâte, compte tenu du retard que nous avions pris. Si ce n’était des vagues extrêmes causées par cette voiture-bateau filant à toute allure, j’aurais dit que mes nausées étaient causées par les sentiments intérieurs qui m’habitaient. Je connaissais Céline assez pour savoir que lorsqu’elle dit oui, les choses se font, c’est ainsi. J’étais inquiet. Je me rappelle que nous avons fait silence et que les regards que nous avons échangés en disaient long. Nous sommes rentrés à la maison. J’ai repris le travail. Nous voulions sans doute oublier un peu ce qui venait de se passer.

Une semaine plus tard, je reçois un coup de fil d’un certain Philippe Delachapelle, le coordinateur de L’Arche en France. Il a été mis au courant de l’existence d’un couple dont le mari pourrait même être appelé à un poste de responsable de communauté. Marie-Paule avait fait son travail de persuasion (ce n’est pas peu dire, car elle nous confia que ce fut un moment très dur à passer, vu le blâme qu’on lui fit d’abord bien sentir avant de l’écouter vraiment). Philippe demandait à nous rencontrer, en compagnie de Christine McGrievy, la coordinatrice régionale déléguée pour la communauté. Le rendez-vous eut lieu sur la butte Montmartre, pas très loin de notre cabaret minable!

Dès le départ, Philippe voulut mettre les choses au clair: « Monsieur et Madame Girard, sachez que ça n’arrivera jamais, en France, qu’une communauté appelle un étranger qui ne connaît pas L’Arche pour un rôle de directeur! » Avant même de m’asseoir, je fis un geste de repartir. « Écoutez, j’ai un bon boulot. Nous ne demandons rien, vous nous avez convoqués à cette rencontre. Nous pouvons en rester là si vous voulez… » Philippe s’est alors vite rattrapé en souhaitant malgré tout vérifier notre aptitude comme couple à la vie communautaire. Pour le reste, ce n’était pas de leur ressort. Nous avons donc partagé durant plus de deux heures sur notre vie, nos aspirations, notre foi, mon expérience de travail, etc. Au terme de ce questionnaire approfondi, Christine et Philippe ont simplement dit: « Nous sommes sous le choc. Nous avons le sentiment que vous feriez une très bonne famille engagée dans l’Arche. Et même pour un poste de responsable, si on nous le demande, nous ne nous y opposerions pas, compte tenu de tout ce que nous avons entendu. » J’étais complètement effrayé par ce que je venais d’entendre. Ce que Céline avait pressenti pouvait donc éventuellement se réaliser.

Mais le silence est revenu après cette rencontre. Connaissant l’urgence de remplacer Louis, je finis par l’appeler pour savoir s’il avait eu vent de quoi que ce soit. Marie-Paule l’avait en effet informé que le duo parisien avait bien confirmé sa perception, mais que l’équipe de discernement préférait encore chercher quelqu’un d’autre en révisant la liste des gens écartés au début du processus. C’est ainsi qu’un membre de la communauté fut appelé à prendre le rôle. Il discerna trois semaines avant de donner sa réponse, fin juin. Cette réponse négative devint pour l’équipe de discernement le signe qu’elle pouvait considérer sérieusement ma candidature. Quelqu’un m’appela le lundi soir, 29 juin, pour demander à fixer une rencontre avec l’équipe. Mais c’était pratiquement impossible: nous quittions toute la famille pour nos vacances au Québec le 4 juillet! Et j’avais devant moi une grosse semaine de travail à accomplir…

Dans la conversation, je mentionnai que j’avais un rendez-vous d’affaires à Genève le 2 juillet. Sur une carte, Genève ne me paraissait pas si loin de la Drôme. La personne me demanda quelques minutes et me rappela. Quelqu’un viendrait me chercher à Genève pour m’emmener à Grenoble où, exceptionnellement, le comité se réunirait afin de me rencontrer. Et c’est ce que nous avons fait. C’est Marie-Paule qui vint à ma rencontre, ce qui était fort rassurant. Le trajet dura deux heures et demie durant lesquelles elle me parla de la communauté, de son expérience, de l’intuition qu’elle portait depuis le début face à nous, de sa confiance que je ferais un bon responsable… Arrivés à Grenoble, nous avons discuté près de trois heures avec les membres du comité avant qu’on me demande de me retirer à l’extérieur, par un temps froid, pluvieux et humide, afin qu’ils puissent discerner. J’appelai Céline pour lui faire part de ce que je venais de vivre et de mon appréhension, vu que tout semblait aller comme pour les deux autres entretiens. Nous étions vulnérables, mais ouverts à ce qui surviendrait par la suite. Elle m’a rassuré, ma confiance reposait sur sa conviction. Hubert, le président du Conseil d’administration, n’ayant pu participer à la rencontre, apprit au téléphone que les membres du comité étaient unanimes à vouloir « m’appeler à la responsabilité ». Ce dernier résista tant qu’il put, d’où un le délai à me laisser poireauter dehors. Plus tard il me fit part de ses réactions: « Qui pouvait me faire admettre qu’un ami d’enfance de Louis Pilote, un Québécois, qui ne connaît pas l’Arche, deviendrait son successeur? Était-on en train de créer une filière québécoise à L’Arche de la Vallée? » Il finit par se rallier à la pression du groupe. C’est alors qu’on me fit enfin entrer, j’étais transi. Je tremblais de froid, mais sans le froid, j’aurais tremblé de peur… Et c’est à ce moment-là qu’on me fit cet appel: « Jocelyn, après tous les événements du dernier mois, les confirmations qui ne cessent de se produire, la qualité de votre couple et les compétences que tu as, nous souhaitons te demander de discerner pour toi-même si tu te sens appelé à prendre la relève de Louis et devenir le prochain responsable de L’Arche de la Vallée. »

Pour Céline et moi, les choses avaient évolué de manière telle que si cet appel devait m’être lancé lors de cette rencontre, j’allais dire oui. Nous croyons tous les deux en l’action du Saint Esprit. Les barrières étaient nombreuses et réelles à ce qu’un tel appel me soit fait. Ce n’était pas possible et ces mots nous avaient été répétés à maintes fois. Et pourtant, toutes les barrières sont tombées pour atteindre la fin de cette folle histoire, notamment pour la suite…

  • Je fis une demande au comité de me laisser un temps pour terminer correctement mon engagement avec MTLI. Acceptée. Un intérim de cinq mois fut convenu avec Jean-Marc, celui qui avait été appelé juste avant moi, qui assurerait l’intérim. Je commencerais dans mon rôle en janvier 1999.
  • D’ici là, Céline et les enfants s’installeraient dès septembre près de la communauté afin que ceux-ci puissent fréquenter une école et ne pas avoir à changer en cours d’année.
  • L’Arche à Paris accepta ma demande pour être hébergé pour quatre mois, histoire de me permettre une expérience concrète d’une vie en foyer avec des personnes ayant un handicap mental et d’être sous une forme de mentorat avec Catherine, la responsable de cette communauté.
  • Notre maison de Québec fut vendue à nos locataires en moins d’une heure avec tous les meubles. Nous avons pu organiser un déménagement par bateau de toutes nos affaires personnelles avant la fin de nos vacances.
  • Je pus me défaire sans complication de mon bail déjà signé pour une autre année à Joinville-le-Pont.
  • Et un logement temporaire fut trouvé pour notre famille, a priori hors de nos moyens, mais même là, le propriétaire fut sensible à notre situation et nous rendit les choses accessibles.
  • Les quatre mois de salaire bonifié avec MTLI me permirent de rembourser les dettes d’études afin d’arriver sans entrave financière dans notre nouveau patelin et dans mon nouvel emploi qui me voyait  diminuer mes revenus de 60%.
  • Les transferts de nos permis de séjour pour la famille (avec droit à l’école pour les enfants) et de mon permis de travail furent traités sans difficulté par la Préfecture de la Drôme.

Tout ce qui précède n’est qu’une simple énumération pour vous, mais des démarches complexes pour ceux qui doivent les réaliser. Comme on dit, les astres étaient alignées et la voie s’ouvrait avant même que nous ne l’empruntions.

Quand nous sommes arrivés au Québec, le 4 juillet, pour y passer un mois en compagnie de nos familles. Nous devions annoncer que ce n’est pas une autre année, mais au moins quatre ans que nous passerions en France. Tout ceci fut si rapide que nous n’avions même pas eu l’occasion d’en parler ouvertement avec eux avant.

Que dire après ce récit? Pour Céline et moi, quand un projet est confié dans l’abandon aux mains expertes de Dieu, son Esprit se met au travail et dénoue ce qui est noué, débloque ce qui est bloqué, rend possible ce qui ne l’est pas. Et que tout ceci ait débuté en pleine Pentecôte me paraît un clin d’oeil spectaculaire de l’Esprit de Dieu qui a gravé à jamais cette expérience dans notre chair. « Car à Dieu, rien n’est impossible. » (Luc 1, 37)

La suite par ici : un écho de Céline Je ne voulais pas ça—>

À nous, Paris !

Avertissement: si vous arrivez sur cet article sans avoir lu les précédents, il est conseillé de commencer par le début. Mais vous pouvez quand même prendre le train en marche… 

La fabrication d’une « tourtière du Saguenay » en territoire français

Pour que vous puissiez me suivre, je dois préciser quelques différences d’attitudes qui nous distinguent, ma femme et moi. Sachez qu’on nous avait prédit à maintes reprises que nous ne pourrions pas former un couple, pas longtemps en tout cas! Toutes les « interpréteuses » de signes, toutes les pseudo-astro-médiums à qui nous ne le demandions surtout pas, condamnaient notre couple par avance en raison de notre incompatibilité évidente et du mal que nous pourrions nous faire l’un et l’autre…

Dire oui en même temps, le vrai défi

Moi, je suis un rêveur. J’ai toujours rêvassé à des changements, des voyages, des rencontres extraordinaires, etc. Plus jeune, je m’imaginais spontanément dans des rôles prestigieux. En rêve, j’ai commencé ma « carrière » comme missionnaire. J’ai visité l’Afrique, évangélisé l’Amérique latine. J’ai étudié dans les grandes universités. Rien ne m’était inaccessible, même pape! (Oh! Comme je serais mal dans la peau d’un pape ces jours-ci!) Un jour, j’ai été médecin et c’est moi qui ai eu l’intuition de Médecins sans frontières. Un autre jour, j’étais économiste et mes travaux de recherches permettaient d’inventer le système économique pour le 3e millénaire et la survie de l’humanité. Un jour, j’allais succéder à René Lévesque et j’allais contribuer à construire un Québec fier de lui-même et reconnu comme un « grand » petit pays! Si vous avez lu le récit de ce blogue, vous aurez compris pourquoi j’avais choisi de commencer comme jésuite, car un jésuite, ça étudie, ça voyage, ça change le monde, ça peut même (en théorie) devenir pape… Mégalomane? Ne vous inquiétez pas, je sais revenir sur terre…

Céline était une fille d’un minuscule village de Charlevoix. Seule fille parmi 8 garçons, elle a dû rapidement se mettre aux travaux ménagers pour soutenir sa mère. Son horizon était vaste car elle avait le grand fleuve St-Laurent au confluent du Saguenay comme panorama. C’est peut-être cette vue quotidienne qui lui donnait de rêver, elle aussi, de voyages. Comme elle le dit elle-même souvent, partir de chez elle pour étudier à Chicoutimi, c’était déjà un grand voyage! Plutôt timide, un peu « sauvage », chaque pas dans la nouveauté présentait un caractère extraordinaire: quitter « son temps d’une paix » pour Chicoutimi; revenir à St-Siméon pour son premier poste d’infirmière; s’intégrer à un institut séculier féminin tout en changeant de municipalité et de travail; tout quitter et revenir à Chicoutimi plutôt mal en point, reprendre un petit travail hors de son champ d’études, n’avoir, finalement plus beaucoup d’aspirations, sauf trouver un mari plus grand et plus âgé (ce que je ne suis pas) et avoir quelques enfants, surtout des filles (que nous n’avons pas eues)… En clair, Céline avait plutôt envie d’une vie rangée, centrée sur la petite famille, à l’abri des problèmes du monde.

Bref, elle avait marié un petit jeune, adopté deux garçons, et poussé la famille à s’installer à l’écart de Québec, à Notre-Dame-des-Laurentides, où elle retrouvait derrière la maison la forêt vaste comme dans son enfance plutôt que des voisins gênants… Et moi, au coeur de cette « petite vie », je continuais de faire des projets. À chaque fois que je voyais quelqu’un faire une expérience hors de l’ordinaire, je me projetais dans ses pas. L’entreprise où je travaillais avait depuis quelque temps fait l’acquisition d’un petit bureau de recrutement à Paris. Quelques conseillers y étaient détachés pour des périodes plus ou moins longues. J’étais très intéressé de connaître ce qu’ils avaient vécu et vu. J’avais partagé à Céline ce rêve de partir un an, en famille, pour vivre et travailler là-bas. Ce serait bon pour les enfants, une expérience unique, et ils profiteraient pour s’enrichir d’une autre culture… J’avais bien des arguments, mais je frappais chaque fois le mur de béton que j’ai résumé ainsi : « Non, jamais en 100 ans »! De plus, je n’avais pas de qualifications pour un poste en informatique, alors je pouvais bien rêver.

Les non de Céline étaient si fréquents qu’ils avaient un effet pernicieux sur moi. Sa réaction primaire était toujours négative. Elle avait toujours mille raisons pour refuser. Les enfants étaient le plus souvent sa raison essentielle: ne pas les perturber, ne pas les changer de routine, ne pas les faire dormir en voiture pour éviter qu’ils soient fatigués, etc. Lorsque j’arrivais à casser ses arguments en arrangeant les choses, elle avait d’autres raisons. Quand il n’en restait plus, elle me servait alors le fameux « j’ai pas envie, bon! » Je pouvais toujours rêver, ça n’arriverait pas. Sauf que… Sauf que lorsqu’elle a dit oui pour quitter Chicoutimi et s’installer à Québec, je n’étais pas prêt. Lorsqu’elle a dit oui pour les jumeaux, je n’étais pas prêt. Lorsqu’elle s’est mise à chercher une autre maison, je n’étais pas prêt. Assumer les conséquences de nos oui semblait plus difficile pour moi, car je devais me préparer après coup!

Je travaillais depuis 1990 dans l’entreprise de mon frère Mario et son associé Julien. Nous étions à un moment charnière chez GESPRO Informatique car les deux associés étaient à un carrefour dans leur relation professionnelle. Ils avaient choisi de se séparer et de répartir les actifs de l’entreprise. Julien partait avec les affaires européennes et marocaines, Mario restait avec celles du Québec en compagnie du troisième actionnaire, la Coopérative de travailleurs (je raconterai peut-être cette histoire une autre fois). Julien cherchait un autre « homme » à envoyer à Paris en lieu et place de celui qui était directeur là-bas. Différentes personnes lui avaient glissé le nom de Jocelyn pour occuper ce poste, dont Mario… Devant cette convergence, Julien finit par me demander de le rencontrer pour discuter de mon intérêt éventuel. J’étais, vous en doutez, enthousiaste à l’idée, mais je savais que je devrais partir seul, pas question. J’ai donc simplement écouté Julien et répondu poliment que j’en parlerais avec mon épouse…

« Jamais en 100 ans! » fut la réponse de Céline (plus ou moins). Hors de question. Nous venions juste de nous installer dans cette nouvelle maison. Les jumeaux venaient juste de commencer dans cette nouvelle école. Seule ma tristesse devant cette occasion manquée avait semblé la toucher… mais pas assez.

Un doctorat avec ça?

Depuis quelques mois, je mettais les bouchées doubles pour terminer ma thèse de doctorat, un programme commencé en 1986. Je devais tout terminer avant 10 ans sinon tout était perdu. J’avais obtenu un dernier délai. Je finis donc par clore le fameux manuscrit et le déposer avant la fin de l’année 1996. La défense avait été fixée au 13 mars 1997. Un jury formé de quelques pontes québécois de la théologie m’entendit, débattit et délibéra. Ce soir-là, par moins 32 degrés, devant quelques membres de ma famille qui avaient osé affronter le froid à Chicoutimi, on me recommanda unaniment pour le titre de Philosophiae Doctor (Ph.D.). On fit donc la fête chez mes parents. Après une ou deux coupes de champagne (peut-être plus), Céline, dans l’effervescence du moment, lança tout de go: « Qu’en diriez-vous si nous partions toute la famille pour un an à Paris? » Vous imaginez ma surprise! Bien entendu, tout le monde s’est mis à questionner sur le projet, même si je m’empressais de dire que ce n’était peut-être plus possible, car j’avais tardé à répondre à Julien. Il était possible que le poste ne soit plus disponible.

Ce soir-là, quand nous nous sommes retrouvés seuls, nous avons beaucoup parlé. Le petit « exploit » que j’avais accompli en complétant un doctorat avec tout ce que nous avions vécu depuis notre mariage avait peut-être éveillé le goût d’aventures de ma Céline. En réalité, elle me confia qu’elle y voyait une façon de changer de décor, de quitter un environnement qui lui paraissait hostile… Elle était prête. Je ne l’étais pas! En fait, j’avais un petit boulot de responsable des communications, essentiellement à l’interne. Je connaissais les affaires par les diverses soumissions que je veillais à finaliser pour l’envoi aux clients. Mais diriger tout un bureau, avec le poids de la responsabilité du succès ou non, dans un contexte déjà pas très encourageant, dans une culture que je ne connaissais pas du tout, c’était quand même un défi de taille. Le oui de Céline devenait quasiment mon cauchemar. J’avais tellement poussé pour qu’elle consente que je ne pouvais plus reculer. J’ai vite fait de revoir Julien dès le lendemain et nous avons pu discuter concrètement. Il a confirmé son intérêt dans ma candidature. J’allais partir le 31 mai et être formé pendant un mois par le directeur de l’époque, Alain, que je connaissais bien et qui m’appréciait assez pour me supporter!

Je pris l’avion seul, le 31 mai et on m’offrit le petit appartement de la compagnie, dans le 11e arrondissement, tout près de la Bastille. Céline viendrait me rejoindre plus tard avec les enfants lorsque j’aurais trouvé notre lieu d’implantation. Une famille française louerait notre maison pour une année. J’ai trouvé un arrangement semblable pour notre famille, dès le début d’août. C’est ce qu’on appelle là-bas un pavillon, à Joinville-le-pont. Une sorte de maison adossée à une autre, avec un minuscule jardin. Mais, à la différence de Paris intra-muros, ça donnait l’impression d’être un peu chez nous.

Voilà donc un autre oui commun, celui de tout laisser derrière nous et de partir comme ça, ailleurs. Ça paraît simple. C’est plus compliqué, dans notre cas. Mais nous étions bien là. Je travaillais dans le 8e arrondissement, à deux pas des Champs-Élysées. Je remontais les affaires de l’entreprise qui devinrent florissantes en quelques mois. Nos garçons eurent cependant du mal à s’intégrer, leur scolarité battait déjà de l’aile au Québec, alors là-bas, il fallait s’accrocher. Céline avait une journée chaque semaine pour elle seule. Elle marchait des quartiers de Paris et revenait enchantée de ses découvertes. Dans un contexte où elle montrait un visage de plus en plus serein, pourquoi ne pas y rester une autre année? Ce oui là fut plus facile à synchroniser, jusqu’au moment où un vieil ami, Louis Pilote, entra en scène… Mais ça, c’est un autre chapitre!

La suite par ici : Le blues du business man—>