En quoi suis-je encore son père?

Texte écrit à la demande d’une amie dans le cadre d’une recherche sur le traumatisme de filiation.

Ma femme et moi avons accueilli notre dernier fils en vue de son adoption en juillet 2006. Il avait 16 mois et avait un pronostic d’une maladie assez rare. Trois mois plus tard, nous apprenions que l’enfant avait « seulement » des séquelles de négligence sévère. Il avait passé neuf mois auprès de sa mère qui n’avait pas la capacité de s’en occuper et un père aux prises avec de graves problèmes de consommation et de violence. Les sept mois suivants ont été pour lui comme le ciel lorsque pris en charge par une famille d’accueil « de luxe ».

Son placement chez nous fut donc un traumatisme de plus. Personne n’en était conscient à ce moment. Tout le monde croyait qu’il s’adapterait. Il ne manifestait aucune émotion bien qu’il nous frappait et nous pinçait souvent. Son développement a été particulièrement suivi par des spécialistes pour l’aider à rattraper ses retards de développement. Ses comportements étaient souvent impulsifs pouvant aller jusqu’à la violence. Ses diagnostics : TDAH, trouble de la parole, trouble d’attachement d’abord insécure qui s’est muté à l’âge de 11 ans en un trouble sévère. C’est d’ailleurs à partir de son onzième anniversaire qu’il a commencé à se comporter de manière encore plus étrange, ajoutant le pica et l’automutilation à ses habitudes quotidiennes.

La protection de la jeunesse est entrée dans notre vie à la suite de signalements de la part de personnes de bonne volonté. Bien sûr, notre enfant allait mal, mais nous avions la conviction d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour l’aider à se développer. Placé en centre jeunesse, nous avons tenté à trois reprises de le reprendre à la maison en suivant la progression et les conseils des éducateurs, mais chaque fois il sabotait ses succès et repartait accompagné par les policiers.

Aujourd’hui, il a près de 16 ans. Il alterne entre une unité de traitement individualisé et une unité de garde fermée. Il doit souvent passer devant la justice pour des voies de fait et des menaces de mort. Lors de sa dernière fugue, il est venu chez nous pour y pénétrer par effraction et causer des dégâts.

Cette semaine, j’assistais à sa révision des mesures de protection. Il demeurera au centre de réadaptation au moins pour la prochaine année, probablement jusqu’à ses 18 ans. Avant sa dernière infraction, il nous demandait encore si nous allions le reprendre « après le centre ». Que répondre à son enfant que nous avions toujours désiré et accompagné quand il est devenu si imprévisible?

Durant cette réunion, alors que nous n’avions eu aucun contact avec lui depuis son intrusion à notre domicile, il est monté en moi un sentiment de tristesse irrépressible. Entendre tous ces rapports de l’un et l’autre intervenant dans sa vie, découvrir des choses sur son enfant qu’on reconnaît de moins en moins, le mot qui décrivait le mieux ce que je sentais était « désappropriation ». Je l’ai exprimé ainsi au groupe à mon tour de parole. La réviseure a voulu reformuler en proposant « désengagement ». Je l’ai reprise vivement : je ne me suis jamais désengagé de la vie de mon fils. Mais ce qu’il en fait et le système de protection mis en place autour de lui ont fini par me dépouiller de mon rôle, de ma place, de l’affection et du soutien que je devrais lui manifester chaque jour, tout comme je le fais pour son grand frère trisomique que je continue d’aller border tous les soirs.

Toutes ces années à chercher à garder un lien significatif avec lui par-delà toutes les mesures et les intervenants ont fini par m’user. Nous habitons à un km du centre jeunesse. Nous passons devant l’édifice parfois plusieurs fois par jour. Ce bâtiment est devenu pour moi le symbole de la perte de mon identité de père, même si le système me jure le contraire…  

À corps et à coeur captifs

attente

Une nouvelle période de relations interrompues et me voici plongé à nouveau dans une tristesse souterraine. Pour une seconde fois, je l’apprivoise avec la poésie.

Quand je ressasse ce printemps
Où tu es entré dans ma cour
Mon cœur, soudain, devient brûlant
La joie me paraît de retour.

Un bref instant et le chagrin
Reprend sa place au quotidien
En suppléance de ta présence
Que m’a volée l’adolescence.

Tu fus toujours bien différent
Et te croyais si important
Tu as grandi restant en marge
En profitant de ton air barge.

J’espérais que tu trouves ta voie
Mais jamais on ne m’a montré
Qu’avec le temps un tel fossé
Allait te distancer de moi.

Malgré l’apport de tant d’experts
Et mes efforts renouvelés
Je n’ai su te garder rivé
À mon cœur attristé de père.

Plus tu t’éloignes à coup de frasques
Et plus je m’accroche à tes pas
Je revois ton p’tit air fantasque
De t’aimer ça ne m’arrête pas.

Je m’effraie de l’enfer qui vient
Par l’entêtement de tes choix
Tu as bien le droit de faire tiens
Les drames qui se préparent pour toi.

En vérité si je te suis
Ce n’est pas de moi que tu fuis
Mais de ton être abandonné
Par ceux qui auraient dû t’aimer.

Si ton corps en a la mémoire
Qu’il se rappelle le temps d’après
Quand tout ton être se fondait
En celui qui te rassurait.

Un jour je le sais, je le sens
De tes pensées tu guériras
Tout alors sera différent
Et ton père enfin tu verras.

Il est là à scruter le temps
Où ton regard se tournera
Pour évaluer autrement
La vie qu’il t’a voulu donner.

Sa peine s’apaisera enfin
Son cœur en fera tout autant
Quand tu joueras au survenant
De retour après tout ce temps.

Ce jour-là n’hésite surtout pas
Pour célébrer sans faux-fuyant
Reviens te jeter dans ses bras
Qu’il te tend sans ressentiment.

Jocelyn Girard, 3 avril 2019

Puisque je ne peux plus t’aimer

Pour certains êtres déchirés par le trouble de l’attachement,
L’amour des proches est souvent plus ravageur que guérissant.

Je t’ai pris dès lors que fût décidé ton projet de vie.
Tu es entré dans la mienne telle une flèche perçant mon cœur,
Me rendant accro à toutes tes petites manies.
Depuis ce jour, j’étais à tes côtés pour consoler chacun de tes pleurs.

Pour tenter d’éviter que tu sois, comme un autre de mes gars,
Écorché par le trouble de l’attachement,
Je me suis collé à toi, te prenant constamment dans mes bras.
Tu ne détestais pas, tu en étais même friand jusqu’à pas longtemps.
Les heures à te bercer pour que tu trouves enfin le sommeil
Ont creusé en mon âme le sillon de ta présence perpétuelle.

Ton développement serein fût notre priorité.
C’est ainsi qu’il fût décidé de déménager
Dans une maison chaleureuse qui deviendrait ta terre,
Un jardin immense pour te permettre d’explorer,
Une école tout près pour te donner de la stabilité
Et où tu puisses être entouré d’amis qui deviendraient des frères.

La vie s’est chargée de faire tournoyer tous ces rêves échafaudés.
Cela a commencé très tôt, par de petits soubresauts,
Des comportements inquiétants qui nous ont conduits aux gens de métier.
Fasciné par le jeu d’échecs, tu nous as tous devancés et de trop.

Si tôt survenue, l’adolescence t’a donné de nouveaux moyens,
Pour faire éclore ce qui, depuis toujours, semblait ton destin.
C’est par cette porte qu’il a resurgi, comme un triomphe attendu,
Le trouble de l’attachement que nous croyions exclu.

Aujourd’hui, te manifester que tu es aimé,
Provoque en toi plus de souffrance que de bonté.
On nous invite à la neutralité : surtout ne pas montrer que nous sommes liés,
Encore moins que tu nous manques, pour éviter de te troubler.

D’une crise à l’autre, de menaces à d’autres, de blessures en blessures,
De fugues à colères plus graves encore,
Tu sembles te diriger vers des drames plus durs,
Dont les conséquences t’éloignent sans cesse de notre bord.

Désormais il y a des mots que je ne peux plus dire,
Ces mots qui pour tant d’autres ont l’heur de guérir.
Pour que tu puisses survivre à la peur de l’abandon,
Je me résous à la neutralité : ce sera ma nouvelle religion
Puisque même Dieu semble impuissant, avec sa Passion,
À te guérir de ce mal qui te pousse à l’autodestruction.

Autrefois tu étais un fils bien-aimé.
Désormais je te libère de mon amour.
Je m’en tiendrai à demeurer informé
Jusqu’au moment où ton être apaisé
Éclairera de nouveau mes jours.

Jocelyn Girard, 25 mars 2018

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La Passion du Christ selon Xavier

Dis-nous à quoi ressemble…

val_notre-dame1Après avoir passé trois jours et trois nuits au rassemblement annuel des familles Emmanuel au Camp Papillon dans les Basses Laurentides, Il descendit de la montagne et se rendit, à leur invitation, chez les moines de Saint-Jean-de-Matha. Une foule immense ayant entendu qu’il allait s’y rendre le précéda.

À son arrivée, on lui bloqua le passage. Alors un ancien s’avança et lui demanda : « Maître, nous sommes vieillissants et nous venons en ce lieu pour être rassurés. Dis-nous à quoi ressemble le royaume de Dieu ».

Il leur répondit :

Le royaume de Dieu est comparable à une fête anniversaire d’une association modeste où des familles de tous les coins du pays s’étaient rendues pour répondre à un appel les poussant à être ensemble avec leurs semblables. On y trouvait les anciennes familles ayant des enfants biologiques et d’autres adoptés. Ces familles avaient été des pionnières à regarder autrement les enfants différents, ceux qui avaient la réputation d’être inadoptables et qu’on laissait le plus souvent aux soins des institutions charitables, parce que, minimalement, il ne convenait pas de les laisser mourir. Ces familles avaient en commun la conviction qu’à un moment de leur histoire et à ce moment de l’histoire de l’humanité, le cœur de certains couples avait été préparé à cette nouveauté qui consiste à regarder autrement les enfants rejetés, ceux dont le pronostic annonçait une vie misérable et de qui l’on disait qu’ils ne pourraient jamais rien faire de bon. Ce regard – sans doute un reflet du regard de Dieu – leur indiquait qu’il y avait la même dignité dans ces enfants que pour n’importe quel autre enfant de Dieu. Il y a trente ans, ces familles ont donc commencé à adopter de tels enfants.

Leur entourage s’étonnait de leur naïveté. On allait jusqu’à les ridiculiser parfois, mais, en secret, on admirait leur courage et, au fond, on sentait bien qu’elles avaient raison… Ces enfants n’étaient pas nés pour rien, mais comme on ne savait qu’en faire, on avait choisi la voie la plus simple en les mettant à l’écart.

À leur suite, d’autres familles sentirent l’appel à s’ouvrir à l’enfant différent. C’était, le plus souvent, à la suite d’un témoignage ou du récit de l’histoire de tel ou tel enfant Emmanuel. C’est ainsi que d’autres couples se mirent à croire en la dignité de ces enfants différents, à croire surtout qu’ils avaient droit, eux aussi, à une vraie famille. Et ils en adoptèrent à leur tour. L’association avait grandi. Aucun de ses membres n’avait le sentiment de faire de grandes choses, mais seulement ce que leur cœur leur commandait.

19961499_1795496653808655_8922479787487327694_nDans le réseau des professionnels des services sociaux, on se mit à se passer le mot : peut-être qu’une option nouvelle s’était ouverte pour ces enfants qu’on ne savait pas caser… Ces enfants avaient tous une ou plusieurs particularités : handicap physique, anomalie génétique comme la trisomie 21, traumatisme à la naissance, maladie héréditaire, parfois aussi des séquelles du mode de vie de parents biologiques. Le réseau se mit aussi à parler de cette association et à référer plus systématiquement les cas d’enfants qu’ils ne parvenaient pas à placer.

Et puis un jour, approchant les 30 ans d’existence de cette association, des dizaines d’enfants adoptés par les premières familles étaient devenus des adultes, avaient trouvé leur voie et certains s’ouvraient eux-mêmes à l’adoption, poursuivant ainsi le cycle commencé par leurs parents.

Imaginez donc un weekend de ressourcement pour toutes ces familles rassemblées dans un lieu qu’on appelle le Camp Papillon. C’est un havre de joie et de paix pour les petits et grands ayant des particularités. Tout y est accessible pour toute personne ayant une quelconque limitation. Et considérez le personnel de ce camp, constitué de jeunes fous et folles inspirées par la joie communiquée par ces enfants et adultes différents. Prenez ces moniteurs et monitrices et offrez-leur de venir soutenir les familles Emmanuel le temps d’un week-end pour que les parents puissent se ressourcer et que les enfants y trouvent leur bonheur.

21390577_10155114364768471_1563375497_o (1)Et lorsque le soir de la fête arrive, imaginez le bonheur de les voir tous s’extasier devant la performance de jeunes présentant une déficience intellectuelle imiter un spectacle d’Elvis. Regardez-les se lever d’un bond tous ensemble lorsque le DJ lance la danse. Voyez-les se mélanger sans distinction de leurs différences : debout ou assis sur un fauteuil, marchant avec un déambulateur ou des cannes; les yeux bridés de toutes les couleurs; la peau brune ou dans tous les tons de rose ou de jaune; des enfants tout petits et d’autres aussi grands que des géants; et des adultes qui n’ont rien d’autre à partager que leur joie visible sur leur visage souriant, leurs cris de ravissement et leurs déhanchements. Rien de tout cela n’est harmonieux pour un œil étranger à leur bonheur. Mais pour quiconque a saisi que le royaume de Dieu est là dans ces visages, dans cette manifestation de joie, tout devient parfait.

La création de Dieu est parfaite dans ses imperfections. La nature comporte tout autant de merveilles à contempler que de chaos à craindre. Les humains sont façonnés à l’image et à la ressemblance de Dieu non pas pour se laisser diviser par leurs différences, mais pour les embrasser comme on embrasserait le corps du Christ total, car il est bien celui qui n’a « perdu » aucun de ceux et de celles que son Père lui a confiés. Ainsi il n’y a plus ni handicapé ni valide, ni enfant ni parent, ni malade ni bien portant, ni famille monoparentale ni couple traditionnel, ni hétéro ni homo, car tous sont les mêmes sous le regard bienveillant de ce Dieu qui est la source de toute parentalité.

Oui, le royaume de Dieu est comparable à une telle fête à laquelle les familles Emmanuel sont le signe de cette espérance qui est donnée à tous.

Mais à cette fête, il y avait aussi quelques individus plus gênés qui demeuraient assis sur leur chaise. Certains, par pudeur, n’osaient pas rejoindre la communauté célébrante. D’autres, plus loin encore, ne s’y voyaient même pas y participer, préférant les tâches à accomplir pendant que les premiers festoyaient. En vérité je vous le dis : ceux-là et celles-là ne trouveront pas de cette manière la voie qui conduit au paradis, car elles se sont empêchées de goûter à cette joie céleste quand elle passait dans leur vie.

Ce jour-là, dans le parking des Trappistes, plusieurs personnes dans la foule étaient touchées par les paroles du Maître. Certaines désiraient le suivre pour vivre de telles fêtes. D’autres se levèrent et lui dire :

Nous avons fait tout ce chemin pour t’entendre dire que nous devrions aimer ces pauvres gens qui n’ont rien à offrir? Nous avons été de bons citoyens et de bons pratiquants. Mais si le royaume de Dieu est tel que tu le décris, nous ne pourrons pas te suivre, car il ne nous est pas donné d’aimer ces enfants et ces adultes différents. Cela n’est donné qu’à certains qui en ont reçu la vocation.

Et le Maître de répondre :

Il ne vous suffisait que d’un premier pas pour vous laisser toucher par ces plus petits qui sont mes petits frères et mes petites soeurs afin de pouvoir appartenir à votre tour à la famille de mon Père. Mais voilà que votre cœur s’est habillé d’orgueil. Le royaume de Dieu n’est pas fait pour les cœurs trop plein d’eux-mêmes. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Après ces paroles, beaucoup se détournèrent de lui, croyant qu’il n’était qu’un autre idéaliste rêveur. D’autres cherchèrent à le faire taire en le menaçant de poursuites judiciaires. Mais lui, mettant ses écouteurs, passa son chemin et sourit en regardant cette vidéo:

Lettre à mon fils bien-aimé

steve-stef-15Je t’écris cette lettre à toi, mais elle s’adresse autant à toi qu’à l’un ou l’autre de tes quatre frères. Je l’écris pour tenter de corriger ce qui t’est probablement apparu comme une perception négative de la personne que tu es, à travers toutes mes paroles, les témoignages que j’ai donnés ou que j’ai mis par écrit ici sur ce blogue ou ailleurs. Je te dois des excuses et je vais profiter de cette tribune pour le faire. J’espère que tu le liras jusqu’à la fin.

Au cours des derniers jours, alors que j’ai exprimé à quel point je me sentais éprouvé par ce qui m’arrivait, je n’ai pas eu le bon réflexe du papa qui devrait d’abord se mettre à la place du fils pour comprendre ce qui arrive à partir de son point de vue. Je vais alors tenter de le faire ici.

Tu as été adopté, c’est un fait. Si cela t’est arrivé, c’est parce que ta mère (ton père aussi forcément) n’a pu te garder auprès d’elle. Difficile de déterminer si c’est vraiment elle qui a fait ce choix ou si ce sont plutôt les circonstances qui l’ont forcée à l’assumer. Je penche plutôt pour les circonstances. Tu es donc le fils d’une mère et d’un père qui ne sont ni ta mère adoptive ni moi-même. Nous avons toujours respecté ta mère, car grâce à elle tu es venu en ce monde et à cause d’elle (et d’autres facteurs) c’est à moi (à nous) que tu as été confié.

Tu es arrivé déjà un peu « fait ». Ton identité était déjà bien claire. Tu avais un passé dans lequel je n’avais pas d’entrée, c’était ton mystère. Tu te présentais avec de belles qualités. Sur le plan physique, tu étais joli garçon, attirant, habile en toutes sortes de choses. Les gens ne cessaient de dire à quel point j’avais eu de la chance de tomber sur toi! Tu étais vif, intelligent, curieux, joueur. Tu avais le don de me toucher au plus profond de mon être. Je t’ai bercé de longues heures, je t’ai raconté des histoires, j’ai inventé pour toi des chansons, je t’ai défendu. Tu donnais du sens à ma vie. Tu m’as apporté ce qui allait devenir l’élément principal de ma vocation en tant qu’être humain, celle d’être papa.

Tant que j’étais dans cette dynamique où tout se passait entre toi et moi, je n’avais que du bonheur. Tu me rendais heureux, c’est le cadeau que tu m’as donné et que tu as sans cesse renouvelé, même depuis que tu es devenu plus grand. À cela s’ajoute la fierté que je ressens en te regardant aujourd’hui.

Mais voilà, il y a autre chose aussi. Était-ce le traumatisme de l’abandon? Était-ce la part de ta génétique qui te rendait si différent? Était-ce simplement le garçon que tu allais devenir peu importe le papa que tu aurais eu? Je ne sais pas pourquoi, même si j’ai beaucoup cherché des explications, mais « ta différence » m’inquiétait, tout comme elle angoissait ta mère.

Dès que nous avons trouvé un peu d’espace pour parler de ce que nous vivions, nous avons surtout parlé de nos limites, de nos difficultés, de nos blessures. Mais nous ne l’avons pas fait toujours de la bonne manière. Nous avons le plus souvent décrit tes comportements, tes attitudes, tes mauvais coups, les commentaires que nous recevions de l’école et de partout. Je reconnais que j’ai grandement contribué à donner une image négative de toi. Chaque fois qu’on me demandait de parler de toi, je le faisais souvent en mettant de l’avant ce que je trouvais dur. Je ne vais pas le répéter ici, car tous les articles de ce blogue en disent déjà trop. Je veux juste reconnaître qu’en me mettant à ta place, si j’avais entendu le quart de tout ce que mon papa et ma maman on dit de moi, je vivrais probablement un grave problème d’estime personnelle. Je peux comprendre, de ton point de vue, que tout ce que j’ai pu dire et partager de ma vie avec toi puisse te paraître comme du « rabaissement ». Je peux saisir à quel point tu n’en peux plus de me voir parler de toi dans la famille ou à mes amis, et encore moins en public, comme sur ce blogue, en te pointant du doigt comme « un problème ». Je sais bien que ta blessure est profonde. Ton papa, celui qui t’a choisi, qui t’a adopté, n’a cessé de te présenter comme « un problème à corriger ». Je ne peux pas t’empêcher de ressentir cela, mais comme je le voudrais!

62IMGP1315Je ne sais pas si cela t’est possible, en ce moment, mais je voudrais que tu fasses toi aussi l’exercice de te mettre à ma place. La première chose que j’aimerais que tu retiennes, et peut-être la seule, c’est que depuis le premier moment de notre rencontre, je t’ai aimé et je n’ai jamais cessé de t’aimer toujours plus. On ne le dit jamais assez, je le sais bien, mais je te le redis ici, une fois de plus, et devant ce public qui a pu lire tout ce que j’ai écrit sur toi. Aimer ne veut pas dire être capable de tout assumer… Je suis un papa anxieux. J’ai toujours été inquiet pour toi, pour ton avenir. J’ai toujours voulu te soutenir, être là quand tu avais besoin. Je t’ai accompagné lorsque tu faisais des choix contre ma volonté. Je t’ai recueilli lorsque tu te remettais en question. Je t’ai ouvert mon coeur et j’ai pris soin du tien.

Mais je n’étais que moi-même. Ni un saint ni un surhomme. Rien que moi. J’avais choisi avant toi la femme de ma vie, celle qui a accepté après un long cheminement de devenir mère adoptive, avec tout ce qu’elle était elle aussi. Rien qu’elle. Ensemble, bien imparfaitement, nous avons été là. Nous avons cherché à comprendre. Nous avons demandé de l’aide. Nous avions besoin d’être compris dans ce que nous vivions. Pour cela, il a fallu parler de toi de telle manière que maintenant nous devons vivre avec ce sentiment que tu vis. Je te dirais bien que j’ai moi-même quelques doléances envers mes parents, mais ça ne changerait rien à ce que tu ressens à mon égard.

Alors je veux aujourd’hui te demander pardon pour le mal que je t’ai fait. Je t’ai mal-aimé, en opposition au titre de cette lettre. Je t’ai mal-aimé parce que je suis incomplet, imparfait, un peu névrosé et souvent tourmenté par mes propres démons intérieurs. Je suis ce que je suis, le père que tu as eu. Je me présente aujourd’hui à toi comme un être démuni, mendiant de ton pardon.

Une demande qui fait du bien

Je n’ai pas eu l’occasion si souvent d’être parrain. Dans ma famille, certains accumulent ces rôles auprès de plusieurs enfants, parfois jusqu’à six, huit fois! Bon, je l’ai quand même été quatre fois: pour ma soeur Hélène, alors que j’avais 14 ans; pour Alexandra, la première fille de mon frère Nicolas; pour le fils d’un ami dont le lien s’est rompu trop tôt pour demeurer dans sa vie, malheureusement; et enfin pour ma première petite-fille Mélodie. Les trois premiers sont aujourd’hui des adultes et n’ont plus guère besoin d’un parrain… En fait, je ne sais pas trop, je ne peux pas le dire à leur place.

En ce qui me concerne, même si mes grandes filleules sont devenues adultes et qu’elles se débrouillent bien, je garde pour elles un attachement singulier, c’est plus fort que moi. Il ne m’arrive pas une seule fois de rencontrer l’une ou l’autre sans que quelque chose ne vienne me rappeler que j’ai ce lien mystérieux avec elles. J’appellerais cela une sorte de sollicitude, une attention qui traverse le temps, un souci de savoir qu’elles vont bien. En acceptant d’être leur parrain, je savais que je devais être prêt, s’il le fallait, à me rendre disponible pour elles. À part quelques petites interventions bien insignifiantes, la vie ne m’a rien demandé de plus que de me faire proche, même à distance, et de leur garder ma sollicitude bien vivante.

Une autre fois…

Récemment, au « shower » de ma nouvelle nièce, sa grand-maman me demandait si j’avais été surpris d’avoir été demandé comme parrain. J’ai hésité à répondre. Pour comprendre mon hésitation, je dois vous renseigner quelque peu sur le contexte. Avec mon épouse, nous sommes parents de cinq enfants adoptés. Les deux derniers nous ont été confiés par l’entremise de deux associations apparentées appelées Emmanuel (voir Emmanuel France et Emmanuel Québec). À la suite de notre retour au Québec, en 2003, avec notre petit François, trisomique 21 d’origine africaine, nous avons appris à connaître notre nouvelle belle-soeur. Celle-ci s’était montrée sensible à la différence de notre fils, car elle a une soeur présentant une déficience intellectuelle. Tout comme Céline, ma femme, ma belle-soeur n’a jamais pu être enceinte. Avec mon frère, elle caressait le désir de pouvoir adopter un enfant. François leur est apparu comme un être unique, une véritable boule d’amour. L’adoption d’un enfant présentant une trisomie 21 est devenue pour eux d’abord une possibilité, puis un projet. Grâce à Emmanuel, ils ont pu adopter un petit garçon qui a maintenant quatre ans. On peut dire qu’il respire l’amour à pleins poumons! Et le couple attendait depuis belle lurette l’appel d’Emmanuel pour un nouvel enfant. À leur âge, ils s’étaient donné certains critères, mais avec le temps qui passe, ils commençaient peut-être à envisager qu’il n’y aurait pas de suite. Voici que cet automne, ils ont reçu le coup de fil qui chavire le coeur, à vie! Un bébé naissant, une petite fille, porteuse de la trisomie 21 et « sauvée » grâce à sa gémellité, exactement comme notre François…

Nous avons été parmi les premiers à nous réjouir avec eux de cette nouvelle. Quand on est « parent adoptant », on vit par empathie tout ce que le couple devra traverser. L’attente est la pire des tortures, car il ne suffit pas de recevoir la nouvelle d’un enfant pour nous. La plupart du temps, il y a un délai administratif, d’abord frustrant, qui finit par mettre en colère! Mais tout cela se répare généralement lorsque l’enfant est enfin dans les bras de son parent pour la première fois. Bref, mon frère et ma belle-soeur ont enfin accueilli cette petite merveille depuis quelques semaines. J’avais osé, dans la période d’attente, tendre une perche à mon frère: « Pensez à nous parmi votre liste de parrains-marraines! » Au fond, j’avais l’intuition que la perche n’avait pas besoin d’être tendue. Le lien que nous avons avec ce couple et l’amitié qui s’est développée au cours des années avec mon frère me permettait cet espoir. Alors « surpris »? Non, mais avec la grand-mère, le mot juste n’est pas venu à mes lèvres. Je crois que j’aurais dû tout simplement lui répondre: « ça fait du bien ».

Le début d’une relation fidèle

filleuleOui, du bien! Je serai donc parrain de nouveau, avec ma femme pour m’épauler et pour « doubler » la très jeune marraine choisie, une autre de mes nièces qui a une probabilité d’un plus long parcours de vie avec sa première filleule. Pour elle comme pour moi, je crois que le véritable sentiment qui vient avec « les honneurs » serait celui qui prend source dans la reconnaissance. Être reconnu, ça ne peut que faire du bien. Car bien avant d’être une responsabilité, c’est un geste de reconnaissance de la part des parents. Parmi tous les possibles, c’est mon nom qui a été tiré du sac, non pas au hasard, mais après mûre réflexion. De la part de mon frère et de ma belle-soeur, c’est comme si j’entendais de leur bouche : « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (cf. Isaïe 43, 4) C’est presque déjà le baptême!

Être reconnu, c’est aussi le premier moment d’un mouvement qui va jusqu’à l’action de grâce. Et mon action de grâce, en ce jour, la voici…

Je te rends grâce, Père, pour la vie de cette petite chose toute fragile que j’ai tenue dans mes bras comme un trésor précieux. Je te dis merci d’avoir inventé une telle astuce pour qu’elle puisse naître, en permettant qu’elle cohabite aux jours de son engendrement avec une soeur qu’elle ne connaîtra jamais. Je te dis merci de l’avoir préparée pour mon frère et ma belle-soeur, comme un projet confié qu’il leur reviendra d’accomplir selon ton désir. Je te rends grâce pour ta confiance, à travers eux, que Céline et moi sommes capables d’ouvrir à nouveau notre coeur, non plus pour un enfant à nous, mais pour aimer celle-là d’une manière particulière. Et je te demande de nous soutenir, de me tenir la main pour ne pas faillir, afin que je puisse à jamais lui réserver ma plus tendre sollicitude. Et par dessus-tout, comme elle sera pour toujours une personne au coeur d’enfant, je te demande de rendre sa vie féconde, comme tu le fais pour tous tes préférés, et ainsi, en faisant se tourner les coeurs vers elle, pour être touchés par elle, qu’à travers elle ces êtres en viennent à croire que ta toute-puissance divine n’est rien d’autre que l’amour fou qui nous embrase, comme lorsque nous tenons dans nos bras, pour quelques instants, un être si vulnérable. N’est-ce pas ce que tu nous donnes de vivre encore et encore à chaque Noël, quand nous célébrons la mémoire de ce petit être divin posé sur la paille, ton propre Fils confié à l’humanité?

Pourquoi? Pour quoi?

Quand notre fils nous a appris sa naissance, au lendemain de cette fin de soirée du 21 septembre 2013, je me suis réjoui comme n’importe quel grand-papa l’aurait fait. Aurélie était née. Notre fils nous a raconté les circonstances, comme n’importe quel bon fils. Il a gardé un « détail » pour la fin: la gynécologue est quasi certaine qu’Aurélie présente une trisomie 21. Silence. Et puis la surprise. Et la joie. Trisomie 21, et alors?

Un trisomique, ça pimente la vie!

Un trisomique, ça pimente la vie!

Notre fils Steve est un jumeau. Nous l’avons adopté lui et son frère alors qu’ils avaient 2 ans et 8 mois. Après eux, nous avons adopté trois autres garçons, tous avec des « particularités ». Christian, un Roumain avec un handicap physique, un fonctionnement intellectuel déficient et une santé mentale fragile; François, lui-même jumeau, adopté seul à 5 mois car il présentait lui aussi une trisomie 21; et Xavier, deuxième enfant d’une mère déclarée incapable parentale, avec des séquelles de négligence dans les premiers mois de sa vie, accueilli chez nous à 16 mois. Steve et sa conjointe Annie avaient déjà trois beaux enfants avant le début de cette grossesse. À 26 ans, Annie ne fait pas partie des femmes à risque et n’a donc pas été « investie » pour subir les tests qui sont devenus systématiques dès qu’une femme est enceinte à 30 ans et plus. Mais la nature joue des tours! Aurélie est apparue avec son minois de triso classique.

Pourquoi?

Steve n’a cessé de nous dire et nous redire, en crescendo comme dans le Boléro de Ravel, qu’il était content de sa petite fille, qu’il était content de sa trisomie 21. Annie n’a pas eu de réaction catastrophique non plus. Son souci premier était le regard des autres. Comment sa petite Aurélie vivrait ce regard, surtout des autres enfants. Ce fut donc une surprise, sans pourquoi.

Pourquoi est la première question qui vient à l’esprit des parents « normaux » devant l’arrivée d’un cadeau « mal emballé » par la nature. Tous les couples qui mettent au monde un bébé qui présente une ou des particularités, génétiques ou non, se la posent constamment: Pourquoi? Et vient ensuite les autres questions, plus ravageuses: Pourquoi cela arrive à nous? Qu’avons-nous fait pour mériter cela? Et ce sont des questions qui étouffent la joie de la naissance. L’enfant naît et est accueilli avec des questions plutôt que dans le bonheur. Oh! Le bonheur finit généralement par venir aussi, car ces petits coeurs savent charmer et gagner même les plus endurcis. Il suffit simplement de demeurer avec eux, quelques jours, quelques semaines, et puis voilà. La joie succède au malheur.

Dans le cas de Steve et Annie, pas de pourquoi. Juste de la joie. Et pour nous, grands-parents, une joie supérieure, car notre François va pouvoir montrer le chemin à sa nièce, le chemin d’une vie normale avec une différence.

Pour quoi?

Notre état fébrile nous donnait envie de partir immédiatement pour aller à la rencontre de notre petite-fille, de ses soeurs et son frère, et bien sûr de leurs parents. En êtres raisonnables, nous nous sommes retenus. Cela viendrait en son temps, car les 500 km qui nous séparent exigent une certaine préparation… Mais voilà qu’un appel survient, à midi le vendredi. Notre fils en larmes cherche à expliquer à sa mère ce qui se passe. Elle décode… Problème au coeur. Il n’est pas séparé en deux. Une valve ne se referme pas. Elle est aux soins intensifs. Misère! Nous finissons par comprendre qu’elle n’a qu’un seul ventricule. C’est une situation relativement fréquente, peut-on comprendre lorsqu’on cherche un peu sur l’internet. Mais cette valve qui ne se referme pas est plus inquiétante pour le moment. C’est la valve qui donne sur l’aorte, donc l’artère principale. Le sang vicié se mélange à celui qui est purifié. Nous appelons nos familles, nos amis, même une communauté Facebook à se mettre en communion avec Aurélie pour la soutenir. Un tourbillon d’ondes positives et de prières se met en branle.

Samedi matin, ma femme revient de sa marche et me dit: « Si je trouve une solution pour les enfants, on monte tous les deux aller-retour? » Je dis oui sans hésiter. Elle trouve rapidement une solution. Nous partons. Après un certain flottement sur place, à l’Hôpital de Montréal pour enfants, car on ne trouve plus les parents, nous parlons à une infirmière qui accepte malgré le protocole de nous dire tout ce qui se passe. Nous entendons cette version plus technique et nous sommes mieux rassurés. Steve et Annie nous rejoignent et obtiennent que nous puissions passer quelques minutes avec Aurélie. Un si petit bébé. Une merveille. Son état et ses nombreux tubes et fils nous rappellent les nombreuses hospitalisations avec nos propres enfants, François surtout, qui a passé plus de cinq semaines au total aux soins intensifs.

C'est qui cette dame? Bonjour Mamie!

C’est qui cette dame? Bonjour Mamie!

Quand j’écris ces lignes, la situation est inchangée. Les trois échographies du coeur n’indiquent toujours pas que la valve se referme naturellement. L’équipe médicale préfère attendre un peu. Aurélie est née deux semaines avant terme, c’est sans doute une question de temps pour que la valve prenne sa fonction. Rien n’altère notre confiance, car une conviction nous habite: cette vie-là n’est pas pour rien. Elle a un sens, comme toutes les vies humaines.

Ce que nous savons par expérience, c’est que les personnes qui présentent des différences, surtout dans leur intelligence, ont de tout temps marqué les sociétés. Pendant des siècles, on les a le plus souvent mis au rancart, cachés dans les placards, à l’abri des regards. Mais on ne compte plus les histoires vraies qui ont donné naissance à des récits mettant au centre ces personnes d’abord comme les méprisés ou les bouc-émissaires qui peuvent devenir des vecteurs de changement et d’humanisation.

Ayant vécu dans deux communautés de l’Arche, en France et à Montréal, j’ai acquis cette certitude que « le plus petit » est celui qui a le plus grand pouvoir. Lorsque tous les yeux se tournent vers le petit, quelque chose se passe. Le petit peut s’y prendre de diverses manières. Il peut jouer, pleurer, crier. Il peut souffrir, mendier, mourir. Chaque fois qu’un petit ou une petite fait se tourner les regards vers lui ou elle, un peu d’humanité peut commencer à surgir. Elle est toute là, la fécondité des petits…

Je ne sais pas « pour quoi » Aurélie est venue en ce monde, maintenant, dans la famille de mon fils, dans ma famille. Je n’arrive pas à cesser de me réjouir et de rendre grâce pour cette vie qui sera protégée et aimée dans ce cadre précis alors que le monde se montre généralement hostile à l’endroit de ces petits êtres qu’on préfère souvent ne pas laisser naître. Et pourtant, je me répète, chaque vie porte en elle sa propre fécondité. Chaque vie humaine est porteuse d’une mission, d’un projet à accomplir. Dieu a fait les choses ainsi.

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Deux trisomiques 21 qui accueilleront Aurélie dans leur cercle!

Avec son oncle François et son petit-cousin Yohan, Aurélie viendra agrandir le cercle de nos « tricomiques 21 ». Mon frère et ma belle-soeur sont aussi heureux que nous le sommes à cette idée. Vraiment, ce ne sont pas nos enfants, mais plutôt nous-mêmes qui sommes un peu « gogols ». Que voulez-vous, quand on a goûté à l’amour de ces êtres magiques, on sait… On sait que sans eux, le monde ne serait plus pareil. Il serait froid comme l’hiver.

Pour vous prouver ce que j’avance, je vous fais ce petit cadeau en terminant. Imaginez un monde où ceci n’existerait pas… Mon neveu Yohan avec sa maman, sur scène: