Dis-nous à quoi ressemble…

val_notre-dame1Après avoir passé trois jours et trois nuits au rassemblement annuel des familles Emmanuel au Camp Papillon dans les Basses Laurentides, Il descendit de la montagne et se rendit, à leur invitation, chez les moines de Saint-Jean-de-Matha. Une foule immense ayant entendu qu’il allait s’y rendre le précéda.

À son arrivée, on lui bloqua le passage. Alors un ancien s’avança et lui demanda : « Maître, nous sommes vieillissants et nous venons en ce lieu pour être rassurés. Dis-nous à quoi ressemble le royaume de Dieu ».

Il leur répondit :

Le royaume de Dieu est comparable à une fête anniversaire d’une association modeste où des familles de tous les coins du pays s’étaient rendues pour répondre à un appel les poussant à être ensemble avec leurs semblables. On y trouvait les anciennes familles ayant des enfants biologiques et d’autres adoptés. Ces familles avaient été des pionnières à regarder autrement les enfants différents, ceux qui avaient la réputation d’être inadoptables et qu’on laissait le plus souvent aux soins des institutions charitables, parce que, minimalement, il ne convenait pas de les laisser mourir. Ces familles avaient en commun la conviction qu’à un moment de leur histoire et à ce moment de l’histoire de l’humanité, le cœur de certains couples avait été préparé à cette nouveauté qui consiste à regarder autrement les enfants rejetés, ceux dont le pronostic annonçait une vie misérable et de qui l’on disait qu’ils ne pourraient jamais rien faire de bon. Ce regard – sans doute un reflet du regard de Dieu – leur indiquait qu’il y avait la même dignité dans ces enfants que pour n’importe quel autre enfant de Dieu. Il y a trente ans, ces familles ont donc commencé à adopter de tels enfants.

Leur entourage s’étonnait de leur naïveté. On allait jusqu’à les ridiculiser parfois, mais, en secret, on admirait leur courage et, au fond, on sentait bien qu’elles avaient raison… Ces enfants n’étaient pas nés pour rien, mais comme on ne savait qu’en faire, on avait choisi la voie la plus simple en les mettant à l’écart.

À leur suite, d’autres familles sentirent l’appel à s’ouvrir à l’enfant différent. C’était, le plus souvent, à la suite d’un témoignage ou du récit de l’histoire de tel ou tel enfant Emmanuel. C’est ainsi que d’autres couples se mirent à croire en la dignité de ces enfants différents, à croire surtout qu’ils avaient droit, eux aussi, à une vraie famille. Et ils en adoptèrent à leur tour. L’association avait grandi. Aucun de ses membres n’avait le sentiment de faire de grandes choses, mais seulement ce que leur cœur leur commandait.

19961499_1795496653808655_8922479787487327694_nDans le réseau des professionnels des services sociaux, on se mit à se passer le mot : peut-être qu’une option nouvelle s’était ouverte pour ces enfants qu’on ne savait pas caser… Ces enfants avaient tous une ou plusieurs particularités : handicap physique, anomalie génétique comme la trisomie 21, traumatisme à la naissance, maladie héréditaire, parfois aussi des séquelles du mode de vie de parents biologiques. Le réseau se mit aussi à parler de cette association et à référer plus systématiquement les cas d’enfants qu’ils ne parvenaient pas à placer.

Et puis un jour, approchant les 30 ans d’existence de cette association, des dizaines d’enfants adoptés par les premières familles étaient devenus des adultes, avaient trouvé leur voie et certains s’ouvraient eux-mêmes à l’adoption, poursuivant ainsi le cycle commencé par leurs parents.

Imaginez donc un weekend de ressourcement pour toutes ces familles rassemblées dans un lieu qu’on appelle le Camp Papillon. C’est un havre de joie et de paix pour les petits et grands ayant des particularités. Tout y est accessible pour toute personne ayant une quelconque limitation. Et considérez le personnel de ce camp, constitué de jeunes fous et folles inspirées par la joie communiquée par ces enfants et adultes différents. Prenez ces moniteurs et monitrices et offrez-leur de venir soutenir les familles Emmanuel le temps d’un week-end pour que les parents puissent se ressourcer et que les enfants y trouvent leur bonheur.

21390577_10155114364768471_1563375497_o (1)Et lorsque le soir de la fête arrive, imaginez le bonheur de les voir tous s’extasier devant la performance de jeunes présentant une déficience intellectuelle imiter un spectacle d’Elvis. Regardez-les se lever d’un bond tous ensemble lorsque le DJ lance la danse. Voyez-les se mélanger sans distinction de leurs différences : debout ou assis sur un fauteuil, marchant avec un déambulateur ou des cannes; les yeux bridés de toutes les couleurs; la peau brune ou dans tous les tons de rose ou de jaune; des enfants tout petits et d’autres aussi grands que des géants; et des adultes qui n’ont rien d’autre à partager que leur joie visible sur leur visage souriant, leurs cris de ravissement et leurs déhanchements. Rien de tout cela n’est harmonieux pour un œil étranger à leur bonheur. Mais pour quiconque a saisi que le royaume de Dieu est là dans ces visages, dans cette manifestation de joie, tout devient parfait.

La création de Dieu est parfaite dans ses imperfections. La nature comporte tout autant de merveilles à contempler que de chaos à craindre. Les humains sont façonnés à l’image et à la ressemblance de Dieu non pas pour se laisser diviser par leurs différences, mais pour les embrasser comme on embrasserait le corps du Christ total, car il est bien celui qui n’a « perdu » aucun de ceux et de celles que son Père lui a confiés. Ainsi il n’y a plus ni handicapé ni valide, ni enfant ni parent, ni malade ni bien portant, ni famille monoparentale ni couple traditionnel, ni hétéro ni homo, car tous sont les mêmes sous le regard bienveillant de ce Dieu qui est la source de toute parentalité.

Oui, le royaume de Dieu est comparable à une telle fête à laquelle les familles Emmanuel sont le signe de cette espérance qui est donnée à tous.

Mais à cette fête, il y avait aussi quelques individus plus gênés qui demeuraient assis sur leur chaise. Certains, par pudeur, n’osaient pas rejoindre la communauté célébrante. D’autres, plus loin encore, ne s’y voyaient même pas y participer, préférant les tâches à accomplir pendant que les premiers festoyaient. En vérité je vous le dis : ceux-là et celles-là ne trouveront pas de cette manière la voie qui conduit au paradis, car elles se sont empêchées de goûter à cette joie céleste quand elle passait dans leur vie.

Ce jour-là, dans le parking des Trappistes, plusieurs personnes dans la foule étaient touchées par les paroles du Maître. Certaines désiraient le suivre pour vivre de telles fêtes. D’autres se levèrent et lui dire :

Nous avons fait tout ce chemin pour t’entendre dire que nous devrions aimer ces pauvres gens qui n’ont rien à offrir? Nous avons été de bons citoyens et de bons pratiquants. Mais si le royaume de Dieu est tel que tu le décris, nous ne pourrons pas te suivre, car il ne nous est pas donné d’aimer ces enfants et ces adultes différents. Cela n’est donné qu’à certains qui en ont reçu la vocation.

Et le Maître de répondre :

Il ne vous suffisait que d’un premier pas pour vous laisser toucher par ces plus petits qui sont mes petits frères et mes petites soeurs afin de pouvoir appartenir à votre tour à la famille de mon Père. Mais voilà que votre cœur s’est habillé d’orgueil. Le royaume de Dieu n’est pas fait pour les cœurs trop plein d’eux-mêmes. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Après ces paroles, beaucoup se détournèrent de lui, croyant qu’il n’était qu’un autre idéaliste rêveur. D’autres cherchèrent à le faire taire en le menaçant de poursuites judiciaires. Mais lui, mettant ses écouteurs, passa son chemin et sourit en regardant cette vidéo:

Quand les miracles s’accumulent

4 jours avant le notre départ, déjà mal en point

Cet article fait suite à Un vrai bébé pour colorer notre vie. Pour un sommaire de tous les chapitres, veuillez consulter Pour une lecture suivie de ce blogue

François était dans notre vie depuis trois mois et déjà nous nous préparions à quitter la France pour notre nouveau chez nous, Montréal. La communauté de L’Arche-Montréal nous y accueillerait et je prendrais la succession de la directrice d’alors, Agathe Dupuis. En septembre 2002, j’avais passé une semaine à Montréal pour me familiariser avec la communauté qui fêtait son 25e anniversaire et, surtout, pour procéder au choix d’une maison pour notre famille dans le quartier où j’aurais à travailler, histoire de ne pas avoir besoin d’une deuxième voiture.

Le vendredi 15 février 2003, une semaine avant de prendre l’avion, l’entreprise de déménagement était venue déposer un conteneur de 30 mètres cubes que nous avions rempli à pleine capacité. Notre appartement étant vidé, nous nous étions alors réfugiés dans un gîte pour y passer notre dernière semaine. Le weekend fut très stressant. François n’allait de nouveau pas très bien. Il ne retrouvait pas rapidement ses réflexes suite au traitement contre le Syndrome de West et il développait probablement une autre bronchiolite. Ce n’était vraiment pas le moment d’envisager une hospitalisation, à quelques jours de notre départ. Céline tentait de le dégager plusieurs fois par jour, avec des  techniques de clapping et avec la fameuse « mouchette » pour tirer les sécrétions.

Une situation catastrophique

En fait, en fin de journée, le vendredi, je me suis mis à douter des démarches que j’avais entreprises pour emmener avec nous nos deux enfants Français au Canada. J’ai alors appelé à l’Ambassade du Canada pour être rassuré. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. Quand j’ai raconté l’histoire de nos adoptions, la personne à qui j’ai parlé m’a demandé si j’avais obtenu les permis de séjour provisoire pour mes enfants. Euh… Non! Je venais de comprendre que quelque chose de grave allait se passer.

Dans la folie des derniers mois, l’adoption de Christianle placement de François, les nombreux échanges de documents avec les services adoption, les deux hospitalisations de François, le suivi des grands à l’école, la transaction à distance pour une maison, l’achat d’une voiture usagée qui nous attendrait sur place, le travail à terminer bien entendu, j’avais oublié une chose essentielle: les démarches d’immigration au Canada. Depuis le début, je m’étais concentré sur les procédures d’adoption. J’avais demandé à Me Dandavino, l’avocate montréalaise, si j’avais d’autres choses à faire pour l’adoption et je me rappelle qu’elle m’avait dit que tout avait était réglé! Mais elle parlait d’adoption, pas d’immigration. J’avais donc omis ces formalités, à mon grand désarroi, car la personne de l’ambassade me dit qu’il fallait généralement un an pour les compléter. Elle m’avertit vigoureusement: « Ne tentez surtout pas d’entrer au Canada avec deux enfants qui n’ont pas leur permis de séjour, ils seront refoulés sur un vol de retour, sans droit d’appel! »

Donc, ce vendredi-là, soit 7 jours avant notre rentrée au pays, je venais d’apprendre que deux de mes enfants ne pourraient venir avec nous. Vous pouvez imaginer mon état de panique à ce moment précis. Le soir venu, au gîte, je fis un appel à Agathe, la directrice de L’Arche que je devais remplacer pour lui faire part de notre malheur. Elle me dit qu’elle en parlerait au responsable de L’Arche Canada, car c’est à ce  niveau des structures que les ententes liées à l’immigration d’étrangers à L’Arche sont mieux connues. Je n’avais jamais rencontré Zoël Breau, mais depuis ce jour-là, son nom est resté bien gravé dans ma mémoire! Ce dernier m’appela durant le weekend, le dimanche soir, je pense. Il avait une piste. Le père d’une des personnes accueillies à l’Arche-Montréal était un député fédéral, M. Clifford Lincoln. Il me fit part d’un appel qu’il avait laissé à son bureau. Il y avait peut-être un peu d’espoir…

Lundi en début d’après-midi, j’avais un rendez-vous très important avec le président du Conseil général de la Drôme, à Valence, pour discuter des besoins de L’Arche de la Vallée. Le président et le vice-président de notre conseil d’administration m’accompagnaient pour plaider en faveur de notre établissement. En pleine séance de travail, je reçus un appel du Canada. Je quittai sans ménagement le lieu de réunion en m’excusant à peine. M. Clifford Lincoln, député fédéral, était à l’autre bout du fil. Il me demanda gentiment: « M. Girard, qu’est-ce que je peux faire pour vous aider? »

Je lui fis part de tout ce qui nous arrivait. Il me promit qu’il demanderait à son attachée politique de consacrer tout son temps dans les jours qui suivraient afin de nous aider. Celle-ci m’appela plus tard, en soirée et prit toutes les informations utiles. Le lendemain, mardi après-midi, elle me fournit une liste de tous les papiers déjà formalisés qu’elle pourrait transmettre au bureau du ministre de l’Immigration. Je procédai avec la plus grande diligence: preuves de notre situation, documents d’adoption, démarches prouvant notre bonne foi, une lettre qui confirmait que je n’avais plus d’emploi à partir du vendredi, que tous nos effets personnels avaient quitté le territoire, que nous avions procédé aux démarches d’adoption sans nous soucier du versant immigration, que nous avions des billets d’avion « aller seulement » et non remboursables, etc. Il y eut d’autres appels, on lui demandait des précisions que je devais lui expliquer clairement. En soirée, l’attachée me rappela une dernière fois pour me dire qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour tenter de convaincre le bureau du ministre de nous accorder une permission spéciale pour entrer au pays. Elle m’avertit pour me dire qu’il n’y avait pas vraiment de chance pour que ça marche, puisqu’il s’agissait d’une procédure exceptionnelle utilisée dans des cas d’extrême urgence. Il fallait attendre la décision. Stress intense. Prières…

Le mercredi, rien de toute la journée, décalage oblige. En toute fin d’après-midi, alors que j’étais à transmettre à mon successeur tout ce que je pouvais au sujet de la communauté dont j’avais pris soin depuis quatre ans, je reçus un appel du consulat canadien de Paris. L’agente me demandait de me présenter le lendemain avec des photos d’identité de mes deux enfants. Il était déjà trop tard pour faire ces photos car tout était fermé pour la soirée et la nuit. Il me fallait attendre au lendemain matin pour aller le plus tôt possible faire les photos avec les enfants, les ramener à la maison, aller prendre le TGV à 11h afin d’être à Paris en début d’après-midi. Une véritable course contre la montre. Après avoir réussi à faire les photos, j’appelai à l’ambassade pour avertir du moment de mon arrivée. La dame me dit alors que le bureau consulaire serait fermé comme à chaque après-midi et qu’il me faudrait donc venir le vendredi. Je lui répliquai que notre vol était le vendredi matin et qu’il était impossible à modifier. Elle me dit alors qu’elle ne pouvait plus rien pour moi. Je me rappelle d’avoir pleuré au téléphone, avoir prié le ciel de m’aider pour la convaincre de trouver une autre solution. Je ne sais par quel miracle, mais elle finit par me dire: « Monsieur, je vais faire pour vous une chose que je ne fais jamais, je vais rester au bureau pour vous attendre afin de vous rendre ce service. » Ouf!

Je vins donc comme prévu le jour-même. Je complétai toutes les formalités, des formulaires longs à remplir. J’y passai tout l’après-midi et déposai le tout à l’endroit spécifié. Il me fallait attendre. Je fus convoqué, vers 16h30 par l’agente consulaire qui m’avait accordé le privilège de rester pour moi. Elle me remit des documents signés par le ministre de l’Immigration qui allaient me permettre, au pays, d’obtenir des « Permis de séjour provisoire pour motif humanitaire ». Une fois tout accompli, alors que je la remerciais encore, elle me demanda: « Je peux vous poser une questions? En 12 ans, je n’ai jamais eu à faire ce que je viens de faire pour vous. Nous n’avons jamais délivré de tels permis durant toutes ces années. Pouvez-vous me dire quelle est votre relation avec le ministre Coderre qui nous a imposé cette procédure? Je lui répondit simplement: « Avant aujourd’hui, madame, je ne connaissais même pas le nom de notre ministre de l’Immigration! » Elle répliqua: « Comment alors avez-vous fait? » Je répondis en levant les yeux vers le ciel: « Il doit y avoir un bon Dieu pour des gens comme nous! » J’avais les larmes aux yeux. Je suis persuadé qu’elle fut touchée au coeur…

Un ange…

Une dernière photo avant de quitter la France

Le vendredi matin, notre avion partait de Lyon en matinée. Des amis avaient réquisitionné un camion de L’Arche pour nous conduire à l’aéroport. Au moment d’enregistrer nos bagages, nous avons voulu faire monter notre chien, Milou, bien installé dans sa cage de transport. L’hôtesse nous dit alors que notre correspondance à Londres imposait une quarantaine pour notre animal qui ne pourrait donc pas nous suivre jusqu’à Montréal avant quelques semaines et moyennant beaucoup d’argent… Nous avons pris notre chien, lui avons dit au revoir (imaginez la peine des enfants…) et l’avons confié à nos amis en leur disant qu’on y verrait plus tard.

Nous sommes montés dans l’avion et là, dès le décollage, Céline et moi avons éclaté en sanglot. Cette semaine avait été si intense, si anxiogène, que nous avions l’impression d’avoir raté nos adieux à toute la communauté. Nous quittions une famille, une bonne centaine de personnes que nous avions côtoyées, aimées et desquelles nous nous étions sentis réellement appréciés. C’était atroce.

Nos peines n’étaient cependant pas terminées. François était souffrant. Ses difficultés respiratoires nous inquiétaient. Nous avions gardé la poussette avec nous pour l’embarquement car nous souhaitions l’utiliser à Heathrow pour le déplacement vers notre vol intercontinental. Je demandai à l’hôtesse en débarquant où je pourrais la récupérer et elle m’orienta vers le comptoir de réclamation des bagages. J’installai toute la famille, Céline et les quatre enfants, dans un couloir en leur demandant de m’attendre. Je les quittai tous en emportant avec moi tous les passeports… Or, la zone de bagage était à l’extérieur de l’espace international. Je demandai à récupérer ma poussette, mais je ne connaissais pas le nom anglais pour la décrire! Les gens à qui je parlais n’ont jamais compris ce que je leur demandais. Je finis par renoncer. Ce n’était qu’une poussette après tout. Je tentai alors de revenir en arrière pour retrouver ma famille, mais un géant me bloqua l’accès et me repoussa vers la sortie. Je tentai de lui expliquer que ma famille était là, juste à côté, à m’attendre, sans succès. Je dus donc quittai l’espace de récupération des bagages. Je me retrouvai alors dans un immenses centre commercial (je ne sais si vous connaissez cet aéroport, c’est l’un des plus grands du monde, une vraie jungle pour un gars perdu). Comment faire pour entrer de nouveau dans l’espace international et retrouver le chemin jusqu’à ma famille?

J’étais paniqué, comme une poule sans tête. Je courais dans tous les sens. Je ne voyais plus rien qui ressemblait à une indication pour m’orienter. Et là, je me rappelle comme si c’était hier, je me suis arrêté. J’ai baissé la tête et j’ai crié (je pense avoir crié): « Seigneur, viens à mon aide, je suis perdu ». J’ai vu apparaître à cet instant deux pieds devant moi. J’ai relevé la tête. Il y avait un homme. Très grand. Mes yeux se sont arrêtés à la hauteur de sa poitrine. J’ai vu un pin sur lequel il était écrit: « You need help? » Un ange m’était apparu. Je lui ai dit « You’re an angel! » Il m’a souri. Je lui baragouinai en anglais ce qui m’arrivait. Il ne m’a pas demandé de répéter. Il a dit simplement « Follow me ». Il me conduisit vers les mesures de sécurité, passa devant tous les passagers dans la file d’attente, présenta sa carte aux contrôleurs qui me firent passer devant tous les autres, me posa une question relativement à l’origine de mon vol, et m’amena directement dans le couloir où m’attendait ma famille. 45 minutes s’étaient écoulées. Je le remerciai du plus profond de mon coeur et il disparut rapidement. Nous étions sur le point de manquer notre correspondance. Il nous fallut courir à toutes jambes pour accéder à notre rampe de départ. Le pauvre Christian avec ses deux béquilles canadiennes, n’avait jamais couru comme ça de toute sa vie! Sur le chemin, je le pris sur mon dos à quelques reprises pour aller plus vite encore. J’étais essoufflé comme un marathonien à la ligne d’arrivée. Nous sommes parvenus à rejoindre notre vol, juste à temps, on nous attendait… Miracle? Quoi d’autres alors?

Et encore…

Nous étions enfin sur le vol transatlantique. Cette fois-ci, c’était pour vrai que nous rentions. François était vraiment mal. Nous avions hâte que le supplice aérien se termine, car avec sa difficulté à respirer, la pression devait le faire souffrir encore davantage. À notre arrivée à Montréal, il fallait passer par les douanes afin d’obtenir le fameux permis de séjour pour nos deux enfants. Deux heures encore d’attente. J’ai plaidé notre cause et celle de notre enfant malade pour que les choses s’accélèrent, mais la douanière, sévère, me répondit: « Monsieur, vous avez le privilège d’entrer au Canada, ce n’est pas quelques minutes de plus qui vous feront mal. Veuillez reprendre votre place dans la file. » Le douanier qui nous remit nos documents nous regardait étrangement… Il devait bien se demander qui nous étions pour être admis au Canada avec des permis si rares pour nos enfants spéciaux.

Cela faisait déjà plus de 15 heures que nous avions quitté notre gîte. Nos trois grands avaient été exemplaires de patience et de compréhension. Dès que nous avons pu quitter la zone des douanes canadiennes, nous avons rencontré Agathe, la directrice de l’Arche-Montréal, venue nous accueillir avec Lynn et Jadwiga, deux femmes présentant une déficience intellectuelle. Quel bonheur de voir ces gens, un indice de toute la chaleur humaine que nous trouverions dans la communauté. Il y avait aussi Rémi, le frère de Céline et sa conjointe Nathalie qui étaient venus nous livrer notre voiture, une Mercury Villager 1995, achetée via Internet. Rémi n’avait pas pensé que nous aurions autant de bagages et avait laissé les pneus d’été dans la voiture! Nous avons chargé tous ces bagages littéralement sur nos enfants pour réussir à tout emporter. Heureusement, il ne fallait que 45 minutes pour nous rendre à Boucherville où nous attendait Michel, un ami que nous avions connu en France et qui avait accepté de nous héberger quelques jours, le temps de pouvoir emménager dans la maison que j’avais achetée quelques semaines plus tôt. Nous étions le vendredi soir. Le lendemain, après une très courte nuit sans sommeil, surprise : ma mère et ma soeur étaient venues nous dire bienvenue au pays et me souhaiter bon anniversaire (eh oui, c’était mon anniversaire le 22 !). Nous étions vidés de fatigue. Mais François était malade et avait besoin de soins. Encore là, Agathe nous vint en aide. Un ancien administrateur de L’Arche-Montréal était médecin. Elle l’appela pour lui demander ce que nous pouvions faire. Il nous pria de venir chez lui, à sa résidence, où il put ausculter sommairement François. Il téléphona à l’urgence de l’Hôpital Ste-Justine pour les avertir que nous venions avec l’enfant, en profondes difficultés respiratoires. Dès notre arrivée à l’hôpital, François fut accueilli et hospitalisé. Lorsqu’il fut installé et pris en charge, on me demanda d’aller faire les formalités d’admission…

Nous n’avions, bien sûr, pas eu le temps de faire les démarches pour obtenir nos cartes d’assurance-maladie, un samedi en plus! On m’indiqua que la facture s’élèverait déjà à plus de 1600 $ et on me donnait jusqu’au lundi midi pour régulariser la situation… Tout en accompagnant François à l’hôpital, Céline et moi devions nous occuper des autres garçons, laissés à eux-mêmes chez notre ami. Le lundi matin, nous nous sommes dirigés avec les trois grands vers le bureau de la Régie de l’Assurance-maladie du Québec. Une autre surprise nous y attendait. Un permis de séjour provisoire ne permettait pas d’émettre une couverture d’assurance-maladie pour des étrangers. L’agente était formelle. Céline, nos deux Canadiens et moi-même purent obtenir nos cartes, mais pas Christian ni François. Dans un moment d’inspiration, je sortis la lettre que le directeur général de la RAMQ avait rédigé pour donner à la France la garantie de couverture maladie qui avait été requise. Je plaidai encore une fois la cause de mes deux enfants adoptés. On me rétorqua qu’il s’agissait d’une lettre générique qui ne précisait pas que c’était en faveur de mes deux enfants. Je répondis à l’agente que nous ne serions pas venus au Canada si ce document n’avait pas été émis en garantie de couverture! Elle eut un doute et décida d’aller parler à un responsable. Nous avons patienté, un certain temps, interminable. Elle finit par revenir avec son responsable qui nous demanda de répéter, encore une fois, notre interprétation de la lettre fournie.  Je lui dit avec force: « Demandez à votre grand patron lui-même ce qu’il voulait dire lorsqu’il a rédigé cette lettre! Nous avons fait toutes nos démarches pour venir ici avec la garantie que nos enfants seraient couverts. » Et comme on lui mentionna que François était hospitalisé, il dut y avoir un petit doute assorti d’une dose de compassion. Le responsable donna l’ordre à l’agente d’émettre les cartes. Nous étions sauvés, une fois de plus…

Première photo en sol canadien

Si vous n’avez pas la foi et ne croyez pas aux miracles et si vous avez lu ce témoignage jusqu’à la fin, vous ne pouvez pas ne pas en être troublé. Céline et moi sommes croyants. Lorsque nous avons dit oui à l’adoption de Christian et François, nous avions la conviction que les obstacles se pousseraient devant le passage de la Providence divine. Depuis la surprise de découvrir Christian alors que nous cherchions un bébé, les obstacles se sont bel et bien éliminés l’un après l’autre, non sans combat ni des tonnes de démarches à accomplir, mais nous nous retrouvions au Canada, dans notre nouveau chez nous, avec tous nos enfants. Une semaine avant, rien ne permettait d’imaginer que cela était possible… Nous n’avions aucun plan B. À vous de décider si tout ceci n’est qu’une série de hasards ou bien une intervention divine au coeur de notre histoire. En ce qui nous concerne, nous savons et nous rendons grâce…

PS: Pour ceux et celles qui veulent connaître la suite pour notre chien Milou, sachez que nos amis Ghislaine et Jean-Marc lui ont trouvé une famille d’accueil où il est resté jusqu’à la fin de sa vie. Il n’est jamais devenu Canadien!

Les lendemains qui m’émerveillent (écho)

Nathalie, une présence mystérieuse

Ce texte est en écho à Les lendemains qui déchantent et également à Je ne voulais pas ça… Vous trouverez aussi un sommaire ici: Pour une lecture suivie de ce blogue.

Après 5 semaines à ressentir des soubresauts d’effroi dans la préparation à notre arrivée à l’Arche de la Vallée, je suis allée de surprise en surprise lors de notre installation. J’allais connaître la force et la solidarité de la communauté. Nous avons été accueillis d’une façon tellement naturelle et chaleureuse chez les Guilhaume, comme si nous avions fait partie de la famille, je n’en revenais même pas ! Ils nous ont trouvé un petit appartement chez des amis et nourris pendant quelques jours, le temps que nous puissions trouver un pied à terre. Lors de notre installation dans l’ancienne école de Treigneux, j’eus la surprise de voir arriver Chantal avec seau et torchons pour m’aider à faire un peu de ménage dans cette grande maison. Je me sentais réellement gênée d’avoir l’aide d’une personne que je ne connaissais pas… Ensuite d’autres personnes sont venues donner un coup de main aussi. Je découvrais à ce moment ce qui deviendrait pour moi une famille dans la foi avec tout ce que ce lien comporte de support et de réconfort. Je n’avais encore jamais goûté de me sentir autant respectée et supportée.

Dans les mois qui ont suivi même en étant tenaillée par le doute quand à « ma place » à l’Arche, j’ai été profondément touchée par l’accueil inconditionnel qu’on me faisait. Je n’étais pas une indésirable, une nullité, une moins que rien (c’était l’idée que je me faisais de moi-même !)… Non, à l’Arche de la Vallée, j’étais une belle personne et j’avais de la valeur, quelle découverte! C’est vraiment dans cette communauté de personnes « non-désirées » de la société que je suis devenue « quelqu’un », que j’ai pris de la valeur face à moi-même… que je me suis découverte aimée de Dieu telle que je suis. Lentement, j’ai émergé, quitté la torpeur dans laquelle je m’étais enfoncée après l’arrivée des jumeaux… Je ressuscitais peu à peu, je revenais à la vie.

Je n’ai jamais cessé de rendre grâce à Dieu pour ce passage à l’Arche de la Vallée. Le fait d’être loin de nos familles (de qui je me croyais jugée, détestée et rejetée) m’a permis cette reconstruction sous le regard de gens qui, ne me connaissant pas, ne me donnaient pas le sentiment d’être jugée « mauvaise ». Avec eux, je pouvais être une autre… Je pouvais quitter celle que j’avais tant détestée, celle qui était une mauvaise mère, une mauvaise épouse, une mauvaise personne…

Je me rappelle encore à quel point j’ai été profondément touchée par Nathalie le jour où elle m’a regardée pour la première fois. Nathalie est autiste et elle passe ses journées à se promener de long en large en tirant sur ses cheveux et poussant parfois des petits cris qui peuvent devenir sonores lorsqu’elle n’est pas comprise. Tout ce temps qu’elle tourne en rond, elle regarde autour d’elle et ne semble pas voir les gens qui l’entourent. Je la saluais chaque fois que je la voyais, me disant qu’elle ne savait probablement pas que j’existe… Puis, un jour, plusieurs semaines après notre installation, de la même manière quelle le faisait parfois pour d’autres, elle s’est approchée de moi jusqu’à presque toucher mon visage avec le sien, et elle m’a regardée profondément dans les yeux. Je me rappelle encore la joie qui m’a habitée à ce moment  précis et je crois réellement que je n’aurais pas été plus émue si c’eut été le Pape lui-même qui m’avait regardée ! Nathalie m’avait VUE…  Elle savait qui j’étais : elle m’avait reconnue. Pas « reconnue » dans le sens habituel, genre : « ah, c’est Céline ». Mais plutôt dans le sens de reconnaître la valeur de l’autre. Il y a eu plusieurs personnes pour qui j’étais « quelqu’un », dont entre autres Claudette, Martine, Chantal, Mireille, Christophe… Toutes ces personnes à leur façon m’ont aidée à devenir quelqu’un pour moi-même. Elles m’ont fait voir ma valeur d’être humain : « Toute personne est une histoire sacrée »…

Merci à ces belles personnes qui forment la Communauté de l’Arche de la Vallée : vous aurez toujours une place privilégiée dans mon cœur.

Céline

La suite par ici : Responsable sans expérience—>

Vivre en un lieu comme des étrangers

Cet article fait suite à Ces histoires gravées pour toujours, qu’il est préférable d’avoir lu avant.

À l'école du village, un spectacle de cirque (Stéphan et Steve à droite)

Les voyages forment la jeunesse! C’est tellement vrai. Peut-être est-ce la raison pour laquelle voyager, voir du pays, fait partie des projets de tant de gens autour de nous. Pour ma part, j’ai toujours rêvé de voyage. Je me suis régalé des moments où des amis ou des connaissances partageaient leurs récits de voyages avec enthousiasme, et plus spécialement les missionnaires, capables de décrire les particularités des cultures d’accueil. Mon premier voyage digne de ce nom fut en France, en 1988, avec Céline. En réalité, j’aurais voulu aller faire une ou deux années d’études à Paris ou à Rome, mais les conditions financières d’un tel projet pour un couple étaient loin d’être réunies. Jeunes mariés, nous étions parvenus à concocter un projet de cinq semaines dont trois en région parisienne et deux pour faire le tour de cette « petite » France. Tout avait été si vite et nous étions si émerveillés de ce que nous avions vu que nous n’avions que l’idée d’y revenir un jour. La proposition de travailler en France fut donc reçue comme une véritable aubaine en 1997. Mais  nous avons rapidement pris conscience que, pour une famille du moins, il y a une grande différence entre passer comme visiteur temporaire et immigrer en voulant s’intégrer au milieu d’accueil.

Notre année à Paris, ville lumière, fut différente également des quatre années et demie dans la Drôme des collines, un milieu paysan où l’agriculture et les vergers sont omniprésents dans le paysage. À Paris, nous y vivions davantage dans une disposition de visiteurs temporaires. Nous y étions pour un an seulement. Nous avions loué une maison complètement meublée avec que des valises pour tout bien personnel. À Hauterives, c’était en vue d’une situation « permanente », au moins pour quatre ans. Nous avions fait venir presque tous nos biens personnels, sauf les meubles. Nous étions moins anonymes aussi, car les rumeurs vont vite dans un milieu aussi homogène. Et qui dit région rurale, dit habituellement aussi plus conservatrice, plus proche de ses racines… peut-être moins disposée à accueillir — vraiment — des étrangers. Disons tout de suite qu’il y a une grande différence entre L’Arche, qui est une communauté déjà pluriculturelle, et l’environnement social en général. Dans la communauté, nous étions accueillis tels que nous sommes. Nous profitions d’une grande qualité d’écoute et d’une aide toujours disponible. Mais comme nous étions une famille, il fallait aussi nous inscrire dans la vie locale courante, faire les courses, gérer nos comptes et transiger avec des institutions, demander des services de santé et des services sociaux, envoyer nos enfants à l’école, faire nos impôts, être en règle avec l’immigration, etc.

Le milieu scolaire

Commençons donc par nos enfants. Steve et Stéphan avaient 10 ans lorsque nous avons emménagé près de Hauterives. Louis nous avait recommandé l’école de garçons du Foyer de Charité de St-Bonnet-de-Galaure, l’une des plus réputées de tout l’Hexagone. Steve et Stéphan y furent admis « gentiment », même si leurs bulletins n’avaient rien de très éloquent, au contraire, et cela probablement parce qu’il y avait une ouverture mutuelle entre les gens de L’Arche et ceux du Foyer de Charité. Ils furent donc intégrés chacun dans l’une des deux classes de CM1. Stéphan était dans celle de Mlle Guigal qui était aussi la directrice de la section primaire. Le comportement de nos garçons a immédiatement fait problème. N’ayant pas été élevés dans le contexte français, les adultes les jugeaient impolis, même insolents et peu enclins à apprendre les bonnes manières. Au niveau académique, les résultats n’étaient pas plus impressionnants, le décalage entre leur niveau et celui des autres élèves s’étant grandement accentué entre Joinville-le-Pont et cette école élitiste. Imaginez dans les sports, là où ils auraient pu performer un peu. Mais non, là-bas c’est le foot qui est le sport national et tous les jeunes Français sont nés avec un ballon sur le bout du pied! Nos deux pauvres « nuls » (c’était leur sentiment profond) ne faisaient donc pas le poids et sont vite devenus la risée de leurs compagnons. Plutôt que de subir l’intimidation dans leur coin, en complices qu’ils étaient, les jumeaux se sont créé une image de durs et sont devenus persona non grata. C’est vraiment à partir de ce moment que leur résistance à aimer l’école s’est transformée en détestation. Et leur comportement est devenu de plus en plus une forme de contestation ouverte, contre leurs pairs et surtout contre les autorités. À la fin de la première année de fréquentation, on nous demandait « gentiment » de n’en laisser qu’un seul sur deux… Et dès la fin du primaire, on nous fit savoir encore « gentiment » que cette école catholique, bien pourvue, fréquentée par des nantis, n’avait pas les ressources au niveau secondaire pour accompagner des enfants qui ne rentrent pas dans le cadre. C’en était fini de leur passage au « privé » !

Les exemples de situations tendues sont nombreux. Je vais n’en citer qu’un seul. Entre les deux garçons, Stéphan était le plus souvent sur la sellette. Un jour, Céline fut apostrophée par le responsable de la discipline dans la cour, un certain M. Cristalieri, si je me rappelle bien. L’homme de 80 ans l’invectiva avec vigueur au moment où elle venait récupérer les enfants en fin de journée en lui disant qu’il n’avait jamais vu, dans toute sa carrière, un enfant aussi insolent. Il ajouta: « Mais madame, votre fils est malade! Quelle sorte de parents êtes-vous donc pour ne pas le faire soigner? » Ma femme ne put répondre aucun mot. Ses larmes coulèrent à flot. Elle prit les enfants et partit avec sa colère.

En réalité, cet homme comme toutes les autres personnes qui se sont permis de juger notre capacité de parents à travers nos enfants, ne savait rien de ce que nous avions entrepris pour « les faire soigner ». En effet, dès la première année de leur arrivée, leur présence nous avait rapidement conduits à un sentiment profond d’incompétence. Lorsqu’ils venaient d’avoir quatre ans, nous avions consulté une pédo-psychiatre à Québec  qui nous avait dit qu’ils étaient psychiquement opposants et que nous allions en baver toute notre vie! Nous avions alors suivi une session pour parents « Y a personne de parfait ». Notre groupe était surtout constitué de parents d’ados, ce qui n’avait rien pour nous rassurer, voyant par avance ce que nous serions appelés à vivre! Le présent était déjà pénible, alors nous ne pouvions pas imaginer l’avenir pire encore. À cinq ans, les enfants ont été évalués par des étudiants de la maîtrise en psychologie à l’Université Laval (15 séances d’observation chacun!). Le résultat de toutes ces rencontres était lapidaire:

– Tout porte à croire que vos enfants ont subi une lésion cervicale due à traumatisme grave dans l’enfance.

– Ah, au moins vous avez trouvé quelque chose! Et alors, qu’est-ce qu’on fait?

– Rien. C’est vous qui aurez besoin d’aide…

Plus tard, une psychologue en privé avait évalué de nouveau Stéphan et avait confirmé un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Cela nous avait permis de trouver pour lui une école semi-alternative où un encadrement adéquat lui fut donné, encadrement qu’il passa toute l’année à tenter de casser! Vers la fin, la relation avec son éducateur était telle qu’il avait commencé à accepter certaines règles… Steve, de son côté était dans une école où ses deux enseignantes avait décidé de le tirer en avant pour qu’il rattrape le niveau de la 3e année. Ainsi, il avait double ration de devoirs chaque jour et toutes les récréations lui étaient retirées pour des séances de rattrapage. Vous imaginez comment n’importe quel enfant pourrait finir par aimer l’école avec un tel régime? Mais nous avions tendance à faire confiance aux professionnels, étant donné les difficultés que nous rencontrions nous-mêmes à la maison. Pendant toutes ces années, Céline se faisait aussi accompagner.

Alors quand un homme, qu’il fut âgé de 80 ans ou bien qu’il fut mon égal, se permit d’agresser ma femme en lui rentrant directement dans sa blessure, sans le savoir, bien sûr, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire ça. J’ai demandé à Mlle Guigal un rendez-vous avec elle comme directrice et ce monsieur. Elle a tenté de me convaincre que c’était un homme âgé et qu’on lui devait du respect. Il a fallu près de trois mois d’insistances pour que j’obtienne cette rencontre. Mlle Guigal nous avait installés dans sa classe, en attendant M. Cristalieri. Lorsque celui est entré dans la classe, il était remonté. Il a commencé par nous dire « c’est à cause de parents comme vous que le monde se porte si mal et que les enfants ne savent plus ce qu’est l’autorité ». J’ai respiré un bon coup pour demeurer respectueux, mais il me fallait aussi être ferme. J’ai demandé au monsieur d’écouter ce que j’avais à dire. Pour répondre à son agressivité, je lui ai dit que chez nous, au Canada, le respect se gagne par l’attitude que nous démontrons envers autrui, pas parce qu’on a 80 ans. Cela a semblé le surprendre à tel point qu’il s’est assis et a écouté. Je lui ai donc raconté l’histoire de nos fils. La négligence. L’abandon. Les placements. L’adoption. Les difficultés rencontrées. Les suivis. À la fin, je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit d’insulter une mère qui s’est tant donnée pour ses enfants, lui, un homme d’expérience, sans avoir pris le temps de s’informer. Il s’est levé et a accepté de présenter ses excuses sincères à ma femme et a même exprimé son respect pour la démarche que j’avais osé entreprendre en sa faveur. Céline aurait renoncé à cela. Mais les excuses de cet homme lui ont fait du bien. Et la détermination de son mari pour les obtenir fut une preuve de l’amour qu’il lui portait (elle le dira bien comme elle voudra).

Par la suite, nos enfants ont fréquenté une école publique qui avait mauvaise réputation. On s’en doute, tous les jeunes « bien » fréquentaient St-Bonnet, alors il ne restait que la plèbe pour les écoles publiques! Le Collège de St-Vallier-sur-Rhône fut naturellement un autre lieu d’épreuves. En moins de trois jours de la rentrée, nous étions convoqués par le directeur qui nous déclarait: « Dans toute ma carrière, je n’ai jamais vu un jeune se mettre autant en situation d’échec par rapport à ses professeurs, à ses pairs, à l’autorité, à tout quoi! » Nous nous attendions qu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, venir expliquer l’originalité de nos enfants, mais si tôt! Les deux années et demie qu’ils ont passées à cet endroit nous ont donné maintes fois l’occasion de rencontrer le personnel d’enseignement et les professionnels de soutien. Heureusement, une adjointe à la direction avait pris nos enfants en affection et se portait souvent à leur défense, avec l’aide de M. Portal, un psychologue qui nous suivait. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont pu faire si longtemps et éviter de se retrouver dans une école pour troubles de comportement…

Durant ces quatre ans, nous avons repris là où nous avions laissé au Québec, en ce qui concerne le soutien psychologique. Nous avions d’abord fait plusieurs séances avec deux thérapeutes, cette fois-ci en famille, autour de l’approche systémique et son fameux « génogramme ». Nous n’étions pas satisfaits des résultats et le directeur du centre de ressources, M. Portal, avait décidé de nous offrir lui-même un soutien familial, une fois par mois. Cet homme avait un parti pris honnête pour nos enfants. Il a su nous amener progressivement à mieux les accepter tels qu’ils étaient et à « faire avec », plutôt que de chercher à les changer, les « améliorer ». En parallèle à tout cela, Stéphan était suivi par un pédo-psychiatre de Lyon, un homme d’une grande expérience et d’une renommée internationale qui administrait une médication pour l’aider. Bref, ce oui à nos deux premiers enfants ne fut jamais de tout repos. Nos découragements étaient constamment portés dans la prière et nous avons toujours partagé ouvertement ce que nous vivions, ce qui permettait à d’autres de nous porter à leur façon.

Le milieu professionnel

En dehors des situations que j’avais à vivre au quotidien dans mon travail engagé au sein de L’Arche de la Vallée (voir Les lendemains qui déchantent), j’avais également des contacts avec des pairs. Je peux vous assurer qu’à ce niveau, la nouveauté qu’apporte un étranger nord-américain provoque instantanément une attitude de réceptivité étonnante. À chaque fois, tant à Paris, dans l’entreprise de services-conseils, qu’à Hauterives, au sein de la table des directeurs d’établissement ou encore parmi les directeurs de communautés de L’Arche de toute la France, l’ouverture à l’étranger « compétent » fut une réelle gratification.

Au sein de L’Arche, assez rapidement, j’ai pu intégrer quelques comités de travail qui me firent connaître. Je vins à quelques reprises au bureau chef de L’Arche en France, notamment sur des thématiques de communication, mais également d’évaluation. Lors de certaines rencontres nationales, j’ai pu occuper une place de choix dans les comptes-rendus des travaux accomplis. J’ai même été appelé à réaliser un « audit » d’une communauté qui avait des problèmes de gestion, tant des ressources humaines que financières. Bref, je bénéficiais d’une crédibilité qui reposait sur une réputation relativement superficielle, mais que j’ai consolidée par des implications et un travail d’équipe constructif.

Le milieu du handicap mental fut pour moi un autre lieu d’insertion très gratifiant. Un collègue, Charles, ancien de L’Arche de la Vallée, se chargea de me présenter aux autres confrères du métier. Il souhaitait élargir la collaboration entre les diverses institutions, dans un contexte où elles se regardaient davantage comme des concurrentes. Nous avions créé un groupe provisoire qui réalisa une étude sur les demandes de placements en attente dans tout le Département, ce que personne ne croyait possible, surtout les responsables de la direction départementale, la « DS26 ». J’avais mis toute ma connaissance bureautique au service de ce travail collaboratif et cela avait été salué largement par la grande majorité des responsables d’établissements de la Drôme. À tel point que, lors d’une réunion de bilan de notre opération, il fut question d’une suite. Comme j’allais quitter, je ne pouvais pas vraiment m’engager avec eux, mais je proposai la mise sur pied d’un collectif permanent qui servirait de vis à vis des organismes de tutelle. Cette idée avait reçu un bel accueil et mon ami Charles fut l’artisan de sa mise en oeuvre. Je l’ai revu à quelques reprises depuis ce temps et chaque fois, il m’a rappelé ce temps où nous avons travaillé ensemble et comment cette collaboration mit la table pour la création d’un collectif qui faisait l’envie d’autres départements.

Lorsque nous avons choisi de quitter la France pour rentrer au pays, en 2003, je ne quittais pas seulement une communauté de vie qui était devenue une véritable famille pour nous. Je quittais aussi un environnement de travail passionnant que j’aimais profondément. Je quittais plusieurs collègues qui étaient devenus des amis. Ce fut un deuil important. J’en parlerai un plus lors d’un prochain récit.

À la lecture de ce qui précède, vous comprenez l’ambivalence de mes sentiments à l’effet d’avoir été étranger en France. D’une part, du point de vue familial, ce fut une galère sans pareil avec l’école, la mairie (oui, je ne vous raconte pas les frasques de mes jumeaux dans le village!), les différents services. D’autre part, dans le domaine professionnel, le crédit de confiance qui m’a été accordé m’a été grandement profitable en me permettant de donner le meilleur de moi-même. J’oserais dire que c’était plus facile qu’au Québec! En tout cas, lors de mon retour, j’ai plutôt eu le sentiment de devoir lutter avec une réputation du gars qui vient d’ailleurs, surtout à L’Arche au Québec, où ce qui vient d’ailleurs est assurément rejeté, car inadapté à la culture unique… Mais ça, c’est une autre histoire!

Le blues du businessman

Un Noël en France

Décembre 1997. La compagnie MTLI Informatique était en pleine expansion à son bureau de Paris dont j’assumais la direction depuis moins de six mois. Nous avions déjà plus que doublé les effectifs et nous formions une petite communauté hot de Québécois à Paris. Un esprit de famille se développait et nous sentions que le vent était favorable pour le développement des affaires.

Quelques jours avant décembre, Céline et moi étions allés souper dans un petit cabaret assez médiocre, dans le genre « trappe à touristes » dont on nous avait pourtant dit du bien. Le but était de vérifier si notre groupe s’y plairait pour le « party » de bureau. Disons que ce n’est pas le genre de lieu pour une conversation profonde et où l’on se met spontanément à parler de ses manques, de ses aspirations, de ses rêves! Et pourtant, pendant que le spectacle suivait son cours, que les effeuilleuses et les travestis faisaient de leur mieux pour aiguicher les spectateurs, une femme et un homme n’y portaient que peu d’attention, car un dialogue intime les animait… (J’avoue avoir regardé un peu, quand même!)

Réussir n’est pas tout

Après six mois en France, je faisais avec Céline un premier bilan. Je prenais conscience que j’étais assez doué pour les affaires — je n’y suis pour rien, il paraît que c’est de famille. Mais quelque chose n’était pas comblé par ce succès. C’est alors que nous avons évoqué les rêves que nous portions lorsque nous nous sommes mariés. Nous avions inscrit sur notre faire-part : « Entourés de l’amour du Christ, nous voulons vivre de son détachement ». Nous vivions à Paris. Je gagnais un salaire plus qu’honorable. La maison était fréquemment remplie d’ « amis ». Au plan social, c’était l’image d’une belle réussite.

Mais ce soir-là, au cabaret,  nous avons pris conscience que nous nous étions éloignés de nos buts. Notre projet n’était pas de servir ces enfants gâtés de l’informatique. C’était pourtant ce que je faisais chaque jour: amadouer des informaticiens pour les garder dans l’entreprise afin de respecter la promesse que nous faisions à nos clients de leur offrir du personnel stable. Derrière le mot « détachement », nous mettions quelque chose comme « être assez libres face à nous-mêmes pour répondre à ce que Dieu veut ». Je n’avais pas le sentiment que nous étions dans la ligne de notre désir. Après deux heures d’échange, nous avons convenu que nous ne durerions pas dans ce genre de vie, que quelque chose nous serait « proposé ». Nous avions posé un regard clair et lucide sur les choix qui nous avaient menés jusque là. Cette soirée nous laissait une impression de joie et d’appréhension, tout à la fois. Mais le lendemain, la vie quotidienne reprenait le dessus. Les enfants allaient à l’école. Céline s’occupait de tout à la maison. Je travaillais beaucoup et finissais tard. Cette soirée n’avait-elle été qu’un rêve?

Le coup de fil

J’avais un ami, Louis Pilote, originaire d’Arvida comme moi. Nous avions fait partie pendant trois ans d’un groupe de pastorale scolaire appelés « Les Goélands » (en rappel à l’histoire de Jonathan Livingstone, le goéland). Ce groupe se réunissait tous les lundis soirs et nous avions développé une belle camaraderie grâce à Fernand, le prêtre accompagnateur, et à Max et Lise, un couple attachant. J’étais dans ma dernière année de secondaire quand Louis, mon aîné de trois ans, avait donné signe de vie. Il était en France, au sein d’une communauté de L’Arche. Avec le groupe, nous avions fait des recherches pour en connaître le fondateur, Jean Vanier. Cette expérience de vie communautaire avec « des personnes ayant un handicap mental » me fascinait. Louis est rentré au pays pour compléter ses études, et puis il est retourné dans cet établissement de Hauterives, dans le département de la Drôme. Après quelques années, il en devint le directeur.

En décembre 1997, il était toujours à ce poste. Je reçus un coup de fil de sa part. L’une des intervenantes étrangères qui travaillait dans sa communauté se trouvait être une bonne amie de ma mère! Celle-ci avait informé Louis que j’étais à Paris avec ma famille. Au téléphone, Louis commença par se montrer fâché du fait que je n’avais pas donné signe de vie depuis notre arrivée en France. Ce sujet avait été particulièrement chaud entre Céline et moi.

La vérité, c’est que nous étions venus en France en 1988 et avions fait un détour chez Louis à cette époque, le temps d’un weekend. Nous y avions connu Eva, son épouse allemande, et trois de leurs enfants. Louis nous avait fait visiter un foyer de L’Arche. Comme j’y étais prédisposé, j’avais été séduit. Céline avait plutôt été « confirmée » que L’Arche n’était pas pour elle. Peu de temps après nous être connus, en effet, je lui avais fait part de mon intérêt pour la vie communautaire et pour L’Arche. Mais elle ne parvenait aucunement à se voir proche de personnes avec une déficience intellectuelle. Depuis que nous étions installés en France, je proposais souvent à Céline de partir un weekend pour faire une visite en famille à mon ami Louis, à 600 km de Paris. Mais elle refusait systématiquement: « pas question, ces gens-là sont trop parfaits », disait-elle (elle expliquera sans doute elle-même). Bref, je n’osais pas l’appeler, de peur que j’aie à refuser une invitation presque certaine. Ce soir-là, quand Louis me rejoint par téléphone, il me reprocha mon manque d’égard au nom de notre amitié. Je baragouinai quelques vérités faibles: le temps qui manque, le travail qui prend, l’adaptation des enfants qui est difficile, etc. Louis m’annonça alors qu’il venait passer quelques jours à Paris et qu’il aimerait bien nous rencontrer. Nous avons convenu d’un moment pour nous retrouver le lundi suivant à une bouche de métro. Il me pardonnait…

Lorsqu’il fit irruption dans ma voiture « de fonction », il me dévisagea et contempla mes habits d’hommes d’affaires. Il ne put s’empêcher de me dire quelque chose comme « Wow, tu réussis! » Et je répliquai, de but en blanc: « Je réussis, mais je ne suis pas dans ma vocation… » Drôle de conversation pour deux amis qui ne se sont pas vus depuis plusieurs années! Louis passa la soirée avec nous. Céline finit par lui avouer son blocage à venir chez lui. Il nous fit promettre de venir passer un weekend. Celui de la Pentecôte en mai serait un bon moment. Louis nous quitta dans la bonne humeur. Nous étions à mille lieues de nous douter que cette visite allait être la prémisse d’un changement majeur dans notre vie. Comme quoi les oui sont toujours préparés dans les coeurs, bien avant le moment de les prononcer!

La suite par ici : Quand toutes les barrières tombent—>