Cet article fait suite à Ces histoires gravées pour toujours, qu’il est préférable d’avoir lu avant.

À l'école du village, un spectacle de cirque (Stéphan et Steve à droite)
Les voyages forment la jeunesse! C’est tellement vrai. Peut-être est-ce la raison pour laquelle voyager, voir du pays, fait partie des projets de tant de gens autour de nous. Pour ma part, j’ai toujours rêvé de voyage. Je me suis régalé des moments où des amis ou des connaissances partageaient leurs récits de voyages avec enthousiasme, et plus spécialement les missionnaires, capables de décrire les particularités des cultures d’accueil. Mon premier voyage digne de ce nom fut en France, en 1988, avec Céline. En réalité, j’aurais voulu aller faire une ou deux années d’études à Paris ou à Rome, mais les conditions financières d’un tel projet pour un couple étaient loin d’être réunies. Jeunes mariés, nous étions parvenus à concocter un projet de cinq semaines dont trois en région parisienne et deux pour faire le tour de cette « petite » France. Tout avait été si vite et nous étions si émerveillés de ce que nous avions vu que nous n’avions que l’idée d’y revenir un jour. La proposition de travailler en France fut donc reçue comme une véritable aubaine en 1997. Mais nous avons rapidement pris conscience que, pour une famille du moins, il y a une grande différence entre passer comme visiteur temporaire et immigrer en voulant s’intégrer au milieu d’accueil.
Notre année à Paris, ville lumière, fut différente également des quatre années et demie dans la Drôme des collines, un milieu paysan où l’agriculture et les vergers sont omniprésents dans le paysage. À Paris, nous y vivions davantage dans une disposition de visiteurs temporaires. Nous y étions pour un an seulement. Nous avions loué une maison complètement meublée avec que des valises pour tout bien personnel. À Hauterives, c’était en vue d’une situation « permanente », au moins pour quatre ans. Nous avions fait venir presque tous nos biens personnels, sauf les meubles. Nous étions moins anonymes aussi, car les rumeurs vont vite dans un milieu aussi homogène. Et qui dit région rurale, dit habituellement aussi plus conservatrice, plus proche de ses racines… peut-être moins disposée à accueillir — vraiment — des étrangers. Disons tout de suite qu’il y a une grande différence entre L’Arche, qui est une communauté déjà pluriculturelle, et l’environnement social en général. Dans la communauté, nous étions accueillis tels que nous sommes. Nous profitions d’une grande qualité d’écoute et d’une aide toujours disponible. Mais comme nous étions une famille, il fallait aussi nous inscrire dans la vie locale courante, faire les courses, gérer nos comptes et transiger avec des institutions, demander des services de santé et des services sociaux, envoyer nos enfants à l’école, faire nos impôts, être en règle avec l’immigration, etc.
Le milieu scolaire
Commençons donc par nos enfants. Steve et Stéphan avaient 10 ans lorsque nous avons emménagé près de Hauterives. Louis nous avait recommandé l’école de garçons du Foyer de Charité de St-Bonnet-de-Galaure, l’une des plus réputées de tout l’Hexagone. Steve et Stéphan y furent admis « gentiment », même si leurs bulletins n’avaient rien de très éloquent, au contraire, et cela probablement parce qu’il y avait une ouverture mutuelle entre les gens de L’Arche et ceux du Foyer de Charité. Ils furent donc intégrés chacun dans l’une des deux classes de CM1. Stéphan était dans celle de Mlle Guigal qui était aussi la directrice de la section primaire. Le comportement de nos garçons a immédiatement fait problème. N’ayant pas été élevés dans le contexte français, les adultes les jugeaient impolis, même insolents et peu enclins à apprendre les bonnes manières. Au niveau académique, les résultats n’étaient pas plus impressionnants, le décalage entre leur niveau et celui des autres élèves s’étant grandement accentué entre Joinville-le-Pont et cette école élitiste. Imaginez dans les sports, là où ils auraient pu performer un peu. Mais non, là-bas c’est le foot qui est le sport national et tous les jeunes Français sont nés avec un ballon sur le bout du pied! Nos deux pauvres « nuls » (c’était leur sentiment profond) ne faisaient donc pas le poids et sont vite devenus la risée de leurs compagnons. Plutôt que de subir l’intimidation dans leur coin, en complices qu’ils étaient, les jumeaux se sont créé une image de durs et sont devenus persona non grata. C’est vraiment à partir de ce moment que leur résistance à aimer l’école s’est transformée en détestation. Et leur comportement est devenu de plus en plus une forme de contestation ouverte, contre leurs pairs et surtout contre les autorités. À la fin de la première année de fréquentation, on nous demandait « gentiment » de n’en laisser qu’un seul sur deux… Et dès la fin du primaire, on nous fit savoir encore « gentiment » que cette école catholique, bien pourvue, fréquentée par des nantis, n’avait pas les ressources au niveau secondaire pour accompagner des enfants qui ne rentrent pas dans le cadre. C’en était fini de leur passage au « privé » !
Les exemples de situations tendues sont nombreux. Je vais n’en citer qu’un seul. Entre les deux garçons, Stéphan était le plus souvent sur la sellette. Un jour, Céline fut apostrophée par le responsable de la discipline dans la cour, un certain M. Cristalieri, si je me rappelle bien. L’homme de 80 ans l’invectiva avec vigueur au moment où elle venait récupérer les enfants en fin de journée en lui disant qu’il n’avait jamais vu, dans toute sa carrière, un enfant aussi insolent. Il ajouta: « Mais madame, votre fils est malade! Quelle sorte de parents êtes-vous donc pour ne pas le faire soigner? » Ma femme ne put répondre aucun mot. Ses larmes coulèrent à flot. Elle prit les enfants et partit avec sa colère.
En réalité, cet homme comme toutes les autres personnes qui se sont permis de juger notre capacité de parents à travers nos enfants, ne savait rien de ce que nous avions entrepris pour « les faire soigner ». En effet, dès la première année de leur arrivée, leur présence nous avait rapidement conduits à un sentiment profond d’incompétence. Lorsqu’ils venaient d’avoir quatre ans, nous avions consulté une pédo-psychiatre à Québec qui nous avait dit qu’ils étaient psychiquement opposants et que nous allions en baver toute notre vie! Nous avions alors suivi une session pour parents « Y a personne de parfait ». Notre groupe était surtout constitué de parents d’ados, ce qui n’avait rien pour nous rassurer, voyant par avance ce que nous serions appelés à vivre! Le présent était déjà pénible, alors nous ne pouvions pas imaginer l’avenir pire encore. À cinq ans, les enfants ont été évalués par des étudiants de la maîtrise en psychologie à l’Université Laval (15 séances d’observation chacun!). Le résultat de toutes ces rencontres était lapidaire:
– Tout porte à croire que vos enfants ont subi une lésion cervicale due à traumatisme grave dans l’enfance.
– Ah, au moins vous avez trouvé quelque chose! Et alors, qu’est-ce qu’on fait?
– Rien. C’est vous qui aurez besoin d’aide…
Plus tard, une psychologue en privé avait évalué de nouveau Stéphan et avait confirmé un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Cela nous avait permis de trouver pour lui une école semi-alternative où un encadrement adéquat lui fut donné, encadrement qu’il passa toute l’année à tenter de casser! Vers la fin, la relation avec son éducateur était telle qu’il avait commencé à accepter certaines règles… Steve, de son côté était dans une école où ses deux enseignantes avait décidé de le tirer en avant pour qu’il rattrape le niveau de la 3e année. Ainsi, il avait double ration de devoirs chaque jour et toutes les récréations lui étaient retirées pour des séances de rattrapage. Vous imaginez comment n’importe quel enfant pourrait finir par aimer l’école avec un tel régime? Mais nous avions tendance à faire confiance aux professionnels, étant donné les difficultés que nous rencontrions nous-mêmes à la maison. Pendant toutes ces années, Céline se faisait aussi accompagner.
Alors quand un homme, qu’il fut âgé de 80 ans ou bien qu’il fut mon égal, se permit d’agresser ma femme en lui rentrant directement dans sa blessure, sans le savoir, bien sûr, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire ça. J’ai demandé à Mlle Guigal un rendez-vous avec elle comme directrice et ce monsieur. Elle a tenté de me convaincre que c’était un homme âgé et qu’on lui devait du respect. Il a fallu près de trois mois d’insistances pour que j’obtienne cette rencontre. Mlle Guigal nous avait installés dans sa classe, en attendant M. Cristalieri. Lorsque celui est entré dans la classe, il était remonté. Il a commencé par nous dire « c’est à cause de parents comme vous que le monde se porte si mal et que les enfants ne savent plus ce qu’est l’autorité ». J’ai respiré un bon coup pour demeurer respectueux, mais il me fallait aussi être ferme. J’ai demandé au monsieur d’écouter ce que j’avais à dire. Pour répondre à son agressivité, je lui ai dit que chez nous, au Canada, le respect se gagne par l’attitude que nous démontrons envers autrui, pas parce qu’on a 80 ans. Cela a semblé le surprendre à tel point qu’il s’est assis et a écouté. Je lui ai donc raconté l’histoire de nos fils. La négligence. L’abandon. Les placements. L’adoption. Les difficultés rencontrées. Les suivis. À la fin, je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit d’insulter une mère qui s’est tant donnée pour ses enfants, lui, un homme d’expérience, sans avoir pris le temps de s’informer. Il s’est levé et a accepté de présenter ses excuses sincères à ma femme et a même exprimé son respect pour la démarche que j’avais osé entreprendre en sa faveur. Céline aurait renoncé à cela. Mais les excuses de cet homme lui ont fait du bien. Et la détermination de son mari pour les obtenir fut une preuve de l’amour qu’il lui portait (elle le dira bien comme elle voudra).
Par la suite, nos enfants ont fréquenté une école publique qui avait mauvaise réputation. On s’en doute, tous les jeunes « bien » fréquentaient St-Bonnet, alors il ne restait que la plèbe pour les écoles publiques! Le Collège de St-Vallier-sur-Rhône fut naturellement un autre lieu d’épreuves. En moins de trois jours de la rentrée, nous étions convoqués par le directeur qui nous déclarait: « Dans toute ma carrière, je n’ai jamais vu un jeune se mettre autant en situation d’échec par rapport à ses professeurs, à ses pairs, à l’autorité, à tout quoi! » Nous nous attendions qu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, venir expliquer l’originalité de nos enfants, mais si tôt! Les deux années et demie qu’ils ont passées à cet endroit nous ont donné maintes fois l’occasion de rencontrer le personnel d’enseignement et les professionnels de soutien. Heureusement, une adjointe à la direction avait pris nos enfants en affection et se portait souvent à leur défense, avec l’aide de M. Portal, un psychologue qui nous suivait. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont pu faire si longtemps et éviter de se retrouver dans une école pour troubles de comportement…
Durant ces quatre ans, nous avons repris là où nous avions laissé au Québec, en ce qui concerne le soutien psychologique. Nous avions d’abord fait plusieurs séances avec deux thérapeutes, cette fois-ci en famille, autour de l’approche systémique et son fameux « génogramme ». Nous n’étions pas satisfaits des résultats et le directeur du centre de ressources, M. Portal, avait décidé de nous offrir lui-même un soutien familial, une fois par mois. Cet homme avait un parti pris honnête pour nos enfants. Il a su nous amener progressivement à mieux les accepter tels qu’ils étaient et à « faire avec », plutôt que de chercher à les changer, les « améliorer ». En parallèle à tout cela, Stéphan était suivi par un pédo-psychiatre de Lyon, un homme d’une grande expérience et d’une renommée internationale qui administrait une médication pour l’aider. Bref, ce oui à nos deux premiers enfants ne fut jamais de tout repos. Nos découragements étaient constamment portés dans la prière et nous avons toujours partagé ouvertement ce que nous vivions, ce qui permettait à d’autres de nous porter à leur façon.
Le milieu professionnel
En dehors des situations que j’avais à vivre au quotidien dans mon travail engagé au sein de L’Arche de la Vallée (voir Les lendemains qui déchantent), j’avais également des contacts avec des pairs. Je peux vous assurer qu’à ce niveau, la nouveauté qu’apporte un étranger nord-américain provoque instantanément une attitude de réceptivité étonnante. À chaque fois, tant à Paris, dans l’entreprise de services-conseils, qu’à Hauterives, au sein de la table des directeurs d’établissement ou encore parmi les directeurs de communautés de L’Arche de toute la France, l’ouverture à l’étranger « compétent » fut une réelle gratification.
Au sein de L’Arche, assez rapidement, j’ai pu intégrer quelques comités de travail qui me firent connaître. Je vins à quelques reprises au bureau chef de L’Arche en France, notamment sur des thématiques de communication, mais également d’évaluation. Lors de certaines rencontres nationales, j’ai pu occuper une place de choix dans les comptes-rendus des travaux accomplis. J’ai même été appelé à réaliser un « audit » d’une communauté qui avait des problèmes de gestion, tant des ressources humaines que financières. Bref, je bénéficiais d’une crédibilité qui reposait sur une réputation relativement superficielle, mais que j’ai consolidée par des implications et un travail d’équipe constructif.
Le milieu du handicap mental fut pour moi un autre lieu d’insertion très gratifiant. Un collègue, Charles, ancien de L’Arche de la Vallée, se chargea de me présenter aux autres confrères du métier. Il souhaitait élargir la collaboration entre les diverses institutions, dans un contexte où elles se regardaient davantage comme des concurrentes. Nous avions créé un groupe provisoire qui réalisa une étude sur les demandes de placements en attente dans tout le Département, ce que personne ne croyait possible, surtout les responsables de la direction départementale, la « DS26 ». J’avais mis toute ma connaissance bureautique au service de ce travail collaboratif et cela avait été salué largement par la grande majorité des responsables d’établissements de la Drôme. À tel point que, lors d’une réunion de bilan de notre opération, il fut question d’une suite. Comme j’allais quitter, je ne pouvais pas vraiment m’engager avec eux, mais je proposai la mise sur pied d’un collectif permanent qui servirait de vis à vis des organismes de tutelle. Cette idée avait reçu un bel accueil et mon ami Charles fut l’artisan de sa mise en oeuvre. Je l’ai revu à quelques reprises depuis ce temps et chaque fois, il m’a rappelé ce temps où nous avons travaillé ensemble et comment cette collaboration mit la table pour la création d’un collectif qui faisait l’envie d’autres départements.
Lorsque nous avons choisi de quitter la France pour rentrer au pays, en 2003, je ne quittais pas seulement une communauté de vie qui était devenue une véritable famille pour nous. Je quittais aussi un environnement de travail passionnant que j’aimais profondément. Je quittais plusieurs collègues qui étaient devenus des amis. Ce fut un deuil important. J’en parlerai un plus lors d’un prochain récit.
À la lecture de ce qui précède, vous comprenez l’ambivalence de mes sentiments à l’effet d’avoir été étranger en France. D’une part, du point de vue familial, ce fut une galère sans pareil avec l’école, la mairie (oui, je ne vous raconte pas les frasques de mes jumeaux dans le village!), les différents services. D’autre part, dans le domaine professionnel, le crédit de confiance qui m’a été accordé m’a été grandement profitable en me permettant de donner le meilleur de moi-même. J’oserais dire que c’était plus facile qu’au Québec! En tout cas, lors de mon retour, j’ai plutôt eu le sentiment de devoir lutter avec une réputation du gars qui vient d’ailleurs, surtout à L’Arche au Québec, où ce qui vient d’ailleurs est assurément rejeté, car inadapté à la culture unique… Mais ça, c’est une autre histoire!
WordPress:
J'aime chargement…